— Il faudra que je demande à Clémence comment elle fait. Mes plantations ne sont pas moitié aussi belles que les siennes !

 — En volant au secours de votre cousine, vous aviez bien d’autres soucis que vos tulipières, remarqua Guillaume.

 — C’est gentil de le dire ! J’aurais volontiers sacrifié toutes les fleurs de mon jardin pour ramener au moins un sourire sur les lèvres de ma pauvre Flore ! murmura la jeune femme soudain assombrie. Si vous la voyiez, mon ami, vous auriez peine à la reconnaître : la reine des roses se fane de jour en jour...

 — Au fait ! que devient Joseph Ingoult ? Je n’ai plus de nouvelles. Il est toujours là-bas ?

 — Oui. Il s’est fait l’ombre de cette ombre qu’elle devient lentement. Vous n’imaginez pas comme est touchant cet amour fidèle qui ne demande rien, trop heureux que l’on accepte sa présence. Il passe des heures dans la froidure du cimetière, caché derrière une stèle, veillant sur elle sans se faire voir, prêt à accourir au moindre signe de malaise ou à un appel...

 — Ce rôle ne devrait-il pas être celui de son époux ?

 — Il aurait lui-même besoin d’aide, mais il s’efforce de se consacrer davantage à ses autres fils ainsi qu’à sa tâche au Bureau des longitudes et à l’Académie des sciences. En outre Flore, enfermée dans son chagrin, ne réclame pas vraiment sa présence et, dans un sens, la surveillance discrète de cet ami sûr le soulage...

D’autres invités arrivaient : les Rondelaire avec leur fils Julien et l’abbé Landier, superbe dans une soutane et une douillette neuves qui le changeaient beaucoup de sa vêture habituelle qu’un long usage faisait plus verte que noire. Puis ce fut le vieux marquis de Légalle et sa femme apportant avec eux le parfum, les atours et le ton de l’Ancien Régime auquel ils demeuraient fort attachés. La Révolution leur avait ôté leurs seigneuries mais, n’ayant pas émigré, ils conservaient quelques biens et surtout leur belle demeure de Saint-Vaast, ce dont ils s’estimaient bien heureux. En effet, à leur âge, ils ne pouvaient rien souhaiter de mieux que de finir leurs jours dans le cadre qu’ils aimaient, entourés de bons amis. Le marquis se plaisait à le répéter entre deux prises de tabac qui polluaient ses jabots et jaunissaient ses narines mais contribuaient puissamment à une certaine joie de vivre. Il avait été si longtemps privé de sa chère « herbe à Nicot » !

En tout cas, il était d’humeur particulièrement épanouie en arrivant aux Treize Vents et ce fut avec chaleur qu’il serra les mains de son hôte :

 — Venir chez vous est toujours un plaisir, mon cher ami ! Surtout pour une aussi belle fête que Noël ! Vous en donniez de si aimables jadis ! Il est vrai que les rangs des convives d’autrefois se sont éclaircis ! Cette pauvre marquise d’Harcourt et cette chère Jeanne du Mesnildot ! Sans oublier, bien sûr, votre grande et malheureuse épouse !... Quelle tristesse ! soupira-t-il en tendant cependant une main empressée vers le plateau que Valentin approchait de lui à pas comptés.

Le laissant siroter son champagne, Tremaine conduisit la marquise à l’une des bergères disposées près de la cheminée. C’était justement celle où Mme du Mesnildot aimait à s’asseoir. Son image s’y inscrivit un court instant pour Guillaume. Assez souvent, il lui arrivait d’évoquer les deux nobles femmes auxquelles il devait son entrée dans la haute société cotentinoise où leur disparition creusait un vide douloureux. En effet, inscrites en tête de la fameuse « fournée de Valognes » décrétée en 1794 par le sinistre Lecarpentier, elles avaient été arrachées, bien que malades, à leurs hôtels dévastés, pillés mais gardés, d’où on les faisait sortir tous les jours et par tous les temps pour les obliger à prendre part aux « repas communautaires » servis sur la place du Château. Cette fois, c’est à Paris qu’on les emmenait mais, par crainte de les voir mourir avant l’échafaud, on les fit monter dans un cabriolet un peu moins inconfortable que les charrettes où s’entassaient leurs dix-sept autres compagnons. Lecarpentier voyait en elles son trophée personnel...

Elles ne furent pas exécutées. La « fournée » atteignit la capitale le 10 thermidor : Robespierre venait d’être abattu et la Terreur avec lui. Pourtant, le « bourreau de la Manche », acharné à leur perte, tenta l’impossible pour avoir leur tête. Elles furent emprisonnées, traduites devant le Tribunal révolutionnaire mais celui-ci, devenu prudent et pour cause, acquitta tout le monde purement et simplement tandis que Lecarpentier n’allait guère tarder à prendre le chemin de la plus terrible des prisons maritimes françaises : le château du Taureau battu par les flots de la baie de Morlaix.

Malheureusement pour Jeanne du Mesnildot, la prison avait achevé de la détruire. Elle fut autorisée à rentrer dans sa maison de Valognes — qui était alors le magnifique hôtel de Beaumont fort abîmé par ceux qui l’y avaient reléguée dans une chambre durant des mois. C’est là qu’elle mourut, le 6 décembre 1794, à l’âge de trente-sept ans20.

