— Elle ne l’enlève jamais en public. Son visage, à ce que l’on m’a dit, a été sérieusement brûlé. D’où ce désir d’une demeure écartée qu’elles occupent seules avec une sorte d’ours qui leur sert de valet...
— Les as-tu seulement rencontrées personnellement ?
— Une seule fois, lors de la signature du bail. Encore n’ai-je vu que Mlle Célestine. Et maintenant, fini les questions ! Un peu de nerf, Daguet ! ajouta-t-il en se penchant par la portière. J’aimerais autant que nous n’arrivions pas après nos invités. Il y a de l’honneur de la maison !
L’honneur fut sauf. La famille était rentrée depuis une dizaine de minutes quand la voiture de Mme de Varanville s’arrêta devant le perron. A l’intérieur, il y avait la jeune femme et ses trois enfants.
En effet, à la joyeuse surprise d’Élisabeth, le fils aîné, Alexandre, était revenu de Paris avec sa mère pour passer en famille les fêtes de fin d’année. A la grande joie aussi de Rose et de ses filles. Sa présence compensait pour la jeune femme l’espèce d’échec rencontré auprès de sa cousine Flore.
Celle-ci s’enlisait lentement, inexorablement, avec une volonté suicidaire, dans une douleur morne, muette, obsessionnelle qui la poussait à d’interminables stations auprès du tombeau de l’enfant disparu sans laisser à quiconque le droit à la moindre tentative d’apaisement. Eût-elle été reine qu’elle eût peut-être, comme Jeanne la Folle, exigé de vivre auprès du cercueil que l’on ouvrait chaque soir. Quoi qu’il en soit, en pénétrant dans le château de Suisnes, l’impression d’entrer dans un mausolée s’imposait et, pour la première fois de sa vie, Rose, chaleureuse et tendre, se trouva désarmée en face de cette mère acharnée à fouiller sa blessure pour en tirer encore un peu plus de souffrance. Bougainville lui-même lui conseilla de rentrer chez elle : il était inutile qu’elle sacrifie le Noël des siens à celle qui ne voulait pas être consolée.
— Quand le printemps reviendra, je tâcherai de l’emmener à la Becquetière. La vue de la mer lui a toujours été bonne et apaisante. De toute façon cela ne fera de mal à personne. Surtout pas à notre petit Alphonse qui souffre doublement d’avoir perdu son frère et d’être délaissé par sa mère...
— Confiez-le-moi pour le temps des fêtes ! Chez nous comme aux Treize Vents, on sera heureux de le voir...
— Merci de l’offrir, ma chère cousine. Tous ici connaissent votre cœur et vous aiment. Cependant je crois qu’il est préférable pour Flore qu’aucun de ses deux autres fils ne s’éloigne d’elle...
Rose était donc repartie. Un peu honteuse de son propre bonheur puisqu’elle ramenait avec elle son bel Alexandre.
Lorsque Guillaume lui offrit la main à sa descente de voiture, il fut frappé de son rayonnement : son sourire et ses yeux irradiaient une si belle lumière qu’il en fut ébloui et, soudain, il eut l’impression bizarre que la petite main qu’il tenait représentait le plus joli des cadeaux de Noël.
— Rose ! s’écria-t-il sincère, vous êtes plus ravissante que jamais ! Et quelle charmante toilette !... Que vous est-il donc arrivé ?
Elle tourna vivement sur elle-même pour se faire admirer et se mit à rire :
— Ne croirait-on pas à vous entendre que je suis toujours fagotée ? J’admets que je me suis laissée aller, dans la capitale, à quelques folies vestimentaires poussée en cela par Alexandre et Mme de Baraudin.
— Ils ont eu bien raison ! approuva-t-il, séduit par la symphonie en velours gris tourterelle réchauffée de martre qui rendait à cette jeune veuve l’aimable coquetterie qui était jadis l’apanage de la charmante Rose de Montendre. Elle rit encore :
— Comment n’être pas sensible à l’opinion d’un homme de goût ? Vous-même êtes superbe, Guillaume ! Maintenant présentez-moi votre fils !
— Je vous présenterai d’abord mon ami François Niel qui est l’unique survivant de mon enfance canadienne. Il m’est arrivé il y a deux jours !
— Enfin quelqu’un qui pourra me raconter le petit garçon que vous étiez ! Quelle bonne nouvelle !
Après l’avoir embrassé sur les deux joues, elle se laissa guider par lui jusqu’au groupe qui s’était formé sur le perron, sans imaginer un seul instant le trouble qui s’emparait de son hôte quand, pour ce double baiser claquant, à la mode campagnarde, elle l’enveloppa de son léger et frais parfum de rose mousse et de bruyère. Cette impression, Guillaume en remit l’analyse à plus tard, mais c’était la première fois qu’il se sentait aussi heureux depuis que la mort de Marie-Douce avait fait souffler sur son cœur le plus froid des vents d’hiver. La présentation de François lui donna aussi à réfléchir quand il vit les yeux du Canadien s’emplir d’admiration et ses joues s’empourprer tandis qu’il s’inclinait devant Rose en bredouillant quelques paroles parfaitement incompréhensibles. A croire qu’il venait de subir un véritable coup de foudre ! Pas vraiment surprenant d’ailleurs : il devait être très facile d’aimer au premier coup d’œil cette femme exquise...
