— Comme vous voudrez ! Tâchez tout de même de sortir avant Pâques ! Sinon vous finirez par sentir le renfermé !
Et, pour se calmer les nerfs, Arthur claqua vigoureusement la porte.
Il y eut enfin un jour, béni entre tous, où en arrivant à Varanville Tremaine trouva le château sens dessus dessous. En dépit d’un vent frisquet, portes et fenêtres étaient ouvertes lâchant des fumées de soufre à croire que Lucifer venait d’emménager dans l’honnête manoir normand. Au milieu de la cour, Béline brûlait un tas de vêtements, de draps et de linge divers. En le voyant surgir, elle brandit sa grande fourche en signe de bienvenue avant de se remettre à fourgonner dans son feu :
— Monsieur Alexandre est sauvé ! cria-t-elle.
Enfin, il y eut Rose elle-même, amaigrie et pâlie mais rayonnante, qui accourut vers lui dès qu’elle l’aperçut. Il sauta de cheval juste à temps pour la recevoir dans ses bras pleurant et riant de bonheur. La fièvre était tombée et désormais le docteur Annebrun répondait de la vie du jeune homme.
Un long moment, ils restèrent ainsi serrés l’un contre l’autre au point que Guillaume pouvait sentir battre le cœur de la jeune femme. Tandis qu’elle courait vers lui, le grand bonnet qui emprisonnait ses cheveux s’était envolé, libérant leur masse soyeuse où se perdaient les mains et les lèvres de Guillaume. Bouleversé, il allait peut-être en dire plus qu’il ne fallait à cet instant où Rose n’était qu’une mère tout juste sortie de l’enfer, mais, déjà, elle se dégageait et il put voir scintiller les beaux yeux verts qui avaient retrouvé tout leur joyeux éclat.
— Venez vite à la cuisine boire un bon café ! Marie est en train de sortir une fournée de brioches. Nous allons faire la fête !
Elle prit sa main pour l’entraîner et tous deux se mirent à courir comme des enfants vers la grande salle voûtée d’où s’échappait la divine odeur du beurre chaud. Marie Gohel y bourdonnait autour de son Félicien qui, incapable de rester plus longtemps exilé, était revenu de Chanteloup au petit jour poussé par l’une de ces prémonitions comme en ont parfois les vieillards. Il y eut alors une séance d’embrassades générales à laquelle cependant ne participa pas François Niel : Rose l’avait envoyé se coucher et il allait sans doute dormir jusqu’au lendemain.
— Vous n’imaginez pas tout ce qu’il a pu abattre comme travail et le dévouement avec lequel il a soigné mon Alexandre ! C’est un homme merveilleux, Guillaume, et je ne vous féliciterai jamais assez d’avoir un ami comme celui-là ! Par contre, ajouta-t-elle en ouvrant ses mains en un joli geste d’impuissance, je ne sais pas du tout comment je pourrais le remercier.
Guillaume le savait bien, lui, et il en était un peu effrayé. Fallait-il que l’amour de François pour cette jeune femme rencontrée une seule fois fût profond pour qu’il prît de tels risques ! Pourtant, ce n’était pas à lui de révéler le secret du Canadien surtout si Rose était, comme il le pensait, à cent lieues d’imaginer quels sentiments elle inspirait à cet homme calme, placide et plutôt silencieux. Cependant il fallait répondre.
— Tel que je le connais, un simple merci devrait suffire. Pourtant si, lorsque votre maison sera redevenue elle-même, vous l’invitiez à y passer quelques jours entre votre sourire et les confitures de Marie Gohel, je crois qu’il se sentirait comblé.
Mais Rose, braquant sur lui un vert regard scandalisé, lâcha :
— Vous rêvez, Guillaume ? Il y a plusieurs jours déjà que François sait que Varanville lui est désormais grand ouvert, qu’il peut y rester aussi longtemps et y revenir aussi souvent qu’il le voudra. Après ce qu’il a fait, je serais la dernière des ingrates si je ne le considérais pas comme un véritable membre de la famille. D’autant que Marie l’adore et qu’Alexandre, peu facile à séduire cependant, lui voue une véritable affection !
Aïe !... Qu’il était donc désagréable le petit pincement que Tremaine ressentit dans la région du cœur. Incapable de l’analyser clairement, il choisit de l’ignorer pour mieux y songer lorsqu’il aurait récupéré le calme de sa tanière au milieu des livres. Et il se contenta de répondre :
— Je ne sais que vous dire, Rose. Vous trouverez bien sans moi. Après tout, il se peut qu’à présent vous connaissiez François mieux que moi. Nous avons mis tant d’années à nous rejoindre...
En quittant son amie, Guillaume emportait la curieuse — et désagréable ! — impression qu’on lui avait volé quelque chose. Il se sentait mécontent de tout, de tous et de lui-même plus encore que du reste. Pas question pourtant d’en vouloir à François : il s’était lancé au secours de celle qu’il aimait sans songer un instant qu’il pouvait y laisser la vie. En effet, Pierre Annebrun doutait fortement qu’il eût jamais contracté la variole, appuyant son diagnostic sur le fait que « ça laisse toujours une trace ou deux, cette cochonnerie ! ».
