— L’Élisabeth est au bassin de radoub...

 — J’ai d’autres unités en toute propriété ou en partie. Si les choses se précipitaient, le mieux serait peut-être de l’embarquer à Granville, chez mon ami Vaumartin, pour la faire passer à Jersey d’où il lui serait facile de regagner l’Angleterre. Voilà ! J’ai répondu à toutes tes questions, alors parlons d’autre chose ! Béline veut nous quitter à ce que l’on m’a dit ?

Ce fut Élisabeth qui répondit :

 — Oui. Elle estime ne plus être d’une grande utilité ici. En outre, chez Tante Rose, elle a entendu parler de sœur Marie-Gabrielle dont vous savez tous qu’elle a rallié, à Valognes, Mme Ambroisine du Mesnildot de Tourville qui est en train de racheter l’ancien couvent des Capucins pour y regrouper les Dames Bénédictines de Notre-Dame-de-Protection dispersées par la Révolution. Béline voudrait se joindre à elles.

 — Elles étaient surtout enseignantes, et notre Béline n’est pas un puits de science...

 — Pour le moment, les sœurs se consacrent surtout aux soins des malades, ce qui était leur seconde vocation et c’est ce qui attire Béline. Évidemment, elle aurait préféré les Filles de la Charité dont l’origine était toujours plus modeste, mais celles-ci ne sont pas encore rassemblées faute d’un logis. Alors, au moins en attendant... Qu’en pensez-vous ?

 — Et vous, les enfants ?

 — On aura de la peine, soupira Adam, mais on est grands maintenant et si ça peut rendre Béline heureuse...

Guillaume eut pour son fils un sourire à la fois amusé et affectueux :

 — La cause est entendue ! Je parlerai à Béline et, plus tard, je verrai la Mère Supérieure. Notre Béline n’entrera pas chez elle sans dot... Je ne veux pas qu’une femme ayant donné tant d’années aux Treize Vents se sente en état d’infériorité dans son couvent...

 — Merci ! Je n’en attendais pas moins de vous, Père !

Élisabeth s’adressait à son père, sa voix était chaleureuse mais son regard ailleurs. En fait, c’était Arthur qui l’intriguait. Qu’est-ce qui pouvait bien passer par la tête du garçon pour qu’il tînt tellement à voir partir sa sœur ? Jusqu’à ce jour, il semblait pourtant heureux de sa présence, ne se gênant pas pour traiter le ducal fiancé d’« irrécupérable imbécile » ou de « pantin de salon ». Et voilà que tout à coup il se souciait de ce qu’il pensait ? Confondant, en vérité ! Elle grillait d’envie de le questionner mais, devinant qu’il s’échapperait, la fine mouche choisit un joli chemin détourné : en sortant de table, elle le prit par le bras pour l’entraîner au salon tout en lui demandant avec enjouement si un peu de musique lui ferait plaisir. Elle savait qu’il aimait beaucoup l’entendre jouer.

 — Les départs me rendent toujours mélancolique, dit-elle. Et puis le temps est tellement triste aujourd’hui ! Il me semble qu’un peu de Mozart est tout indiqué...

Il se laissa emmener. Saurait-il jamais lui refuser quelque chose ? Elle était pour lui plus qu’une sœur, le cœur vivant de la maison, son amie chère et infiniment précieuse...

Élisabeth avait raison : il faisait triste, même dans le salon dont les nuances de vert prenaient un air glauque. Le jour gris, méticuleusement découpé par les petits carreaux des fenêtres immenses, tombait dessus comme une cendre. Élisabeth alla s’asseoir au clavecin dont les tons d’or passé et le décor fleuri réchauffaient l’atmosphère au moins autant que le feu allumé dans la cheminée. Dans leurs pots, les jacinthes commençaient à défleurir.

Elisabeth n’était pas une grande musicienne mais elle jouait agréablement. Elle interpréta d’abord un petit menuet puis, tout en fredonnant les paroles, l’air d’Aminta du Roi pasteur :

Je l’aimerai toujours


Fidèle époux et fidèle amant


pour vous seul je soupirerai.


En un si tendre et doux objet,


Je trouverai la joie,


le plaisir, la paix...

Le choix n’était pas innocent. C’était l’un des airs que Lorna affectionnait. Plusieurs fois tandis que la neige emprisonnait la maison, elle l’avait chanté de sa belle voix veloutée mais jamais loin des oreilles de Guillaume.

 — Joue autre chose ! émit Arthur. C’est très beau mais on l’a beaucoup entendu ces derniers temps...

 — Préfères-tu :

Mon cœur soupire,


La nuit et le jour


Qui peut me dire


Si c’est d’amour...

 — Pas davantage ! Pourquoi tiens-tu tellement au répertoire de ma sœur ? Chante autre chose !

 — Et toi ? riposta la jeune fille, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’elle s’en aille si vite ? Tu ne l’aimes plus ? Allons, Arthur, réponds-moi ! Il y a quelque chose qui ne va pas : je le sens !

 — Il y a... qu’on va recommencer à se battre, qu’elle doit se marier et qu’elle n’a rien à faire ici. Il y a... que tu ne supporterais pas qu’elle s’attarde trop chez nous, que tu en souffrirais et moi je ne peux pas accepter l’idée de te savoir malheureuse. Je ne l’accepterai jamais...

