— J’aurais dû y penser, dit d’une voix sourde Miss Tremayne, et je suis désolée de l’effet désastreux de mon coup de théâtre. Moi-même j’ignorais l’existence de ce portrait. Nous l’avons découvert dans la chambre de sir Christopher au moment de sa mort dans les premiers jours de ce mois...
— Mon Dieu ! murmura Guillaume, je n’aurais jamais imaginé qu’il la suivrait de si près !
— Lui en était certain. Souvenez-vous de son attitude au moment des funérailles de Mère ! Il était presque joyeux. Pour en revenir à ce tableau, il l’avait commandé environ deux ans après son mariage à sir Thomas Lawrence, mais il le voulait pour lui seul, ainsi qu’il me l’a confié à ses derniers instants, et Mère avait accepté qu’il fût uniquement pour les yeux de cet époux qui l’adorait sans jamais rien lui demander en échange.
— Vous dites qu’il était dans sa chambre ?
— Si l’on peut appeler cela une chambre ! Une cellule monacale ou peu s’en fallait ! Pas de tapis, pas de tentures sur la pierre des murs ! Quelques meubles qui n’auraient sans doute pas convenu au régisseur du domaine mais, en face du lit de chêne tout simple, il y avait cette peinture et le reste disparaissait. C’était elle qu’il contemplait le soir en s’endormant — quand il pouvait encore dormir ! — , elle encore qui recevait son premier regard du matin.
D’un mouvement spontané, Arthur s’élança vers sa sœur et l’embrassa :
— Oh, Lorna, comment vous remercier de me l’avoir apportée ? Vous auriez pu la garder ? L’œuvre d’un si grand peintre !
— Ne vous y trompez pas, Arthur, je suis seulement une messagère. C’est sir Christopher qui vous l’envoie : il me l’a donné pour vous avant d’expirer...
Avec un respect quasi religieux, Arthur alla prendre le tableau toujours appuyé contre le pied d’une table et le plaça devant la glace d’une console afin de mieux le contempler :
— Comme elle était jolie ! soupira-t-il. Vous lui ressemblez vraiment beaucoup, Lorna !...
— Elle avait les yeux et les cheveux d’un ange. Ce n’est pas mon cas et c’est très bien ainsi. A présent, messieurs, j’aimerais beaucoup que l’on s’occupe d’une pauvre voyageuse épuisée.
Tout en parlant, elle alla s’asseoir près du feu, étalant gracieusement autour de ses longues jambes les plis veloutés de sa robe. A ce moment, Élisabeth entra, précédant Valentin chargé d’un grand plateau où s’étalait toute une argenterie :
— Voilà le thé ! annonça-t-elle. J’espère qu’il sera à votre goût, madame, et que...
La phrase mourut dans sa gorge sous l’effet de la surprise : elle venait d’apercevoir le portrait devant lequel Arthur était en contemplation et tout de suite son regard gris vira presque au noir. A plusieurs reprises, il courut, ce regard, de la toile à la cousine apportée par le vent du soir et dont elle avait de plus en plus peur, revint au tableau, repartit : la ressemblance était frappante. Qu’il s’agît de la mère et la fille ne faisait aucun doute malheureusement et rien de bon ne pouvait résulter de leur intrusion dans la famille.
Luttant contre l’impulsion insensée d’empoigner ce tableau pour le jeter dehors et de faire suivre le même chemin à la belle Lorna, Élisabeth prit une profonde respiration afin de se contraindre au calme. D’une voix posée elle donna des instructions au jeune valet sur la façon dont il convenait de servir puis rejoignit Arthur devant la console. Celui-ci tourna la tête et lui fit un beau sourire :
— Voilà ma mère ! fit-il comme dans un rêve. Elle était bien belle, n’est-ce pas ?
Le cœur d’Élisabeth se serra. Pour rien au monde elle n’aurait voulu blesser ce jeune frère tombé du ciel et devenu si cher. D’autre part, nier le charme de la morte n’eût été qu’un mensonge puéril. Elle glissa son bras sous celui du jeune garçon :
— C’est peu dire ! Je suis certaine qu’elle était mieux encore ! dit-elle doucement. C’est un très beau cadeau grâce auquel tu te sentiras moins exilé ici. Je vais dire à Potentin de l’accrocher dans ta chambre. Ainsi tu sentiras davantage encore sa présence à tes côtés.
Heureux de ce qu’elle venait de dire, Arthur l’embrassa. Lorna sortit alors de la tasse de thé qu’elle dégustait avec un plaisir évident pour remarquer avec nonchalance :
— Est-ce si urgent ? C’est, je le rappelle, l’œuvre d’un grand peintre qui ne déparerait pas l’harmonie de ce salon, bien au contraire. J’en connais qui seraient fiers de le pendre à une place d’honneur et non au fond d’une chambre...
Il s’agissait là d’une provocation flagrante qu’une femme avertie eût balayée d’une boutade ou d’une pirouette, mais Élisabeth était trop jeune pour être habile à l’escrime de salon.
— Je ne vois pas où le portrait d’une mère pourrait être mieux que dans la chambre de son fils ? Vous l’avez bien apporté pour lui et non pour la famille ?
— Pourquoi pas à l’intention des deux ? Après tout, ma chère enfant, il s’agit de votre tante.
