— Vous n’êtes pas un peu folle ?

 — De vous ? Oui, je le suis... Mais comment pouvez-vous être à ce point borné ? Si nous revenons ensemble aux Treize Vents, nous allons à la catastrophe parce que dès ce soir vous serez dans mon lit ou moi dans le vôtre et que tout le monde le saura...

 — Vous êtes bien sûre de vous !

 — Et de vous plus encore ! Oseriez-vous jurer qu’à cette minute même vous ne me désirez pas autant que je vous désire ? Vous voyez bien ! conclut-elle en le voyant détourner les yeux... Croyez-moi, allez-vous-en l’âme en paix. Songez seulement qu’en me séparant ainsi de vous pour quelques jours je ne fais rien d’autre que préparer notre prochaine nuit d’amour. Je l’attendrai avec impatience comme vous l’attendrez vous-même... Car cette nuit, je la veux !

La petite flamme qui dansait dans les beaux yeux changeants le défiait, mais il en était déjà captif et rendit les armes. Il vint à elle et la fit lever pour enfouir son visage dans la masse des cheveux parfumés juste au creux tendre du cou...

 — Et si je n’avais pas envie d’attendre aussi longtemps ?

Elle eut un petit cri de joie un peu rauque qui ressemblait à un sanglot ou à un râle.

 — Viens ! chuchota-t-elle. Viens vite !

Guillaume repartit une heure après. Seul.




Ainsi, tout recommençait...

Tandis que la légère voiture, assez solidement construite cependant pour se jouer des ornières, dévorait le chemin qui le ramenait chez lui, Guillaume s’attachait à tenir fermement à distance remords et scrupules pour goûter plus intensément la joie barbare de la conquête : celle du mâle qui marque de sa griffe la plus belle femelle du troupeau, celle dont il sentait dans ses entrailles qu’elle était créée pour lui. Et puis qu’elle fût la fille de Richard ne faisait, à tout prendre, qu’ajouter le piment d’une sorte de vengeance dont il espérait bien que, là où il était, le traître de l’anse au Foulon pouvait apprécier tout le raffinement : avoir la fille après avoir eu l’épouse, quel triomphe !

Pourtant Tremaine gardait assez de lucidité pour admettre que ce n’était pas du tout la même chose : il avait aimé Marie avec passion, une passion où il s’investissait corps et âme. Elle était l’unique, la bien-aimée, et Lorna ne pourrait jamais la remplacer. Ce qui l’attirait vers elle était uniquement charnel et ne pouvait porter le nom d’amour. Même au plus fort du délire qu’elle avait suscité en lui, il n’avait pu se résoudre à dire « je t’aime ». Et c’était naturel puisque son cœur ne lui soufflait pas ces mots qui comptent parmi les plus beaux du monde. Elle, pourtant, les avait dits, espérant sans doute un écho qui ne vint pas, qui ne viendrait peut-être jamais.

Guillaume reconnaissait néanmoins que s’arracher aux bras de la sirène représentait une espèce d’exploit. Ce corps splendide dont la seule évocation lui mettait le sang à la tête, la sueur aux mains, était doué d’une sorte de magnétisme secret que la possession, si meurtrière cependant lorsque le cœur n’est pas en cause, ne parvenait pas à trancher. Tout au contraire, il vivifiait le désir. D’autant que la jeune femme s’entendait à en éterniser les sensations...

A y bien réfléchir, cette science peu courante chez une « demoiselle » de la haute société pouvait surprendre, même en pleine folie. Que Lorna ne fût plus vierge n’était guère étonnant : son épanouissement révélait une femme plus qu’une jeune fille. Un autre homme, certainement, l’avait eue en sa fleur mais cela n’expliquait pas un art des caresses évoquant bien davantage une bayadère hindoue — et sur ce chapitre Tremaine gardait quelques souvenirs ! — qu’une respectable lady. Là le champ des suppositions s’ouvrait : plusieurs amants ? Ou alors un initiateur incomparable ? Au fond c’était de peu d’importance... Néanmoins Guillaume se promit de poser un jour la question. Quelle que soit la réponse, elle ne l’atteindrait pas dans ses sentiments puisqu’ils n’y étaient pas engagés... en dépit de l’attrait que la jeune femme exerçait sur lui.

Si puissant d’ailleurs qu’à deux reprises Guillaume retint son cheval, tenté de faire demi-tour. La sagesse heureusement l’emporta et il continua, constatant d’ailleurs que sa fièvre s’apaisait à mesure que le temps et le chemin s’étiraient. Il en éprouva un soulagement, presque une délivrance, et sa hâte de retrouver la maison s’accrut. Il n’en regretta que davantage de rouler carrosse alors qu’une bonne chevauchée lui eût convenu beaucoup mieux...

Enfin ce fut la maison. Il était déjà tard et si un peu de lumière filtrait derrière les volets clos des chambres, les pièces du rez-de-chaussée étaient éteintes à l’exception de la cuisine. Guillaume en fut satisfait et se félicita d’avoir, au départ, recommandé de ne pas attendre le retour des voyageurs pour souper. C’était une sage précaution, prise d’ailleurs en toute innocence, mais à présent la seule pensée d’affronter le regard limpide de ses enfants, surtout celui de sa fille, le mettait mal à l’aise...

