Pour sa part, Guillaume, s’il retrouvait l’éblouissement de sa première rencontre avec cette incroyable beauté, n’était pas loin de partager l’ennui de ses gens dont il sentait la déception : il n’avait jamais beaucoup aimé les surprises et s’il goûtait de recevoir largement, il détestait y être contraint, surtout à un moment où il souhaitait jouir d’une soirée paisible dans sa maison. Il en était fâché, presque autant que de devoir accueillir cette altière Anglaise dans un accoutrement tout juste bon à courir les champs. Enfin l’entrée en scène d’une évocation du passé d’Arthur précisément le jour où l’on venait de célébrer le début de sa nouvelle existence l’inquiétait : il craignait instinctivement que l’équilibre de l’enfant en fût compromis.

Néanmoins, esclave courtois des sévères lois de l’hospitalité, il fit grand accueil aux deux voyageuses — seule la présence de Kitty lui faisait vraiment plaisir ! — en mettant sa demeure, ses gens et lui-même à leur disposition et en leur assurant que l’on ferait tout pour qu’elles ne regrettent pas leur long parcours depuis Londres.

 — La mer n’était guère clémente, ces jours derniers, ajouta-t-il. J’espère que vous n’en avez pas trop souffert !

Lorna Tremayne se mit à rire :

 — Pas du tout ! Nous ne venons pas d’Angleterre mais bien de Paris. Je désirais revoir des amis, faire quelques folies. C’est une ville qui a tant de charme quand les ruisseaux se contentent de charrier des détritus et non du sang...

L’arrivée en trombe d’Arthur qui dévalait l’escalier suivi d’Adam détourna son attention. Elle lui tendit les bras :

 — Eh bien, cher petit frère ? Ne vous avais-je pas promis de venir voir comment vous vous trouviez de vivre en terre de France ?

Après lui avoir rendu son baiser, le jeune garçon recula de quelques pas pour la regarder droit dans les yeux :

 — Je crois que je suis heureux, dit-il gravement. C’est bon d’avoir une vraie famille, vous savez ? Et plus encore puisque vous vous y joignez ! J’avoue cependant que je ne vous espérais pas si tôt. Qu’avez-vous fait de votre époux ?

 — Rien du tout pour le moment ! Sa Grâce veut bien se contenter du rôle de fiancé patient depuis que je lui ai fait comprendre qu’il était difficile de se marier en grand deuil. Je l’ai laissé à ses courses de chevaux, ses combats de boxe, ses conférences avec son tailleur, ses paris stupides et ses beuveries avec le prince de Galles ! Mais nous en parlerons plus tard, ajouta-t-elle d’un ton léger. Ce que nous souhaitons avant tout, Kitty et moi, c’est nous réchauffer. Tandis que l’on réparait nous avons subi un vent polaire...

 — Venez par ici ! invita Guillaume en lui prenant la main. Nous n’avons pas que du vent mais aussi de bons feux.

 — Ne pourrait-on me conduire plutôt à ma chambre ? J’aimerais me détendre, me changer... Cette route m’a épuisée et je dois être affreuse...

Guillaume n’eut pas le temps de protester. Haute, claire mais aussi froide que le vent mentionné, la voix d’Élisabeth se fit entendre depuis la courbe de l’escalier :

 — La chambre jaune sera prête dans peu d’instants, dit-elle. En attendant, Père, vous devriez conduire madame au petit salon. Je vais lui faire porter de quoi se restaurer.

D’un mouvement plein de grâce, Lorna se détourna pour considérer la mince silhouette qui la fixait d’un œil nuageux en descendant lentement vers elle.

 — Une simple tasse de thé devrait suffire en attendant le souper, soupira-t-elle.

 — C’est qu’en principe nous ne souperons pas ce soir. Le dîner de Noël a été des plus copieux et nous comptions nous contenter de grignoter quelque chose à la cuisine avec peut-être un peu de soupe. Je doute que cela vous convienne... A propos, je suis Élisabeth Tremaine !

La jeune fille était arrivée à la hauteur de la visiteuse que ses yeux gris, froidement scrutateurs, dévisageaient sans indulgence : seule expression d’antipathie que la bienséance lui autorisât. En effet, depuis que de sa fenêtre elle avait assisté à l’arrivée de la berline, Élisabeth s’était sentie envahie d’une crainte étrange qui s’aggrava lorsquelle découvrit la splendeur de cette inconnue. Pareille beauté ne pouvait être que dangereuse ! Un instinct quasi animal lui soufflait d’avoir à s’en méfier.

Lorna leva les sourcils avec un petit rire assez insolent :

 — Vous avez de curieuses coutumes pour des châtelains.

 — C’est que nous n’en sommes pas. En construisant cette maison, mon père n’a jamais voulu en faire un château. Un manoir, une gentilhommière, tout ce que vous voudrez ! Rien d’autre...

 — Cela y ressemble tout de même beaucoup, mais soyez sans crainte, je saurai m’en accommoder... Au fait : nous sommes cousines puisque mon père, sir Richard Tremayne, était votre oncle...

