— Bravo ! C’était très bien et je suis fier de toi... bien que je sache parfaitement pourquoi tu serais si désolée qu’elle tombe malade. Difficile de souhaiter bon voyage à une agonisante, n’est-ce pas ?

Élisabeth rougit mais se mit à rire et donna une petite tape sur la main de son père :

 — Dieu que vous êtes insupportable, Papa, avec votre manie de toujours chercher des sous-entendus !

 — Je n’ai pas raison ?

 — Si, bien sûr !... mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Sérieusement : combien de temps pensez-vous que nous allons la garder ?

 — Tu ne l’aimes vraiment pas, hein ?

 — Non, je le regrette ! Vous savez comme il m’est difficile de revenir sur ma première impression et hier, elle a été détestable. J’espère que je ne vous fais pas de peine, ajouta-t-elle avec un petit sourire contrit.

 — Aucune. Moi aussi je souhaite son départ. Je crois pourtant qu’il va nous falloir un peu de patience. Elle désire que je la conduise à la maison qui était celle de sa mère près de Port-Bail.

 — Mais... est-ce qu’elle n’appartient pas à Arthur maintenant ?

 — Oui, mais elle veut la voir. Une espèce de pèlerinage en quelque sorte ! Tu dois comprendre qu’il m’est impossible de le lui refuser...

 — Quand pensez-vous y aller ?

 — Après le 1er janvier, bien sûr. M. Niel doit regagner l’Angleterre vers le 10 ou le 15. Le mieux serait qu’ils voyagent ensemble.

 — Vous avez là une excellente idée...

De cette conversation à cœur ouvert, Élisabeth sortit un peu rassurée. Dès l’instant où son père partageait son antipathie et ses préventions, tout était pour le mieux, mais le soulagement, hélas, fut bref.

A l’aube suivante, la maison se retrouvait assiégée par la neige et enfermait ses habitants dans une intimité forcée. La peur insidieuse ressentie par Élisabeth lors de l’arrivée de sa cousine reprit peu à peu possession de son esprit : Lorna, toujours habillée de façon exquise en jouant de velours noirs, de mousselines ou de dentelles neigeuses et de satins irisés d’un ravissant gris clair, semblait s’épanouir comme une fleur de serre dans cette atmosphère calfeutrée.

Sitôt que l’occasion lui en était offerte, elle s’attachait aux pas de Guillaume, demeurant avec lui de longues heures dans la bibliothèque, se faisant montrer les plus précieux de ses livres — des éditions rares qu’un libraire parisien lui procurait — et lire des passages à haute voix, Guillaume s’interrompant de temps à autre pour allumer sa pipe ou aller chercher à la cuisine une tasse de café ou un peu de cidre chaud. Elle se comportait en nièce affectueuse, sans plus, mais en s’annexant ainsi les menus privilèges d’Elisabeth, elle entretenait une colère latente au cœur de celle-ci. Il lui arrivait parfois aussi de chanter en s’accompagnant à la harpe : sa voix souple, chaude bien que légèrement voilée, n’était pas la moindre de ses séductions et il fut vite évident que Guillaume aimait l’écouter.

Cependant elle se montrait d’autant plus charmante envers la jeune fille qu’elle la sentait se raidir. Avec les garçons, elle plaisantait volontiers, jouait aux échecs ou au tric-trac, allant même jusqu’à les défier pour une bataille de boules de neige dont elle rentra aussi mouillée que Jeremiah Brent, son partenaire et plus rayonnante que jamais.

De toute évidence, le jeune précepteur sentait revivre les sentiments passionnés qu’il avait cru étouffer en mettant entre eux la largeur de la Manche. Elle le traitait en ami, le taquinait gentiment et le malheureux retombait peu à peu au pouvoir de la sirène, frissonnant de joie quand les beaux yeux dorés posaient sur lui l’un de ces regards caressants qu’elle semblait réserver à Guillaume.

Bien loin de s’en trouver agacé, celui-ci s’habituait visiblement à cette présence soyeuse et parfumée qui faisait entrer dans sa vie plutôt austère un élément d’autant plus séduisant qu’il joignait à la douceur des souvenirs la nouveauté, presque exotique. Sans bien s’en rendre compte, il respirait avec un plaisir croissant cette féminité délicate et raffinée qui lui rappelait celle de Marie-Douce.