Or François possédait le visage le plus rose et le plus frais qui se pût voir. Quant à Rose comment lui reprocher d’avoir été touchée par un tel dévouement ? Sans compter que le Canadien avec ses yeux bleu gentiane, son sourire affable, sa constante bonne humeur et sa silhouette vigoureuse d’homme habitué à vivre au grand air pouvait séduire une femme : « On a le même âge, songea-t-il, alors pourquoi donc ne le préférerait-elle pas à moi ? » De ses expériences passées, il avait appris qu’une fille d’Eve cachait une large part d’imprévisible et qu’un homme normalement constitué aurait toujours du mal à s’y retrouver.
Lorsqu’il arriva chez lui, il aperçut Lorna. Elle se tenait debout derrière sa fenêtre fermée, à demi cachée par le double rideau, et il sentit croître sa mauvaise humeur. Il l’avait oubliée, celle-là, et pourtant Dieu sait qu’elle lui empoisonnait la vie ! Elle était un brandon de discorde dans sa maison et aussi dans son âme : en sa présence, il était toujours partagé entre l’envie de la battre... ou de lui faire l’amour. Il lui était même arrivé de rêver qu’il faisait les deux, ce qui constituait tout de même une curieuse attitude familiale, mais sa beauté flamboyante était de celles qui ne laissent guère indifférent. Une chose était certaine, en tout cas : le jeune Brent était follement amoureux d’elle.
Arrêtant Sahib près des écuries, Tremaine s’accorda le loisir de contempler un instant son manoir enveloppé par une bruine qui ne parvenait pas à éteindre le doux éclat des pierres blondes ni l’élégance des lignes. Une belle demeure en vérité où, en dépit des convulsions extérieures et des difficultés, il avait fait bon vivre entre les enfants et les quelques amis. La paix que l’on y goûtait lui était toujours apparue d’une qualité exceptionnelle. Cette paix, il voulait la retrouver. Après tout un homme de son âge avait le droit de vivre tranquille !
— Quelles sont les nouvelles ce matin, Monsieur Guillaume ?
Il baissa les yeux, vit Daguet à la tête de son cheval, ses yeux inquiets et la grosse ride soucieuse creusée entre ses sourcils. Du coup, il eut un peu honte : au lieu de se pencher sur ses états d’âme, il aurait mieux fait de se rappeler qu’il était un messager de joie, même s’il n’en avait vraiment pas l’air. Sa figure s’éclaira d’un seul coup :
— Les meilleures du monde, mon ami ! clama-t-il en faisant passer sa jambe abîmée — elle le gênait toujours un peu par temps humide — par-dessus l’arçon de la selle. Le jeune Alexandre est tiré d’affaire et Varanville est dans la joie.
— Pas d’autres cas ? Madame la baronne va bien ?
— A merveille ! Quant à Monsieur François et à notre Béline, l’un dort et l’autre est en train de brûler tout ce que le malade a pu toucher...
Le quadrille d’enfants accourut à sa rencontre, suivi d’Élisabeth et de Potentin. La nouvelle fut saluée par des acclamations et des larmes que la jeune fille courut cacher dans sa chambre : elle avait besoin d’être seule pour mieux laver l’angoisse accumulée durant tous ces jours. Potentin émit l’idée d’arroser de vin de Champagne le menu de ce soir que très certainement Mme Bellec voudrait à la mesure de l’événement. Cela faisait d’ailleurs partie des traditions de la maison et Guillaume approuva avec un peu d’amusement : Potentin ne perdait jamais une occasion de sortir le champagne...
Guillaume revenait vers sa maison une main appuyée sur l’épaule de chacun de ses fils quand Arthur se dégagea :
— Avec votre permission, Père, je vais aller annoncer la nouvelle à ma sœur. Il est grand temps qu’elle sorte de son repaire si elle ne veut pas se couvrir de ridicule... et continuer à vous déplaire.
— Pourquoi veux-tu qu’elle m’ait déplu ? Parce qu’elle a peur ? Qui pourrait reprocher à une jolie femme de craindre pour sa beauté ? C’est une faiblesse bien naturelle !
L’étroit visage aux traits déjà affirmés et même un peu sévères du jeune garçon s’éclaira d’un faible sourire.
— Merci de votre indulgence mais, justement, Lorna n’est pas une femme à faiblesses : elle est forte au contraire, hardie, audacieuse même quand un obstacle se présente parce qu’elle ne les supporte pas. Moi il y a d’autres choses que je n’admets pas : c’est par exemple l’offense qu’elle a infligée à Victoire et à Amélie en les traitant en pestiférées. Alors, si elle ne soupe pas avec nous ce soir, moi je ne m’assiérai plus à la même table qu’elle !
Un peu suffoqué, content aussi de la détermination du gamin, Guillaume murmura seulement :
— Comme tu voudras.
Mais, alors qu’Arthur allait escalader le perron en courant, il le rappela :
— Pour faciliter tes négociations, tu peux lui dire aussi que je suis prêt à l’emmener aux Hauvenières quand elle le désirera... et que l’état des chemins le permettra...
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