Lorsque le deuxième carillon, celui des retardataires, se fut fait entendre, il patienta encore quelques minutes puis quitta son abri, ce qui lui permit au moins de se répérer. Bien que la Pernelle ne fût qu’à un peu plus d’une lieue, il connaissait mal l’arrière-pays de Barfleur composé surtout de fermes où il n’allait jamais. Il reconnut pourtant, à main droite, l’église de Montfarville facile à distinguer à cause du granit blanc dont elle était bâtie : on la voyait d’assez loin pour qu’elle pût servir d’amer aux bateaux. Donc il ne se trouvait guère qu’à une demi-lieue de Barfleur.

La ferme était de moyenne importance. Adam se demanda cependant s’il y avait des chiens. Sans s’inquiéter outre mesure d’ailleurs : il s’entendait généralement bien avec eux et puis, tout de même, en dépit de son aventure, il n’avait pas vraiment l’air d’un vagabond. Enfin, au pire, s’il se faisait surprendre, il pourrait payer, mais l’apparition d’une pièce d’or dans sa main paraîtrait suspecte. Surtout si le bruit de sa disparition, descendant les abrupts de la Pernelle, était venu jusque-là.

Il se hasarda dans la cour. Un chien vint au-devant de lui, tout de suite amical et la queue frétillante. Il le renifla puis, jugeant sans doute qu’il était garçon de bonne compagnie, tourna les talons et s’en fut vers le potager. Adam entra dans la maison sur la pointe des pieds...

Une envoûtante odeur de soupe aux choux lui sauta aux narines. Elle émanait d’une grosse marmite qui mijotait au bout d’une crémaillère de fonte noire et parut à l’affamé cent fois plus désirable que les succulences dont Clémence Bellec emplissait la cuisine des Treize Vents. Mais, préparée pour une douzaine de personnes — le couvert était déjà mis sur la longue table de bois vernie par le contact des coudes et cirée par des traces de graisse — , la marmite était beaucoup trop lourde pour lui et s’il essayait d’en ôter le couvercle, il risquait de provoquer un désastre. Pourtant il fallait trouver quelque chose à manger. Ce ne fut pas très difficile : la huche lui révéla une grosse miche de pain entamée dont il se hâta de tailler une large tranche. Dans une armoire, il découvrit un jambon enveloppé d’un torchon. Il n’était pas très gros alors il n’osa pas en prendre beaucoup : juste un petit morceau. Par contre, il vit trois fromages sur une claie, en choisit un puis se livra à un débat de conscience : ce qu’il faisait en ce moment, c’était du vol même si la faim l’excusait un peu. En outre, ces gens n’étaient pas riches, cela se voyait tout de suite. Il fallait leur laisser quelque chose en échange : tirant sa bourse, il y prit une de ses précieuses pièces et la déposa délicatement sur le jambon réemballé. C’était sans doute cher payer mais Adam n’était pas avare. Il pensa seulement que, pour mieux équilibrer l’affaire, il pourrait faire un tour au poulailler voir si les poules avaient pondu.

Il trouva deux beaux œufs bien roux qu’il enveloppa de son mouchoir en se promettant de les gober juste avant de partir. Enfin, il remplit à l’eau du puits le pot à lait d’Amélie qu’il avait emporté pour se désaltérer aux fontaines chemin faisant. Enfin, s’assurant une fois de plus que personne n’était en vue, il regagna sa grange pour y attendre la fin du jour...

Non sans inquiétude. Cette Toussaint se montrait grise et venteuse. En entrouvant sa porte, il pouvait voir, derrière le clocher, des lambeaux de nuages gris traversant en rafales un ciel jaunâtre. De temps en temps, une ondée passait sur les ailes du vent et les cloches qui sonnèrent tour à tour la sortie de la messe, puis vêpres et complies résonnaient avec une mélancolie grandissante, leur carillon s’enflant ou s’affaiblissant suivant la puissance des souffles célestes.

Quand la lumière baissa, l’enfant eut un moment de dépression. Il se sentait soudain affreusement malheureux et la perspective de ce qui l’attendait n’arrangeait rien bien au contraire. Pour la première fois, il songea à la maison avec une grande nostalgie. Quand il faisait mauvais temps, on était si bien dans la cuisine de Clémence, assis au chaud sur la pierre de l’âtre à faire griller ce qui vous tombait sous la main : des morceaux de pomme, des châtaignes ou une simple tartine sur laquelle le beurre fondait délicieusement ! L’impression fut si forte qu’il crut en respirer l’odeur... Il y avait aussi sa chambre qu’il aimait tant et tous les trésors qu’il y entassait. Sans doute pouvait-il faire confiance à Élisabeth pour empêcher « l’intrus » de s’en emparer, mais c’était tout de même dur d’abandonner tout ça. Surtout s’il pensait qu’il allait peut-être mourir avant même d’avoir atteint Le Havre.

