— Aucun de nous ne le veut mais c’est notre devoir... et ma volonté d’accueillir ceux qui ont besoin de notre affection et de notre aide. Vous êtes la seule ici à mourir de peur.

 — La seule aussi, sans doute, qui n’ait pas droit à votre affection, ni à votre aide ! dit-elle avec une amertume qui fit sourire son interlocuteur.

 — Je ne vous permets pas d’en juger mais, si vous craignez à ce point, il existe une solution bien simple : regagnez Paris jusqu’à ce que le danger soit passé. Vous nous reviendrez ensuite... aux beaux jours !

 — C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Vous débarrasser de moi ? Je n’y suis pas encore prête. Et, je vous l’ai dit : je désire passer quelque temps aux Hauvenières.

 — Comme vous voudrez ! Je vais donner des ordres. Potentin vous conduira demain avec Kitty. Il connaît le chemin aussi bien que moi...

 — Je ne veux pas y aller avec lui. C’est vous qui devez m’y faire entrer pour la première fois. J’y tiens essentiellement.

 — Alors vous attendrez !

 — Je n’en vois pas la raison. Si votre majordome peut m’emmener, pourquoi pas vous ?

 — Parce que je ne m’éloignerai pas d’ici tant que le petit Varanville sera en danger ! Parce que je veux pouvoir me rendre là-bas chaque jour prendre des nouvelles et aider une femme qui, croyez-moi, en a beaucoup plus besoin que vous !

 — Cette fameuse Tante Rose ! ricana Lorna. Ma parole, vous en êtes tous coiffés ! Même mon Arthur ! J’aimerais savoir ce qu’elle a de si extraordinaire ?

 — Elle a que nous l’aimons tous profondément et moi plus que tous les autres peut-être ! C’est à la fois une grande dame et une femme adorable. Mieux vaut que vous ne la rencontriez pas : je ne crois pas que vous pourriez vous comprendre... Entrez !

On avait, en effet, gratté à la porte. Potentin parut, digne et imperturbable dans son habit de velours vert sapin, portant sur un petit plateau d’argent une cafetière, une tasse et un sucrier.

 — Votre café, Monsieur Guillaume !

 — Pose-le là ! fit celui-ci en désignant sa table de travail derrière laquelle il passa avant d’adresser un mince sourire d’excuse à sa nièce. Vous voudrez bien me pardonner, ma chère Lorna, mais j’ai à parler à Potentin. Nous nous reverrons au souper. Soyez certaine que je tiendrai ma promesse aussitôt qu’il me sera possible.

Force fut à la jeune femme de ravaler sa colère. Serrant plus étroitement l’écharpe bleue autour de ses épaules, elle fit une sortie de reine offensée que Guillaume salua d’une brève inclinaison du buste avant de s’installer dans son grand fauteuil de cuir noir et devant la tasse que Potentin remplissait avec des gestes d’officiant à l’autel.

Poussant un soupir de soulagement, il porta la tasse à ses lèvres emplit sa bouche d’une voluptueuse gorgée, leva délicatement un sourcil surpris, but de nouveau, posa une main sur la cafetière et finalement offrit à son vieux majordome un sourire sardonique.

 — Je ne savais pas que le chemin était si long de la cuisine à ici. On ne peut pas dire qu’il soit brûlant, ce café.

 — Il l’était lorsque Clémence l’a versé, dit Potentin sans se démonter, et la cuisine n’a pas reculé au fond du parc. Seulement, quand il fait mauvais temps quelque part, il est prudent d’attendre que l’orage se calme.

 — D’attendre... derrière la porte ?

 — Par exemple...

 — Tu as... tout entendu ?

 — Je crois.

 — Et tu penses ?

 — Que plus tôt Miss Tremayne aura quitté les Treize Vents, mieux cela vaudra pour tout le monde. Il y a ici quelqu’un qui ne veut pas d’elle...

 — Élisabeth ? Il y a longtemps que je le sais.

 — Non. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’est plus de ce monde. Une âme en peine...

 — Tu es fou, je pense ? fit Tremaine qui cependant pâlit. Tu n’espères pas me faire croire aux fantômes ?

 — A celui-là, si ! Interrogez Clémence si vous ne me croyez pas. Elle vous dira comme moi que Madame Agnès est revenue dans cette maison qu’elle voulait garder à n’importe quel prix.

 — Vraiment ? Et... quand s’est-elle manifestée ?

 — Le soir de Noël, dans la nuit qui a suivi l’arrivée de Miss Tremayne... et puis ici même il y a un instant...

 — Je n’ai rien vu, rien entendu...

 — Oh si ! Qui, selon vous, était la femme au longs cheveux noirs de son cauchemar ? Madame Agnès veut qu’elle s’en aille et cette maison ne connaîtra pas la paix tant qu’elle y sera.

 — Vous divaguez, toi et Clémence ! Si ce que tu dis est vrai, elle devrait s’en prendre aussi à Arthur.

 — Ce n’est pas du tout la même chose. Là où est Madame Agnès, on doit pouvoir faire la différence entre un orphelin menacé et une intrigante...

 — Potentin ! gronda Guillaume. Tu ne crois pas que tu dépasses les bornes ?