Seuls avec Elisabeth, Potentin, Mme Bellec et François Niel échappèrent à l’emprise de l’enchanteresse. Les deux premiers parce qu’ils demeuraient sous l’influence de leur bizarre aventure du soir de Noël et parce que leur âge, leur expérience aussi leur permettaient de lire presque à livre ouvert dans le jeu de celle qu’ils appelaient la « belle dame » avec une intraduisible nuance de défiance et de mépris. Quant au Canadien, définitivement captif du charme de Rose, il enrageait de se voir cloué aux Treize Vents alors qu’il brûlait de courir à Varanville afin de contempler l’objet de son amour dans son décor familier. Laissant Guillaume et Lorna à leurs causeries intellectuelles, il se réfugiait à la cuisine pour y apprendre de Clémence le plus de détails possible sur sa bien-aimée. Et il restait là pendant des heures, les pieds sur les chenets, la pipe au bec, à boire du vin chaud, à grignoter des pâtisseries et, quand il ne parlait pas de Rose, à évoquer le beau Québec dont il était toujours si fier mais qui, à présent, lui posait un problème secret : s’il arrivait à toucher le cœur de la jolie veuve et à obtenir sa main, consentirait-elle à le suivre jusque là-bas, à quitter une maison, un pays auxquels tous s’accordaient à la dépeindre profondément attachée ? Il en doutait un peu, l’excellent homme, sachant bien que son charme personnel n’avait rien de ravageur et la balance guère de chance de pencher de son côté. D’autre part, il admettait volontiers qu’il lui serait quasi impossible de tout quitter pour venir vivre en Cotentin où il n’aurait pas grand-chose à faire.

Sans doute lui faudrait-il beaucoup de patience et beaucoup d’ingéniosité. Peut-être un partage du temps serait-il possible ? Toutes ces pensées tournaient dans sa tête mais présentaient au moins le mérite d’user les heures...

Le premier jour de janvier — 1803 — , une brise adoucie souffla de la mer et tout le pays se mit à fondre goutte à goutte d’abord puis à grands coups de paquets de neige tombant des branches ou des toits avec un bruit mat. François se frotta les mains : il avait une chance d’aller demander respectueusement à Mme de Varanville la permission de l’embrasser sous le gui. Rien qu’à cette idée, il en tremblait d’émotion...

Dès le matin l’air s’emplit de voix d’enfants : ceux de la Pernelle et de Rideauville qui allaient de maison en maison offrir leurs vœux du « jou d’l’ain » dans l’espoir de recevoir en échange quelques piécettes ou bien des gâteries. Ils chantaient à pleine gorge ce que l’on appelait les « chansons de quête » et qui voulait être béni du Ciel se devait de les accueillir.

Ils n’auraient eu garde d’oublier les Treize Vents qui, avec le manoir d’Ourville et celui d’Escarbosville, étaient les plus grandes demeures de l’endroit. Aussi Clémence Bellec, sachant ce que l’on attendait d’elle, consacrait presque tout son temps, la veille, à préparer des galettes, des craquelins, des gâteaux de toutes sortes, sans oublier les bourdelots, ces poires enrobées de pâte croustillante dont tout ce petit monde se montrait friand. Avec de la crème fraîche et du sucre, elle confectionnait aussi des caramels agrémentés de café ou de noisettes concassées qui, même s’il avait fallu creuser la neige avec les mains pour arriver dans sa cuisine, lui auraient valu la visite des petits quêteurs tant ces bonbons étaient succulents ! De son côté, Guillaume leur distribuait à chacun une pièce d’argent et, pendant un bon moment, le vestibule au lustre duquel pendait la boule de gui enrubannée retentissait des vœux de « Bonne Année et surtout Bonne Santé ! » qui étaient de tradition.

Une autre tradition, affectueuse celle-là, voulait que les Tremaine allassent en chœur présenter leurs vœux à Tante Rose. On ne prenait alors qu’un repas léger vers onze heures puis l’on s’embarquait pour Varanville où un confortable goûter était préparé. Le retour avait lieu au crépuscule mais on rentrait toujours aux lanternes parce que l’on s’arrêtait un instant dans les maisons égrenées sur le chemin pour distribuer encore quelques souhaits.

Ce matin-là et après que les enfants se furent éloignés, Élisabeth courut après son père qui se rendait aux écuries. Elle le rattrapa à mi-chemin :

 — Comment allons-nous faire aujourd’hui ? demanda-t-elle.

Il la regarda surpris :

 — Faire quoi, mon cœur ?

 — Mais... pour aller à Varanville ? Nous n’allons pas emmener toute la tribu embrasser Tante Rose, Alexandre et les petites ?

 — Tribu ? fit Guillaume le sourcil interrogateur. Qui entends-tu par là ? Arthur ?

 — Vous savez bien que non : c’est mon frère et sa place est avec nous.

 — Bien. Alors est-ce que, par hasard, tu refuserais à ce bon François une joie qu’il attend depuis une semaine : offrir ses hommages à notre charmante Rose ?

 — N... on ! Mais enfin, il me semble que seule la famille...

 — Cesse de tourner autour du pot, Elisabeth ! Ça ne te ressemble pas ! Tu ferais mieux de me dire tout net que tu n’as aucune envie d’emmener Lorna à Varanville. Invoquer la famille me paraît mal choisi : elle est tout de même ma nièce et ta cousine.

 — C’est vrai. Aussi je préfère rester ici avec elle parce que je suis certaine que sa venue gâcherait le plaisir de Tante Rose !

 — En voilà une idée ! Elle est l’hôtesse la plus gracieuse et la plus accueillante que je connaisse. Pourquoi donc serait-elle seulement contrariée ?

 — Parce que vous laissez prendre à la chère cousine des airs de propriétaire qui, peut-être, lui déplairaient... la... blesseraient... que sais-je ? Oh, Papa, ne faites pas l’idiot !...