Émue, tout à coup, Élisabeth se leva, vint à son jeune frère et l’entoura de ses bras. Peu démonstrative sauf dans la colère, elle n’était pas coutumière de ces gestes de tendresse. Pour lui c’était la toute première fois et, comme il était presque aussi grand qu’elle, il put voir qu’elle avait les larmes aux yeux. Cependant, elle s’efforça de cacher son émotion sous une plaisanterie :

 — Quelle découverte ! Notre flegmatique sir Arthur ne viendrait-il pas de laisser entendre qu’il aime sa sœur ?

 — Je ne laisse rien entendre du tout ! Tu es ce que j’ai de plus cher au monde et c’est sans doute pour ça que je n’aime plus autant Lorna...

Dans la bibliothèque où il causait en fumant avec François, Guillaume, lui aussi, avait entendu la musique. Elle lui rappela quel plaisir secret il éprouvait lorsque sa belle nièce chantait en posant sur lui la caresse de ses yeux dorés... Quelle stupidité de n’avoir pas senti alors que la magicienne commençait à l’envelopper de sa séduction ? Et quel gâchis maintenant qu’il avait goûté au philtre empoisonné ! Où trouver le courage de ne pas en réclamer davantage ?

Cette nuit-là, il ne put trouver le sommeil. Enfermé chez lui, il tourna en rond comme un animal captif sans qu’un instant d’apaisement lui fût accordé. Il se haïssait lui-même parce que son cœur allait vers Rose avec l’angoisse qu’elle pût un jour accepter François, néanmoins c’était Lorna que son corps réclamait. Il se faisait l’effet de l’âne de Buridan qui, faute de démêler s’il avait plus faim que soif, se laissa mourir à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau. Et c’était une situation intolérable, dégradante, qui exigeait de lui une décision rapide.

Seulement c’était plus facile à décréter qu’à exécuter ! Surtout par une nuit pareille ! En effet, depuis la fin du jour, un noroît féroce bouleversait le paysage, frappant de plein fouet la Pernelle, ses toits et sa chevelure d’arbres. Ses hurlements auxquels se joignaient les coups de boutoir de la mer en furie répondaient trop bien à sa tempête intérieure parce qu’ils lui rappelaient l’orage de l’autre nuit et ses voluptueuses conséquences. Quel plus doux refuge quand souffle l’ouragan que le corps soyeux d’une femme au creux tiède d’un lit dévasté ?...

L’évocation devint tellement intolérable que Tremaine, pour y échapper, choisit de s’assommer : il alla chercher une bouteille de rhum et la vida jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à ce qu’enfin l’alcool le terrasse...

Il ronflait à faire tomber les murs quand, bien avant l’aube, Potentin qui lui non plus n’avait pas fermé l’œil descendit pour boire un peu de lait et l’entendit. Il lui suffit d’entrer dans la bibliothèque pour comprendre ce qui s’était passé : la pièce empestait le rhum et le flacon avait roulé à terre.

Le vieil homme savait depuis longtemps comment soigner ce genre d’accident, bien qu’il y eût plus de dix ans qu’il n’était advenu à Tremaine. Seulement il fallait agir vite : pas question que les enfants voient leur père dans cette situation ! Laissant les choses en l’état, il alla chercher Clémence pour qu’elle prépare du café très fort. Pendant ce temps-là, il tira Guillaume du fauteuil où il était effondré, traîna non sans peine ce grand corps jusqu’au vestibule où il lui jeta un seau d’eau à la figure. Ce qui eut l’avantage de ressusciter suffisamment Guillaume pour qu’il fût possible, en dépit de ses protestations pâteuses d’ivrogne, de l’emmener enfin à la cuisine où, avec le secours de Mme Bellec, il l’installa devant le feu pour l’obliger à ingurgiter du café salé dont l’effet se révéla miraculeux. Une demi-heure après avoir été sorti de son cabinet de travail, Tremaine retrouvait suffisamment de lucidité pour gagner sa chambre, suivi de Potentin qui l’aida à ôter ses vêtements trempés.

Plutôt penaud, et d’autant plus hargneux, le maître des Treize Vents évitait de son mieux le regard pénétrant de Potentin, mais celui-ci avait quelque chose à dire et n’entendait pas le ravaler :

 — Si vous ne prenez pas la décision tout de suite, vous ne la prendrez jamais et toute la maisonnée va en pâtir. Vous le savez bien d’ailleurs, sinon vous ne vous seriez pas arrangé comme voilà. Quand une dent vous fait mal, il faut l’arracher. On se sent tellement léger après !

 — Hum ! grogna Guillaume en se glissant dans son lit pour se reposer un peu. Tu as sûrement raison ! Laisse-moi dormir deux heures ! Pendant ce temps-là tu préviendras M. Niel que je le conduirai moi-même à la diligence de Valognes.

Vu le mauvais temps, en effet, François avait renoncé à son premier projet d’embarquer à Cherbourg. C’était, de beaucoup, le chemin le plus court pour rentrer en Angleterre à condition de trouver un capitaine assez fou pour affronter des vents à ne pas pouvoir hisser le moindre bout de toile. En conséquence, le Canadien choisit de repartir par Paris où il ferait quelques achats avant de gagner Calais.