— Peut-être, mais il est des parentés qu’il vaut mieux ne pas afficher. En outre, vous pourrez constater en faisant le tour de nos pièces de réception qu’il n’y a ici aucun portrait de ma mère. Sa brève existence dans cette maison s’est déroulée pendant une époque de bouleversements et de violence où l’on n’avait guère le loisir de poser pour un peintre. Aussi aucun de nos amis ne comprendrait que lady Astwell trône en effigie dans les salons de Mme Tremaine. Si ce... détail dépasse votre entendement, je le regrette mais sachez que moi je ne le tolérerai pas ! Je vous souhaite le bonsoir, madame !
Un bref signe de tête et la jeune fille quittait la pièce en quelques pas rapides, poursuivie par le rire en cascatelle de la belle Anglaise. Sa voix même lui parvint avant que la porte ne fût refermée :
— Quelle enfant impulsive ! Je ne m’attendais pas à pareille réaction. Loin de moi la pensée de blesser qui que ce soit...
— Je vous demande excuses pour son comportement, fit Guillaume avec un rien de sévérité. Mais c’est à elle, en tant que maîtresse de maison, de décider de ce qui doit entrer ou non dans les pièces communes. Depuis la mort de sa mère elle assume ce rôle à mon entière satisfaction... De toute façon, je vous rappelle vos paroles : c’est pour Arthur que sir Christopher vous a remis ce portrait. Étant donné la place qu’il occupait chez lui, je ne crois pas qu’il nous approuverait de vouloir en faire un simple élément décoratif. Arthur, j’espère que tu ne tiendras pas rigueur à ta sœur de ce qu’elle...
— Non, Père, soyez sans crainte ! Moi, j’ai très bien compris ! Monsieur Brent, puis-je vous demander de m’aider à porter mon cadeau chez moi ?
— Bien sûr, Arthur ! Si vous voulez bien m’excuser, miss Lorna !
— Et moi je vais demander à Potentin ce qu’il faut pour l’accrocher, déclara Adam. A nous trois, nous trouverons la meilleure place.
Le tableau disparut avec eux. Guillaume et Lorna demeurèrent seuls et en silence. Lui s’était dirigé vers une fenêtre pour regarder le vent nocturne secouer les cimes des arbres. Elle achevait tranquillement la collation qu’on lui avait servie. Après une dernière tasse de thé, elle se leva et vint vers lui :
— Il me semble que je ne suis pas aussi bienvenue que je l’imaginais, murmura-t-elle avec une tristesse à laquelle il fut sensible.
— Je serais navré que vous ayez cette impression. Chez nous, en Cotentin, quiconque vient frapper à la porte doit être reçu avec honneur et ma fille le sait. Peut-être même sait-elle trop de choses ! Parmi tout cela, il en est, bien sûr. qui lui sont plus sensibles. Tâchez de ne pas lui en vouloir. Demain, à la lumière du jour. tout ira mieux...
— Ce n’est pas à elle que j’en veux mais à vous qui lui donnez raison. J’espérais, je l’avoue, que vous seriez heureux d’avoir jour après jour cette image sous les yeux.
La réponse vint aussitôt, brutale, formelle :
— Non. Cette image, comme vous dites, n’est pas celle de la femme que j’aimais ; celle-là est gravée en moi et ne s’effacera plus. Aussi n’ai-je que faire de l’œuvre de Mr Lawrence : elle représente la mère d’Arthur, l’épouse de sir Christopher. Pas Marie-Douce ! J’aurais dû comprendre plus tôt que, le jour où elle m’a dit adieu, tout était vraiment fini...
— C’est vous, n’est-ce pas, qui l’aviez baptisée ainsi ?
— Oui. C’était venu tout naturellement : elle avait quatre ans et moi sept ! Dieu qu’elle était adorable ! Et je l’ai adorée ! conclut Guillaume avec un mince sourire. Seulement tout était contre nous... même l’Histoire avec un grand H !
— Et surtout ma grand-mère ! Je crois que vous êtes l’être qu’elle déteste le plus au monde. Elle vous haïssait déjà quand vous étiez enfant et elle a failli mourir de fureur quand elle a su qu’Arthur était de vous.
— Seulement failli ? C’est bien dommage.
On gratta à la porte et Kitty parut, déjà revêtue de sa tenue de camériste — robe noire, tablier, bonnet et manchettes de batiste blanche. Elle venait annoncer que la chambre de Miss Lorna était prête à l’accueillir. On lui avait même préparé un bain.
— Merveille ! s’écria la jeune femme. J’arrive tout de suite Kitty !... Je crois, ajouta-t-elle en se tournant vers Guillaume, que je ne vous imposerai pas davantage ma présence pour ce soir ! Après ce bain, seul le lit sera le bienvenu. Je vous souhaite le bonsoir... mon oncle !
Pensant qu’elle allait lui tendre la main, il inclina son buste mais elle le saisit aux épaules et posa sur sa joue des lèvres infiniment douces et chaudes puis, reculant vivement, elle darda sur lui le scintillement de son regard :
— Dieu que je déteste vous appeler ainsi ! C’est tout juste bon pour un vieil homme !
— Mais je suis un vieil homme !
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