— C’en était un ! Le fantôme de sa passion d’autrefois. En dépit des yeux et des cheveux, le visage est exactement le même avec encore plus d’éclat et c’est naturel : Miss Tremayne a dix ans de moins que n’en avait sa mère au moment où elle et Guillaume se sont retrouvés. Elle est encore plus belle si possible et certainement beaucoup plus dangereuse. L’autre était habitée par l’amour. Pas elle ! Je donnerais cher, mon amie, pour savoir ce qu’elle vient chercher ici.
Clémence haussa les épaules, posa son tricot et prit dans une armoire une grosse bouteille de rhum entourée d’un tressage d’osier qu’elle réservait à la fabrication des crêpes de la Chandeleur et à la gourmandise de son ami Potentin. Comme tous ceux qui ont beaucoup bourlingué sur les mers, celui-ci aimait cet alcool ambré qui lui rappelait sa jeunesse tumultueuse. Elle lui servit une large rasade.
— Vous voilà tout retourné vous aussi, vieil ami ! bougonna-t-elle. Je crois que c’est le moment où jamais de faire donner la grosse artillerie.
Puis, elle hésita un instant, très bref, chercha un autre verre et y versa un doigt de rhum qu’elle revint siroter méditativement à son coin de cheminée.
— Bouh !... exhala-t-elle après un moment. Peut-être bien que nous ne sommes que deux vieilles bêtes en train de nous monter la tête. C’est peut-être la meilleure femme du monde ? Vouloir que le jeune Arthur ait le portrait pour son Noël, c’est plutôt gentil, non ? Et puis...
Elle s’interrompit. Potentin d’ailleurs ne l’écoutait pas. Il regardait intensément le feu et elle suivit la direction de ses yeux. Quelque chose d’étrange se passait : les flammes se couchaient comme sous la pression d’un vent violent. On put même croire un instant qu’elles allaient s’éteindre. En même temps le battement de la grande horloge qui occupait un coin de la cuisine s’arrêta. Vivement retournée, Clémence eut une exclamation de surprise : le balancier de cuivre ciselé représentant un panier rempli de fleurs était immobile. Elle eut une sorte de gémissement :
— La pendule, Potentin !... Elle est arrêtée !...
Celui-ci se leva, marcha lourdement jusqu’à la porte donnant sur le jardin en gardant un œil sur le feu en train de mourir et l’ouvrit.
— Il n’y a pas de vent dehors ! Rien ne bouge.
En dépit du froid vif qui régnait cette nuit-là, il laissa le vantail grand ouvert afin que sa compagne pût constater par elle-même, mais elle n’essaya même pas de vérifier : ses yeux agrandis allaient de l’âtre à l’horloge silencieuse. Puis, soudain, tout se remit en place. Le feu se redressa ; le balancier, sans que personne y eût touché, reprit sa course interrompue.
— Fermez la porte, Potentin ! dit la cuisinière d’une voix blanche. Si vous voulez m’en croire, nous allons tous les deux dire une prière pour l’âme de Madame Agnès.
En même temps, elle s’agenouillait sur la pierre de l’âtre devant la croix fixée au manteau de la cheminée entre des pots à épices et plusieurs paires de bougeoirs. Indécis et vaguement inquiet, le vieil homme la regardait : il n’avait jamais été très pieux considérant volontiers que la prière était l’affaire des femmes plus que des hommes. Alors, désignant d’un doigt impérieux la place à côté d’elle, Clémence insista :
— Venez prier, Potentin ! Vous trouvez naturel ce qui vient de se passer vous ?
— N... on mais...
— Alors faites ce que je vous dis ! Ne comprenez-vous pas que c’est un avertissement ? Plus d’une fois, déjà, j’ai eu l’impression d’une présence dans cette maison mais ce soir, je suis certaine qu’elle est revenue.
— Si vous avez raison, pourquoi s’adresserait-elle à nous ?
— Parce que nous appartenons aux Treize Vents tout autant que les murs, que nous en sommes les gardiens et aussi parce que nous sommes plus proches de la mort et que nous pouvons comprendre. N’oubliez pas que sa pauvre dépouille mutilée ne repose pas dans sa terre natale mais dans un cimetière parisien, mélangée à celle des autres victimes de la guillotine...
— Au cimetière de la Madeleine, où sont le Roi et la Reine, je sais ! fit Potentin la mine grave. Par trois fois déjà, Guillaume a tenté d’obtenir son exhumation mais c’est à peu près impossible : ils sont trop sans doute22 !
— De toute façon, cela ne changerait peut-être rien. La pauvre a eu tout son content de prières et de messes. Pourtant, j’ai souvent pensé que son âme demeurait attachée à cette maison qu’elle aimait tant et, si elle se manifeste à présent, c’est parce qu’elle souffre et qu’elle est mécontente.
— A cause de l’arrivée de...
— Et quoi d’autre ? Le petit Arthur, elle l’a accepté sans doute parce que c’était un enfant malheureux, perdu même. Avec ce qui nous est tombé dessus ce soir, c’est une autre affaire. Je suis certaine qu’elle n’en veut pas ! Si cette femme restait, ce serait le triomphe de sa rivale. Potentin, Potentin ! J’ai bien peur que nous n’allions vers des jours difficiles. Alors priez avec moi pour la paix de l’âme de Madame Agnès et surtout pour celle de nos chers Treize Vents ! Il le faut !... Je suis sûre que Mlle Anne-Marie sera de mon avis quand je lui dirai ce qui vient de se passer...
