Il y avait aussi le pays natal de Père, l’immense Canada dont celui-ci parlait avec tant d’émotion lorsqu’il lui arrivait de laisser les souvenirs d enfance remonter à la surface : le majestueux Saint-Laurent, le grand estuaire peuplé de baleines soufflant des geysers d’eau scintillante, les profondes forêts où on l’avait autorisé deux ou trois fois à suivre l’Indien Konoka, ce héros rouge d’un autre âge dont il conservait, au bout d’une chaîne d’or pendue à son cou, la griffe de loup offerte au jour de leur séparation...
Certes, Adam aimait profondément son coin de terre et sa maison, mais il lui était arrivé plus d’une fois de rêver à ces contrées lointaines qui parlaient à son cœur autant qu’à son imagination. Sans d’ailleurs s’y attarder vraiment car entre elles et lui se dressait un obstacle bien plus redoutable qu’une flotte anglaise : le vaste océan, la mer sans cesse recommencée dont il avait une peur affreuse.
Il n’éprouvait pas pour autant de répulsion pour les côtes, les plages, les rochers et leurs habitants, les beaux oiseaux et les longues traînes luisantes du varech et du goémon dont il lui arrivait d’aider à la récolte. Et puis il y avait l’immense paysage marin que l’on découvrait des fenêtres de la maison : infini et toujours différent, changeant, nacré, irisé, scintillant, glacé d’azur ou d’or par les jours de beau temps mais semblable à l’enfer déchaîné lorsque soufflaient bourrasques et ouragans. L’enfant avait des yeux pour voir et admirer, mais son optique devenait singulièrement différente dès qu’il s’agissait de pénétrer dans cet univers fantasque et incertain ou même de mettre le pied sur un bateau ; outre le mal de mer, Adam éprouvait une véritable panique depuis le jour où il était tombé d’une barque de pêche. Il eut, à la suite de cet incident, des cauchemars, des convulsions même, et son père renonça à lui apprendre à nager. Cette seule idée faisait pousser de véritables cris de terreur à l’enfant.
— On ne peut même pas le qualifier de poule mouillée ! soupirait Élisabeth qui, elle, nageait comme une otarie. Il se considère comme perdu dès qu’il a de l’eau jusqu’aux genoux !
A présent, cette peur posait un véritable problème au jeune fugitif. Lorsqu’il avait quitté Varanville, sa détermination était ferme : le seul endroit où on le chercherait mollement était le bord de mer, donc c’était là qu’il devait se rendre mais, bien sûr, pas à Saint-Vaast où tout le monde le connaissait. Barfleur, d’ailleurs beaucoup plus proche du château d’Amélie, convenait parfaitement : six ou sept kilomètres, pour compter selon le nouveau système métrique établi par le gouvernement en 1795.
Seulement, à mesure qu’il approchait de son but, et surtout quand le vent se leva, il sentit faiblir sa résolution : où allait-il trouver le courage de se cacher dans l’un des bateaux dont il avait entendu dire chez les Rondelaire qu’ils devaient se rendre au Havre pour porter des pétitions et aussi quelques présents au Premier consul dont la visite était attendue pour le 4 ou le 5 novembre. C’était le grand événement qui agitait toute la Normandie et, incontestablement, il y avait là une occasion.
Tapi dans la paille d’une grange où il avait réussi à se faufiler, Adam, tout en mangeant le reste de son fromage et de son pain, songeait tristement que la liberté demandait parfois de bien grands sacrifices et c’en serait un terrible que d’affronter les flots de la baie du Cotentin pour gagner le grand port du Havre où il était à peu près certain de trouver une aide.