Comme il s’y attendait, Clémence et Potentin veillaient près du feu, mais ce soir ils n’étaient pas seuls : Kitty, occupée à repriser la dentelle d’une chemise, leur tenait compagnie. Elle se leva avec empressement à l’entrée de Guillaume.

 — Miss Lorna doit être bien fatiguée ! dit-elle. J’ai veillé à ce qu’il y ait de l’eau chaude afin qu’elle puisse prendre un bain avant de se coucher...

 — J’espère bien qu’elle dort à cette heure. Elle a désiré rester là-bas. N’ayez pas cet air ébahi, Kitty ! La maison est aussi habitable qu’elle l’était par le passé. Si je ne l’ai pas dit c’est que j’ai eu l’idée de lui en faire la surprise.

 — Là-bas ? Toute seule ?... Mais pour combien de temps ?

 — Une semaine... ou deux ! En outre, elle n’est pas seule. Vous connaissez Gilles Perrier depuis longtemps...

 — Sans doute, mais est-ce que je ne devrais pas la rejoindre ?

 — Non. Elle a été formelle à ce sujet : elle veut vivre en campagnarde et m’a demandé de lui passer ce caprice. Je vous cite ses propres paroles. Alors ne vous tourmentez pas, Kitty, et allez vous reposer ! Elle en aura vite assez. Dans une semaine j’irai la chercher. Et elle sera heureuse de retrouver le confort des Treize Vents !

Kitty n’insista pas, fit une petite révérence, prit sa chandelle et monta se coucher, suivie de près par Guillaume qui, après avoir avalé un bol de cidre chaud, se déclara rompu en ajoutant que rien n’était pire pour les reins d’un honnête homme qu’une randonnée dans une de ces « sacrées voitures qui vous secouent au point de vous faire claquer des dents ! ». Là-dessus, il jeta un bonsoir rapide et regagna sa chambre sans paraître s’apercevoir de l’attitude figée de ses deux vieux serviteurs.

C’est qu’un tel comportement était tout à fait inhabituel. Quand il lui arrivait de rentrer en pleine nuit, que ce fût d’un voyage à Paris, à Cherbourg, à Granville ou d’une simple course dans la région, Tremaine, même à moitié mort de fatigue, s’attardait toujours assez longtemps au coin de la grande cheminée qu’en bon descendant de paysans il considérait comme la véritable personnification du foyer. Il proclamait volontiers que c’était, avec sa bibliothèque, l’endroit de sa maison où il se délassait le mieux.

Potentin et Mme Bellec adoraient ces moments-là qui leur donnaient l’impression de retrouver les heureux temps de l’installation aux Treize Vents tout frais construits et d’avoir Guillaume à eux tout seuls. Comme il revenait toujours affamé, Clémence lui préparait une solide collation à laquelle Potentin et elle-même participaient volontiers. Guillaume leur donnait des nouvelles, parlait de ses affaires ou des gens qu’il avait pu rencontrer, exactement comme s’il était leur enfant et eux de vieux parents affectueux. Ce soir, rien...

D’un geste et d’un demi-sourire, il avait refusé de manger quoi que ce soit — « Un peu de mait’cidre bien chaud, Clémence, et ça ira très bien ! » — , vidé le bol d’un trait et s’était éclipsé.

Ils étaient tellement stupéfaits qu’ils restèrent un moment plantés là, de part et d’autre de la grande table, et dans un silence total ; elle son cruchon de cidre à la main, lui les bras ballants regardant la porte par laquelle il avait disparu.

 — Qu’est-ce que vous dites de ça ? émit enfin Mme Bellec. Par tous les saints du Paradis, on nous l’a changé, not’Monsieur Guillaume. Et en même pas deux jours !

 — Si vous voulez mon avis, Clémence, je n’aime pas ça. Pas du tout même ! N’empêche qu’il faut que j’en sache plus, sinon je ne fermerai pas l’œil de la nuit...

Quand Potentin entra chez lui après avoir vaguement frappé, Guillaume était en train de se déshabiller comme il le faisait habituellement. C’est-à-dire qu’il arpentait sa chambre en abandonnant ici et là les diverses pièces de son costume, formant sur le tapis une sorte d’archipel que Valentin — dont Potentin s’efforçait de faire un valet de chambre valable — ramassait au matin. Une manie contractée dans le petit palais de Jean Valette, à Porto Novo, où les domestiques pullulaient et dont il ne s’était jamais défait.

Calmement, le vieux majordome entreprit de ramasser sans paraître remarquer l’œil orageux de Tremaine.

 — Je croyais avoir dit que j’étais fatigué, grogna celui-ci. Laisse donc tout ça ! On s’en occupera demain et j’ai besoin de dormir...

 — C’est bien ce qui m’inquiète ! Fatigué, vous, pour une grosse douzaine de lieues en cabriolet ? Cela ne vous ressemble pas. Ou alors c’est que vous êtes malade...

 — Ridicule ! tonna Guillaume. J’ai envie de me coucher alors je suis malade ?... Cesse de jouer l’imbécile, Potentin ! Si tu as quelque chose à me dire, parle et qu’on en finisse !

Sans s’émouvoir, le majordome alla prendre sur le lit la chemise de nuit préparée tandis que Tremaine se débarrassait de celle du jour.