— Je l’espère aussi. Bonne nuit, mon Potentin ! Dites à Mme Bellec que je ne descendrai plus ce soir. Je n’ai envie de voir personne...

 — Pas même moi ? Que vous n’ayez pas faim ne me surprend guère, mais vous aurez bien une petite place pour une part de tarte et un verre de lait ? Je vous monterai ça tout à l’heure... Et puis, ne vous tourmentez pas trop ! J’ai toujours veillé sur votre père et j’ai bien l’intention de continuer. Les belles dames ne peuvent plus faire peur au vieil homme que je suis !

Affirmation rassurante qui lui valut un gros baiser sur chaque joue avant qu’Élisabeth, le cœur un peu moins lourd, ne disparût derrière la porte de sa chambre.

Cependant, Potentin eût été moins assuré s’il avait pu s’introduire dans la chambre jaune. Enveloppée dans un grand peignoir de linon garni de dentelles, Lorna, assise devant une table à coiffer, livrait sa chevelure aux soins de celle qui avait été si longtemps la dévouée camériste de sa mère. Les brosses d’argent passaient et repassaient dans la masse cuivrée qui devenait plus légère, plus brillante et entourait la tête de la jeune femme d’un halo scintillant.

Les paupières mi-closes, elle se laissait faire tout en souriant à l’image que renvoyait le miroir. Au bout d’un moment, elle eut un soupir d’aise.

 — Je suis vraiment ravie d’être ici ! Penses-tu toujours que j’aie eu tort de vouloir apporter moi-même le legs de sir Christopher ? Le pays est magnifique, le domaine superbe, la maison tout à fait à mon goût... sans parler du maître qui est bien l’homme le plus fascinant que j’aie jamais rencontré.

 — Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais, Miss Lorna. Dans ces conditions, pourquoi y revenir ?

 — Parce que je veux que tu admettes que j’ai raison.

 — Raison de quoi ? De laisser se morfondre l’un des plus beaux partis d’Angleterre ? Si Sa Grâce se lassait d’attendre, votre grand-mère ne vous le pardonnerait pas.

 — Voilà qui m’est égal ! Elle en sera quitte pour léguer tous ses biens à mon frère Édouard. D’autant qu’elle et ce cher duc ont peu de chances de me revoir si je parviens à mes fins...

Avec un soupir, Kitty abaissa les bras le long de son corps d’un geste lourd de fatigue. Dans le miroir, son regard rejoignit celui de la jeune femme.

 — Parlons-en une bonne fois de vos fins ! Vous ne vous êtes pas mis en tête, j’imagine, de mettre dans votre lit l’ancien amant de votre mère ?

 — Mais si, ma bonne Kitty ! Je ne pense même qu’à cela ! Mère était folle de lui et j’ai compris sa folie lorsque je l’ai vu à Astwell Park. Je crois que j’ai eu envie de lui au premier regard. Tudieu ! Quel homme ! Je le revois encore : il venait de rosser Édouard et ses yeux de fauve lançaient des éclairs ! Comment veux-tu qu’après cela je me résigne à subir ce benêt de Thomas qui sent toujours plus ou moins l’écurie et le whisky. Aucun homme ne m’a produit le même effet que ce Guillaume !

 — Je me demande si vous n’êtes pas la femme la plus dépravée de tout le royaume, Miss Lorna ? C’est mon malheur de vous aimer presque autant que j’ai aimé votre mère, mais c’est aussi pour cette raison que vous devriez m’écouter : je sais ce qu’elle a souffert par cet homme, combien elle l’a aimé. Pourtant, elle a trouvé le courage de s’éloigner de lui à jamais pour suivre sir Christopher... Croyez-moi, allons-nous-en d’ici ! Retournons à Londres et oubliez Guillaume Tremaine ! Il est possible qu’il succombe à votre charme mais il le regrettera aussi vite et il vous renverra.

Piquée dans son orgueil, Lorna se retourna brusquement :

 — Me renvoyer ? Tu divagues, ma parole ! Mais, ma chère Kitty, je suis ici pour me faire épouser !

Une expression d’effroi apparut sur le visage fatigué de Kitty qui accusait ce soir beaucoup plus que ses trente ans. Elle se signa même précipitamment.

 — Vous voulez épouser votre oncle ? Oh, Miss Lorna, songez que ce serait un grand péché : presque de l’inceste.

La jeune femme partit d’un éclat de rire qui dissipa un peu l’atmosphère de drame apportée par le dernier mot.

 — N’exagérons rien ! Ce n’est tout de même pas mon frère.

 — C’est celui de votre père !

 — Son demi-frère ! Il est étonnant de constater comme nous aimons les demi-mesures dans notre cadre familial. De toute façon, à ce niveau, le lien de parenté est considérablement atténué. Et là tu dois admettre que j’ai raison !

 — Non. Je ne l’admettrai jamais. L’âme de votre mère non plus et tout le monde pensera comme nous ! D’ailleurs, ce sont-là des paroles en l’air et je suis bien tranquille. Même si les scrupules n’étouffent pas trop M. Tremaine quand il s’agit d’assouvir ses passions, il n’ira jamais jusque-là.