Quant à Mme d’Harcourt elle était, en dépit de ses soixante-treize ans, de meilleur bois que sa cousine. Ni le voyage ni la prison ne vinrent à bout de son opiniâtre volonté de survivre. Pas plus que de sa vieille passion procédurière : à peine sortie de la Conciergerie, la veuve de l’ancien gouverneur de Normandie déposait une plainte devant le Comité de sûreté générale contre les sectionnaires de Valognes coupables de l’avoir dépouillée de tous ses biens. Et elle gagna ! Munie de la levée des scellés de son mobilier, elle revint la faire exécuter afin de récupérer ce qui en restait. Cela lui permit d’assister aux derniers moments de Jeanne. Après quoi, très affectée, navrée de l’état où se trouvait réduite la jolie ville qui avait été le « Versailles normand », elle regagna Paris et l’hôtel familial de la rue de Lille où elle s’éteignit en 1801.

Après avoir confié Mme de Légalle à Rose et accueilli trois officiers des forts, Guillaume s’approcha du petit groupe formé par les enfants autour d’Élisabeth et d’Alexandre de Varanville qui d’ailleurs parlaient entre eux sans prêter attention aux autres. Très beau dans son uniforme noir, Alexandre prenait un visible plaisir à raconter sa vie parisienne : celle plutôt sévère de l’École et celle, un peu plus aimable, qu’il menait chez Mme de Baraudin. Avec, il faut bien le dire, une certaine tendance à pérorer qui ne paraissait pas du goût d’Arthur. Celui-ci fixait d’un regard presque noir ce beau garçon aux boucles brunes, proche de ses seize ans, dont le discours captivait Élisabeth au point de lui faire oublier le monde extérieur. Elle buvait ses paroles sans s’intéresser à qui que ce soit d’autre, agaçant prodigieusement son nouveau frère. Que pouvait-elle bien trouver de si passionnant à ce bellâtre ? Arthur savait bien sûr que, nés le même jour, ils avaient tissé depuis longtemps des liens étroits, plus complices que fraternels, qui se resserraient dès qu’il s’agissait de faire des bêtises. Ce qui ne les empêchait pas de se chamailler continuellement mais, à cet instant, Arthur avait l’impression bizarre qu’ils se voyaient pour la première fois. Il y avait une nuance possessive dans le regard d’Alexandre — il dépassait à présent son amie d’une demi-tête — , alors que les yeux rieurs de la jeune fille avaient quelque chose de ceux d’une femme... Sans qu’elle en eût conscience le moins du monde. Cependant la jalousie perspicace d’Arthur — cela y ressemblait bien — se montrait clairvoyante : Élisabeth découvrait un nouvel Alexandre, à la fois proche et éloigné de ses souvenirs d’enfance et, s’il ne parvenait pas à effacer l’image du jeune prince blond qu’elle gardait enfouie au fond d’elle-même, du moins lui procurait-il un plaisir neuf, pas désagréable du tout !

Impatienté et peu habitué à maîtriser ses impulsions, Arthur s’apprêtait à rompre leur aparté lorsque Guillaume les rejoignit :

 — Eh bien, mademoiselle Tremaine, est-ce que tu n’oublies pas un peu tes devoirs d’hôtesse ? Je sais quelles affaires passionnantes vous débattez généralement entre vous deux, mais tu te dois aux dames et tu n’as même pas salué Mme de Légalle. Ni d’ailleurs la mère de Julien.

Elle rougit un peu, eut un joli rire et, se hissant sur la pointe des pieds, déposa un baiser sur la joue bien rasée de son père :

 — Pardonnez-moi mais Alexandre me racontait des choses tellement amusantes ! Ce doit être bien agréable de vivre à Paris.

 — Tu n’arriveras jamais à m’en persuader. De toute façon vous aurez tout le temps d’en parler après le dîner. Quant à toi, Adam, as-tu l’intention de rester vissé sur ce siège ?... Mais... ma parole, il dort encore !

En effet, assis sur une chaise basse entre Amélie et Victoire, Adam somnolait doucement, laissant son ami Julien faire à ces demoiselles les frais de la conversation. Il sursauta quand la main paternelle le secoua sans douceur, ouvrit les yeux et la bouche mais fut sauvé par l’entrée du docteur Annebrun qui, après avoir distribué quelques saluts à la ronde, s’approcha de Guillaume : il semblait extrêmement soucieux.

 — Désolé d’être en retard, fit-il, et plus désolé encore d’être porteur d’une mauvaise nouvelle : ils ont recommencé !

 — Qui donc ?

 — Le fantôme de Mariage ou Dieu sait quoi d’autre. Cette nuit, ils sont allés aux Étoupins...

 — Et... c’est grave ?

 — Plutôt oui ! Ils ont tué quatre personnes et complètement pillé la maison.

 — Seigneur Dieu !... Est-ce qu’au moins, cette fois, on a trouvé une piste ?

 — Pas plus que chez les Mercier. Ces gens effacent leurs traces comme les Indiens d’Amérique. Il faudrait les prendre sur le fait...

 — Ou bien au nid, ce qui me paraît encore plus difficile ! Viens ! Allons en parler avec Rondelaire. Il aura peut-être une idée... Cette fois nous devons entreprendre des recherches sérieuses...