Ce ne fut qu’un instant, mais si douloureux qu’Adam faillit abandonner : en marchant vite il pourrait arriver avant qu’on ne ferme portes et volets. La tentation était terrible, mais il revit soudain, de l’autre côté du glacis blanc de la nappe, la figure de l’étranger qu’on voulait lui imposer comme frère et surtout ses yeux verts qui pétillaient de méchanceté, qui semblaient se moquer de lui et en même temps l’avertissaient : « Je suis là pour prendre ta place parce que moi je lui ressemble ! » disaient ces yeux-là et Adam retrouva toute sa colère. De quoi aurait-il l’air en rentrant à présent ? Du coup, l’autre pourrait railler, et le narguer et se gausser ! Non. Il n’était plus question de reculer. Quand il aurait trouvé son paradis, il donnerait de ses nouvelles et, plus tard, ferait venir Amélie comme il l’avait promis.

Ainsi réconforté, il rassembla ses affaires, rangea soigneusement ce qui lui restait de provisions, goba ses œufs, enfonça son bonnet jusqu’aux sourcils et quitta finalement son refuge.

La nuit était close lorsqu’il atteignit les premières maisons de Barfleur. Tout était fermé mais, par les découpes des volets, on apercevait la lumière jaune des chandelles allumées. Demain était le jour des Morts et, dans chaque demeure, commençait une veillée de prières et de souvenir en hommage aux disparus et aussi pour apaiser les âmes errantes. Parfois on entendait l’écho murmuré des oraisons. Parfois aussi un cantique entonné avec plus de bonne volonté que de sens de l’harmonie. En d’autres circonstances, Adam aurait trouvé ça amusant mais au milieu de cette nuit houleuse qui charriait des paquets de nuages avec, en contrepoint, l’éclatement des vagues sur les rochers, l’atmosphère était sinistre. Adam pensa qu’il aurait peut-être dû rester vingt-quatre heures de plus dans sa grange : aucun marin, sans doute, ne prendrait la mer le jour des Trépassés.

Il balança un moment sur l’idée de revenir en arrière mais, soudain, il entendit des pas qui s’approchaient et, du coup, fila droit devant lui, embouquant la large rue Saint-Thomas, la plus importante du bourg, et piquant vers la mer. Il dépassa le Château-Bleu converti en forges, atteignit la vieille halle, simple toit étendu sur des piliers de pierre, évita la descente vers la grève qui était une manière de chemin boueux et glissant dans lequel les voitures des mareyeurs s’enfonçaient jusqu’aux moyeux — l’une d’elles était immobilisée en plein milieu — , longea la vieille église de granit gris dont la tour basse et carrée se donnait dans l’ombre des allures de donjon et gagna finalement la digue le long de laquelle étaient rangés les plus gros bateaux.

Il comprit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : deux bisquines étaient amarrées là, les plus grandes bien certainement de toute la flotte de pêche de Barfleur, et, seules de tout ce que contenait le port, elles étaient déjà pavoisées, prêtes à recevoir ceux qui allaient voguer au-devant du plus important personnage de l’État. Elles se balançaient doucement en tirant sur leurs aussières qui grinçaient, mais, en dépit de l’angoisse qui lui tordait le ventre depuis qu’il avait posé le pied sur la jetée, Adam les trouva plutôt rassurantes. Cela tenait peut-être à leurs dimensions, leurs larges coques ressemblant un peu à un berceau. De plus, la mer étant haute, elles étaient presque à niveau de la digue. Il suffisait d’enjamber pour embarquer, et on évitait ainsi de s’aventurer sur le raide escalier de pierre aux marches glissantes d’algues tendu au flanc du mur.

Pourtant, le jeune garçon hésitait encore, repris par ses vieux démons et la crainte d’avoir mal au cœur, mais avait-il le choix ? Comme pour répondre à sa muette interrogation, le bruit de pas se fit à nouveau entendre. Le ciel, qu’une ondée venait de nettoyer, s’éclaircissait. Adam aperçut deux hommes arrêtés à l’entrée de la jetée. Alors, sans plus hésiter, il sauta dans le bateau, cherchant où se cacher, vit l’échelle qui menait à la petite cale et, oubliant totalement qu’il n’était plus sur un élément stable, s’y précipita, plongeant dans des ténèbres qui lui parurent celles mêmes de l’enfer. Un enfer sentant furieusement le poisson et la saumure.

Naturellement, il manqua l’un des cinq échelons et atterrit sur le bas du dos sans pouvoir retenir un gémissement de douleur bien que le balluchon attaché à son cou eût amorti quelque peu le choc. Péniblement, il se redressa, se mit à quatre pattes et, n’osant se relever de crainte de s’assommer, il entreprit de se traîner sur le plancher visqueux à la recherche du coin le plus obscur et le plus reculé de l’endroit :

 — Oh la là ! marmotta-t-il. Ce que je me suis fait mal ! Pourvu que je n’aie rien de cassé il ne me manquerait plus que ça...

Sa main tâtonnante trouva soudain quelque chose d’insolite : une manche de drap épais mais, sous cette manche, il y avait un bras. Qui se détendit brusquement. Adam put tout juste émettre une sorte de gargouillis : le bras en question entourait déjà son cou, l’étranglant à moitié. En même temps quelqu’un chuchotait sur le mode furieux :

 — Silence ! En voilà un imbécile qui ne sait pas descendre trois barreaux et qui parle tout seul par-dessus le marché !