 — C’est ce que nous verrons ! Et retiens bien ceci : ce que je veux je l’obtiens toujours. Ici, j’aurai tout ! ajouta-t-elle dans un grand mouvement de ses deux bras qui ramassait l’espace : l’homme, sa fortune, sa maison... et aussi ce trésor de guerre qu’il garde caché en prévision de mauvais jours et dont, une seule fois, il a parlé à Mère après l’amour. Il s’agirait de pierres précieuses rapportées jadis des Indes et tu penses bien qu’elles m’intéressent. C’est déjà suffisamment scandaleux qu’il n’ait même pas eu l’idée d’en offrir une seule à Mère !

 — Elle n’en aurait pas voulu. Peut-être même se serait-elle sentie offensée ? Sauf s’il l’avait épousée. Mais vous allez, vous allez ! Est-ce que vous pensez seulement aux enfants ? Il me semble que vous devriez les prendre en considération. La jeune fille surtout : celle-là vous déteste et se méfie.

La jeune femme balaya l’obstacle d’un geste insouciant :

 — Pfft !... Une fille cela se marie. Quant au jeune Adam, c’est un bon garçon un peu benêt, qui m’a tout l’air de suivre notre Arthur comme un petit chien. Et tu ne me diras pas que nous avons quelque chose à redouter de celui-ci ? Allons, cesse de faire grise mine et achève de me coiffer ! J’ai l’intention de prendre grand soin de ma personne dans les jours à venir : il faut que je sois de plus en plus belle !

 — Vous l’êtes déjà bien assez pour ma tranquillité ! Permettez-moi encore une question.

 — Laquelle ?

 — Quel prétexte comptez-vous invoquer pour rester ici ? Vous avez remis votre cadeau et, à moins que l’on ne vous invite expressément à séjourner dans la maison, il vous sera difficile d’y demeurer envers et contre tous.

 — Je peux tout de même souhaiter passer quelques jours auprès de mon jeune frère, non ? Quelle manie de tout dramatiser ! On est courtois dans cette demeure et j’imagine mal que l’on pourrait me prier de déguerpir dès le lever du soleil. D’ailleurs je n’en ai pas fini avec le règlement de nos affaires. J’entends me rendre aux Hauvenières, voir à quoi ressemble la propriété d’Arthur et s’il est possible de la rendre à nouveau habitable. Je pourrais souhaiter, alors, y séjourner un temps...

 — Comment le pourriez-vous ? Il n’y a plus rien ! Nous avons dû tout vendre avant de quitter la maison parce que nous n’avions plus d’argent, lady Marie et moi... Je vois mal ce que vous y feriez.

 — Pourquoi pas y planter du romarin ?

Devant la mine éberluée de sa femme de chambre, elle rit de nouveau puis récita et sa voix alors se chargea d’une douceur pleine de mélancolie : « Voilà du romarin, c’est pour le souvenir. Mon amour, je vous en prie, ne m’oubliez pas... »

 — Tu n’as jamais vu jouer Hamlet au théâtre du Globe ?

 — Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour ça et vous savez bien que nous avons surtout vécu à la campagne, milady et moi...

 — Dommage ! C’est une belle pièce et j’ai toujours aimé Shakespeare... Tu vois, ajouta-t-elle en s’étirant voluptueusement, je suis tout à fait certaine que je trouverai ma chance en cultivant le souvenir. Et toi tu me seras d’une aide précieuse puisque tu as vécu là-bas avec eux.

 — Vous n’y arriverez pas. Cendres éteintes ne se rallument pas.

 — Non mais il arrive qu’elles cachent des tisons sur lesquels il suffit de souffler. Assez causé ! Je tombe de sommeil. Aide-moi à me coucher et va te reposer !...

Ce soir-là, quand chacun eut regagné sa chambre, Clémence et Potentin s’attardèrent devant le feu de la cuisine comme ils aimaient à le faire lorsque les bruits de la maison s’éteignaient. Assis sous le grand manteau de granit, ils grillaient des châtaignes qu’ils mangeaient accompagnées de cidre chaud. Après le labeur de la journée, c’était pour eux une détente, le moment où l’on commentait les événements des dernières heures. Potentin fumait une pipe, Clémence tricotait et le temps coulait doucement. Sans qu’aucune cérémonie officielle les eût jamais unis, l’un et l’autre savouraient les confortables habitudes d’un vieux couple formé tout naturellement par leur attachement commun à Guillaume Tremaine et à ses enfants. L’âge venant, ils avaient moins besoin de sommeil et préféraient prolonger la journée dans un bien-être fait d’amitié et de confiance. Ils y trouvaient aussi une conscience plus aiguë du rôle que tant d’années de fidélité leur conféraient : celui de génies tutélaires dont le devoir était de veiller quand chacun reposait...

Pourtant, cette nuit-là, le calme bienfaisant ne fut pas au rendez-vous. La soudaine irruption de l’étrangère troublait l’harmonie quasi rituelle de l’instant. Clémence et Potentin — surtout lui qui à plusieurs reprises avait approché Marie-Douce — ressentaient sa présence comme un nuage d’orage au-dessus de leur tête. Pendant un long moment, ils restèrent sans parler, chacun d’eux enfermé dans ses propres pensées, puis Mme Bellec commença parce qu’elle ne savait pas garder longtemps ce qui lui pesait sur le coeur :

 — Si seulement elle ne ressemblait pas tant à cette pauvre défunte ! marmotta-t-elle poursuivant tout naturellement à haute voix le cours de ses idées. Quand M. Guillaume l’a menée tout à l’heure dans le vestibule, il avait un air un peu égaré que je ne lui ai jamais vu. On aurait dit qu’il venait de voir un fantôme...