La réaction d’Arthur, si facilement rétif, confirma sa pensée. Le garçon répondit avec spontanéité au sourire de la jeune femme et vint tout naturellement vers les mains qu’elle tendait en disant :
— Pour tous ici je suis Tante Rose. J’aimerais l’être aussi pour vous, Arthur Tremaine, et j’espère pouvoir dans un avenir très proche vous souhaiter la bienvenue à Varanville.
Elle ajouta — et là Guillaume se demanda si le plafond n’allait pas leur tomber sur la tête :
— Vous ressemblez d’incroyable façon à votre père...
Or, le sourire d’Arthur ne s’effaça pas. Il se teinta seulement de malice :
— C’est bien la première fois que je m’en réjouis si, grâce à ce défaut, j’obtiens un peu de votre amitié, madame...
— Comme il a bien dit ça ! s’écria la jeune femme en riant. Tout compte fait, il a beaucoup plus de charme que vous, mon ami... Approchez, enfants Varanville, et venez faire connaissance !
Tandis que les saluts s’échangeaient, Guillaume, secouant l’enchantement qui l’avait saisi, revint à ses devoirs d’hôte et s’aperçut qu’il manquait quelque chose ou plutôt quelqu’un :
— Qu’avez-vous fait de Mme de Chanteloup ? demanda-t-il. Vous ne l’auriez pas oubliée par hasard ?
— Pas du tout mais il vous faudra l’excuser, Guillaume : elle a ses vapeurs...
— Encore ? Je croyais que la tempête révolutionnaire avait balayé ses petites misères. De toute façon, cela ne l’a jamais empêchée de participer à une fête ?
— Dieu que vous êtes agaçant avec votre logique, mon ami ! marmotta Rose en baissant le ton. Vous m’obligez à vous confier que les vapeurs en question sont celles d’une indigestion. Cette nuit, après la messe de minuit, nous avons eu un modeste réveillon. Rien de comparable, bien sûr, avec ceux d’avant les jours sombres, mais Marie Gohel nous avait préparé une « teurgoule19 » enjolivée de poires confites et de crème dont ma tante a mangé plus que de raison : résultat, elle est malade et d’autant plus furieuse qu’elle adore la cuisine de votre Clémence. Peut-être même l’a-t-elle proclamé un peu trop ? ajouta Rose. Je ne suis pas certaine que les oreilles de Marie ne s’en soient pas trouvées échauffées...
— Vous lui prêtez là de bien noirs desseins, fit Guillaume en riant. Pour vous punir, vous porterez à notre chère douairière deux ou trois bouteilles de son vin de Champagne préféré. Rien de tel pour les digestions difficiles !...
Le champagne en question faisait justement son apparition dans des flûtes de cristal portées, avec une révérence lourde d’inquiétude, par deux valets que Potentin venait de recruter à la louée de Montebourg qui retrouvait, depuis peu, son ancienne importance : servantes et valets ne siégeaient plus, comme dans le passé, sous la statue de saint Jacques parce qu’elle n’existait plus, mais ils se rassemblaient à présent près du portail de l’abbaye de l’Étoile, tout rentrait dans l’ordre.
Natifs tous deux des environs de Sainte-Mère-Église, ils se prénommaient Colas et Valentin, âgés respectivement de vingt et dix-sept ans, plus ou moins cousins et, jusque-là, fabuleusement ignorants de ce que pouvait être le service d’une grande demeure. Leur expérience n’allait guère plus loin que la pâture des vaches mais ils étaient de belle mine et semblaient de caractère facile. Pleins de bonne volonté au demeurant. Aussi le majordome s’était-il juré que ces garçons deviendraient des serviteurs modèles. Pour commencer il était très satisfait de leur allure sous leur belle livrée verte et blanche qui convenait à leur teint frais. Et aussi de l’attention qu’ils portaient à son enseignement. Tout cela leur avait acquis la sympathie de Mme Bellec ; cela n’était pas si facile parce qu’elle regrettait toujours son neveu Victor, mais celui-ci poursuivant désormais une prometteuse carrière militaire dans les armées de la République — tout comme Auguste, son ancien collègue — , elle trouvait ces deux garçons d’un commerce plutôt agréable.
Pour ce jour de Noël, le cordon bleu maison était d’ailleurs d’humeur bénigne. D’abord elle s’était sentie inspirée en préparant ce premier véritable repas de fête depuis la mort d’Agnès et, en outre, ses plantations étaient particulièrement réussies.
C’était en effet l’une des charmantes coutumes normandes. Dès l’automne, on « forçait » des oignons de jacinthes dans les pots de faïence spécialement fabriqués dans les manufactures de Rouen afin d’avoir des fleurs pour Noël.
Évidemment le temps des troubles avait mis un peu en sommeil cette gracieuse habitude : il fallait vivre avant tout et l’on avait d’autres soucis. Pourtant, depuis trois ou quatre ans, Clémence et Élisabeth avaient ressorti du grenier les jolies productions de la famille Poterat, faïenciers de leur état, et aujourd’hui la floraison dépassait toutes leurs espérances : les deux salons et la salle à manger étalaient une profusion de jacinthes azurées. Leur parfum frais si bien accordé à celui des grosses bûches de pin brûlant dans les cheminées embaumait toute la maison. C’était si ravissant qu’en franchissant les portes, Rose de Varanville s’exclama, ravie et un tout petit peu dépitée :
"L’Intrus" отзывы
Отзывы читателей о книге "L’Intrus". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "L’Intrus" друзьям в соцсетях.