Péniblement, le vieil homme se mit à genoux et fit un ample signe de croix tandis que Clémence entamait le De profundis...
Le reste de la nuit se passa sans autre incident.
CHAPITRE VIII
LA PIERRE LEVÉE
Le lendemain, il neigeait. Un événement dans les hivers cléments du Cotentin où plusieurs années pouvaient s’écouler sans que l’on reçût un flocon ! Adam pour sa part n’avait vu blanchir le paysage que deux fois en douze années d’existence. Si même cela pouvait s’appeler voir : il n’avait que quelques mois lors de la première chute et n’y prêta bien sûr aucune attention, mais, ce matin-là, il en fut enchanté : c’était si joli ces duvets blancs qui voltigeaient sur les arbres du parc !
La neige était venue avec l’aube, silencieuse et lente, et déjà le paysage s’en trouvait transformé : la terre blanchissait cependant que la mer noircissait. Tous les bruits s’assourdissaient comme si le monde s’enveloppait de coton. Il n’y avait pas un oiseau dans le ciel et, du côté des écuries, les mouvements de Daguet qui sortait pour inspecter le temps semblaient curieusement ralentis.
Vite levé, vite habillé après une toilette des plus sommaires, Adam courut le rejoindre avant même d’aller prendre son petit déjeuner. Le maître des chevaux passait en effet pour une autorité en matière de météorologie :
— Vous n’aviez pas prévu ça, n’est-ce pas Daguet ? fit l’enfant sur le mode triomphant. Sinon vous l’auriez dit hier soir.
— Quoi, la neige ? Bien sûr que je l’ai sentie venir ! Je l’ai annoncée à Mlle Anne-Marie quand je l’ai raccompagnée chez elle... Elle en savait d’ailleurs autant que moi : le couchant avait des lueurs blêmes qui ne trompent pas, surtout quand le froid baisse un peu et que les bûches se mettent à suinter dans l’âtre.
— Ah bon !... Alors, maintenant dites-moi un peu si on en aura assez pour faire un bonhomme comme la dernière fois ?
Daguet hocha la tête, se gratta le nez et fit la moue :
— Non. Ça ne tiendra pas ! Fait trop doux ! Ce tantôt ça fondra déjà. Un peu dommage, d’ailleurs ! Quand il neige le paysan n’a pas grand-chose à faire quand il en a fini avec les bêtes. Il paresse au coin du feu... Notez que ça pourrait bien retomber plus tard !
Arthur, qui arrivait en courant, les rejoignit à cet instant et le cocher le salua d’un jovial :
— Me dites pas que vous voulez monter ce matin, Monsieur Arthur ! C’est pas un temps pour les chevaux...
— Ni pour moi non plus, Daguet ! Je viens seulement chercher Adam : Mme Bellec l’a vu filer sans avoir rien avalé et elle n’est pas contente. Allez, viens ! On y va !
Tandis qu’ils galopaient en direction de la cuisine, Arthur ronchonnait.
— Qu’est-ce qui t’a pris de te montrer aux écuries, ce matin ? Tu sais pourtant qu’on doit aller voir ta fameuse pierre et qu’il vaudrait mieux ne pas attendre que tout le monde soit levé !
— Et Mr Brent ? Comment est-ce qu’on va lui échapper ? Il est toujours prêt de bonne heure, lui !
— Eh bien justement, pas aujourd’hui ! Il a un peu trop mangé hier et il a été malade une partie de la nuit ! J’ai demandé à Mme Bellec de lui faire du thé que Colas lui portera. Note que je m’y attendais et ça nous arrange plutôt ! Alors, on va grignoter quelque chose et on file !
— D’accord !
Un moment plus tard, lestés de lait chaud et d’un nombre considérable de tartines beurrées, les deux garçons filaient par l’arrière de la maison après avoir raflé, dans le placard du vestibule, leurs épaisses pèlerines à capuchon et leurs galoches. Encore qu’ils en tinssent une toute prête, ils étaient heureux de n’avoir eu aucune explication à donner. D’habitude, en effet, Clémence leur posait quelques questions sur leur emploi du temps de la journée tout en leur dispensant une solide provende. Cette fois, elle n’ouvrit qu’à peine la bouche, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Adam qui l’aimait bien. Le genre taciturne n’avait jamais été celui de l’aimable Mme Bellec et, en outre, il lui trouvait bien mauvaise mine. Aussi s’enquit-il de sa santé avec une sollicitude qui lui valut un coup de pied sous la table : ce n’était vraiment pas le moment d’amorcer la conversation. On était pressé !
Courant comme des lapins poursuivis, ils eurent vite franchi les limites de la propriété et s’enfoncèrent dans les bois. La neige, qui étalait déjà sur le jardin un moelleux tapis blanc, n’atteignait le sol que difficilement, retenue par le dense fouillis des branches et des fourrés. Il y régnait une paix profonde qui calma un peu l’excitation des jeunes aventuriers et ce fut d’un pas plus paisible qu’ils coupèrent à travers bois suivant l’itinéraire connu du seul Adam pour atteindre le grand menhir.
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