Plutôt étonné — un peu amusé aussi — par cette passe d’armes inattendue, Guillaume jugea qu’il était temps de s’en mêler : la jeune et toujours si charmante hôtesse des Treize Vents était en train de se transformer en un petit coq de combat.

Il n’arrivait pas à lui donner tout à fait tort d’ailleurs. La belle Anglaise se comportait comme en pays conquis. En outre, la référence à Richard, le traître, le demi-frère détesté, et cela sous son propre toit, lui était franchement désagréable mais il convenait cependant de respecter les usages. Posant une main apaisante sur l’épaule de sa fille, il lui sourit en disant :

 — Accordez, s’il vous plaît..., ma nièce, quelque indulgence à une jeune maîtresse de maison qui vient de subir une rude journée et qui ne perd jamais de vue la fatigue de ses gens ! Vous n’en êtes pas moins la très bien venue ! Mettez-vous à l’aise tandis que Mme Bellec prendra soin de Kitty. Je vous la recommande, Clémence ! C’est une ancienne amie...

Miss Tremayne se laissa emmener après avoir recommandé à Colas de porter à sa suite certain grand paquet carré soigneusement enveloppé de forte toile et de sangles de cuir.

 — C’est le cadeau que je tenais à t’offrir aujourd’hui même, confia-t-elle à son jeune frère dont elle avait pris le bras. Nous allons le déballer ensemble...

 — Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci sans obtenir d’autre réponse qu’un sourire.

Il était à la fois heureux, inquiet et un peu navré de la tournure prise par les événements. Il n’aurait jamais imaginé qu’Elisabeth pût se montrer aussi délibérément hostile envers une femme qu’elle ne connaissait pas mais que lui aimait. Pourtant, se souvenant de sa propre réaction, tout à l’heure, en face d’Alexandre de Varanville, il se demanda si la jeune fille éprouvait un sentiment analogue.

L’ambiance intime et chaleureuse du petit salon aux boiseries d’un gris-vert si doux sur lequel ressortaient délicatement les hampes azurées de jacinthes arracha à la voyageuse une exclamation charmée :

 — Qu’il fait bon ici... C’est ravissant !

Elle alla tendre ses mains aux flammes de la cheminée puis, comme le jeune valet déposait le paquet contre une table, elle l’invita à aider Arthur à dénouer les attaches et les toiles :

 — Faites très attention ! C’est une véritable œuvre d’art...

Craignant sans doute qu’ils ne prissent pas assez de précautions, Lorna dégrafa sa pelisse qu’elle jeta sur un siège et s’agenouilla pour diriger les opérations. Ce n’était peut-être pas inutile car Arthur, saisi d’impatience comme tous les enfants qui reçoivent un présent, s’activait sans trop de douceur. Guillaume, Adam et Jeremiah Brent regardaient : le premier avec amusement, le second avec curiosité, le troisième avec une vague inquiétude qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Et soudain tous trois se figèrent : le dernier linge venait de tomber dévoilant un portrait de femme en face duquel Arthur recula sur ses genoux avec un « oh ! » stupéfait : il s’agissait de celui de sa mère et cependant il ne l’avait jamais vu.

C’était en vérité une chose exquise, pas très grande mais d’une absolue perfection. Et combien émouvante ! Sur le fond un peu brumeux d’un parc aux arbres romantiques, Marie-Douce fit soudain son apparition dans cette demeure où elle avait toujours rêvé d’entrer mais qui lui était restée interdite.

Vêtue d’une robe de taffetas d’un rose délicat de pétale mourant ouverte sur un foisonnement de dentelles blanches légères comme des plumes moussant à sa gorge, à ses coudes et autour de ses cheveux soyeux ornés d’une rose à peine teintée, un quintuple rang de perles fines serrant son cou délicat, elle confisqua soudain toute la lumière de la pièce.

La gorge de Guillaume se sécha brusquement sous le coup d’une émotion brutale qui lui mit les larmes aux yeux. Cette image remontait le temps sans l’abolir. Elle apportait le chaînon manquant que son imagination s’était révélée impuissante à forger au cours de ces dernières années. C’était celle de lady Astwell, une grande dame encore très belle mais fragile et même un peu douloureuse. Ce n’était plus la radieuse et insouciante maîtresse des Hauvenières qui buvait l’amour par tous les pores de sa peau et pas encore l’ombre blanche des dernières heures. En dépit de l’éclat du portrait, la maladie posait déjà sa griffe sur ce ravissant visage.

Sans quitter sa position agenouillée, Arthur, les yeux grands ouverts, laissait couler des larmes qui émurent son père. Se penchant sur lui, il le fit relever mais le garda contre lui tandis que son regard durci s’attachait à sa nièce :

 — Un cadeau de Noël, selon moi, devrait toujours amener un sourire et non des pleurs. Qu’en pensez-vous ?

La jeune femme n’eut pas le temps de répondre. Essuyant ses joues du revers de sa main, Arthur priait déjà :

 — Ne vous fâchez pas, Père ! Lorna voulait seulement me faire plaisir, j’en suis certain, mais, comme je n’ai jamais vu ce portrait, la surprise m’a un peu bouleversé...