 — Je vous ai toujours dit la vérité et je continuerai même si elle ne vous plaît pas. Pour en finir avec Arthur, souvenez-vous qu’il a sauvé Adam et manqué en mourir... Ça compte pour une mère !

Estimant qu’il en avait dit suffisamment comme cela, Potentin ramassa son plateau et s’en alla.

Les jours qui suivirent furent difficiles, tendus. Délivrés de la neige, les gens des Treize Vents n’en continuèrent pas moins à se comporter comme les habitants d’une ville assiégée. Cette fois, l’assiégeant c’était l’angoisse d’apprendre une mauvaise nouvelle et aussi la peur sournoise de voir le mal frapper l’un d’entre eux. Pourtant, chaque matin, Guillaume sellait lui-même Sahib et galopait jusqu’à Varanville talonné par la terreur de trouver Rose en larmes et la maison en deuil ; se rassurant seulement quand il la voyait ouvrir une fenêtre du premier étage attirée qu’elle était par le bruit allègre des sabots du cheval. Elle ne permettait pas, en effet, qu’il entrât dans le château et c’était de cette hauteur qu’elle lui expliquait les derniers développements de la nuit. Hélas, l’état du malade ne s’améliorait pas. Les maux de tête torturaient le jeune homme ravagé par une fièvre violente et si l’éruption s’était produite, les pustules, peu nombreuses sur le visage, se rattrapaient sur le corps que François Niel et Béline baignaient chaque jour dans l’espoir de faire tomber la fièvre. Pierre Annebrun, acharné à sauver le jeune homme, passait à Varanville tout le temps qu’il ne consacrait pas à ses autres malades, se lavant à fond et changeant de vêtements dès qu’il quittait le château. Aussi, les retours de Tremaine étaient-ils presque aussi tristes que les allers...

Quand il rentrait, il s’enfermait chez lui, incapable de soutenir le regard implorant d’Élisabeth. Les liens entre elle et Alexandre étaient trop étroits pour qu’il ne devinât pas ce que sa fille endurait bien qu’elle mît un point d’honneur à le cacher afin de protéger de l’anxiété et du chagrin, aussi longtemps qu’il serait possible, les deux petites filles dont elle s’occupait presque constamment.

Adam, bien sûr, était aux petits soins pour la petite Amélie et Arthur faisait de son mieux pour s’intéresser aux poupées de Victoire — elle en avait apporté trois — et à ses « histoires de fille ». De ce fait, les petites Varanville ne souffraient pas trop de leur exil. D’abord elles aimaient toutes deux les Treize Vents et leurs habitants et puis, sur la prière de Guillaume, Jeremiah Brent les acceptait durant les heures de cours en adaptant bien sûr son enseignement à leur âge et à leurs capacités. Toutes deux, par exemple, trouvaient très amusant d’apprendre l’anglais avec Arthur comme répétiteur...

Seule, au milieu de ce concours de bonne volonté, Lorna vivait à l’écart. D’autant plus maussade qu’au fond elle se reprochait une peur qu’elle ne parvenait pas à vaincre, elle ne quittait pas sa chambre où Kitty lui montait ses repas, bien décidée à n’en sortir que lorsque tout risque de contagion serait effacé. D’autant plus furieuse, bien entendu, que pas une seule fois Guillaume ne vint frapper à sa porte. Le maître des Treize Vents trouvait même un plaisir pervers à lui laisser ignorer qu’il ne franchissait jamais le seuil de Varanville.

Celui qui vint, au bout du cinquième jour, ce fut Arthur. Profondément mortifié par l’attitude de sa sœur, il ne lui cacha pas sa façon de penser :

 — Je ne vous aurais jamais crue aussi lâche ! De quoi avons-nous l’air ? Mère doit avoir affreusement honte de vous !

 — Jusqu’au jour de sa mort, Mère a conservé le teint le plus pur qui soit et là où elle est, elle n’a rien à craindre des atteintes de la variole. De toute façon je suis certaine qu’elle aurait eu aussi peur que moi mais qu’est-ce qu’un gamin comme vous peut comprendre aux raisons d’une jeune femme dont la beauté est la plus grande richesse ?

 — Pas grand-chose peut-être si ce n’est qu’Élisabeth est nettement plus jeune que vous... et presque aussi belle, pourtant elle ne se réfugie pas dans ses armoires. En vérité Lorna je ne vous comprends pas ? Il vous était facile de vous éloigner et...

 — J’ai suffisamment entendu ce genre de refrain, Arthur ! Alors je vous en prie ne l’entonnez pas à votre tour ! s’écria la jeune femme hors d’elle. Il semble que la seule préoccupation des gens d’ici soit de me jeter dehors... même vous ! Je croyais que vous m’aimiez ?

Ému par la petite fêlure qu’il crut discerner dans la voix de sa sœur, il eut un élan vers elle mais elle se réfugia derrière un fauteuil. Le côté puéril de cette retraite le fit sourire.

 — Vous savez bien que je vous aime. J’ai été infiniment heureux de votre arrivée et je n’ai d’autre désir que de vous voir heureuse mais...

 — Alors, laissez-moi mener ma vie comme je l’entends ! Moi aussi je vous aime... mais nous nous embrasserons plus tard !