Deux ans plus tôt, en effet, il avait rencontré, chez les Rondelaire, une extraordinaire vieille fille, Mlle de La Ferté-Aubert, qui, pendant les plus durs moments de la Terreur, avait trouvé refuge à Escarbosville. Elle était la marraine de Julien et possédait un caractère dont le moins que l’on pût dire est qu’il était difficile. Naturellement, l’ombre de la guillotine définitivement écartée, Mlle Radegonde était rentrée chez elle pour y veiller à ses intérêts : ceux d’une affaire d’armement naval qu’elle avait réussi à tenir à bout de bras tant qu’il n’avait pas été question d’y laisser sa tête. Le calme revenu, elle s’était hâtée d’y retourner mettre de l’ordre. Non sans offrir de généreux remerciements pour l’asile reçu, ce qui permit à ses cousins, à peu près ruinés, de se remettre à flot. Mais les liens si étroits lorsque le danger menace ont tendance à se relâcher quand revient la quiétude. Le dernier séjour, estival celui-là, de la vieille demoiselle s’était soldé par un désastre : une de ces brouilles familiales suscitées par une broutille qui l’avait renvoyée de l’autre côté de la baie écumante de rage et jurant ses grands dieux qu’on ne la reverrait jamais sur la côte est du Cotentin.
Cependant, durant ce dernier séjour, elle s’était prise d’amitié pour Adam. Aussi, au moment de monter en voiture, elle lui avait déclaré :
— Je ne reviendrai jamais ici, petit, mais je t’aime bien. Sache donc que si, un jour, tu as besoin d’aide, tu en trouveras toujours dans ma maison, sur le quai Notre-Dame ! Et n’oublie pas de saluer ta famille pour moi !
Sur le moment, Adam n’attacha guère d’importance à une invitation destinée peut-être à offenser les Rondelaire, mais à présent, et alors qu’il tentait de mettre le plus de distance possible entre lui et les siens, il se reprenait à y songer.
Comme il arrive lorsque l’on est très malheureux, l’enfant s’efforçait d’oublier sa grande peur pour s’accrocher à une image : celle du jardin de la Martinique, le petit paradis de Claire-Eulalie fleuri, feuillu, parfumé, exubérant où tout le monde devait vivre à l’aise depuis les fourmis jusqu’aux oiseaux du ciel. Que le drapeau anglais flottât présentement sur cet éden lui importait peu. Il savait seulement que Mlle de La Ferté-Aubert possédait des navires et que, grâce à eux, il devait être possible d’approcher son rêve. Évidemment, ses connaissances géographiques étaient assez vagues mais il estimait, en gros, la situation de l’île et, d’un seul coup, il se sentit envahi d’un immense courage. De toute façon, l’important était de fuir...
Non qu’il eût cessé d’aimer lés siens. S’il souffrait tant, c’était justement de les quitter mais sa détermination restait intacte : elle ressemblait tellement à celle de sa mère, Agnès de Nerville faisant démolir son château ancestral pour en engloutir les pierres dans les fondations de la grande digue de Cherbourg17 : il voulait à tout prix tourner définitivement le dos à ses souvenirs.
Seulement, entre ses rêves et leur réalisation, il y avait sa vieille ennemie : la mer qu’aucun raisonnement ne lui permettait d’effacer. Allait-il se laisser décourager par une terreur qui faisait sourire sa sœur ?
Pourtant, à mesure que la nuit avançait, la tempête s’apaisait et, avec elle, les angoisses du fugitif. A force de discuter avec lui-même il en vint à une conclusion quasi cornélienne : s’il parvenait à franchir la grande baie sans y rendre l’âme — même s’il devait être malade comme une bête — , s’il réussissait à prendre pied sur un quai du Havre, il serait exorcisé et, dès lors, le monde lui appartiendrait : une traversée de plusieurs semaines serait à sa portée et, surtout, il aurait l’impression d’être en train de devenir un homme.
Fort de cette résolution, Adam se roula en boule dans sa paille et s’endormit dans la douce sérénité d’une conscience apaisée. Et aussi, il faut bien le dire, parce qu’il était rompu de fatigue...
Le son des cloches le réveilla.
Il s’en trouva soudain environné. Elles sonnaient de partout : à gauche, à droite, devant, derrière et ce concert matinal lui donna la sensation d’être transporté dans un monde différent. Il se souvint soudain que c’était la Toussaint. Clémence en parlait l’autre jour avec Béline comme d’un immense événement. Pensez donc ! La première grande fête chrétienne depuis que l’on avait retrouvé le droit de la célébrer à la face du Ciel. Bien des églises avaient été déshonorées, souillées, meurtries comme celle de Saint-Vaast ou de Rideauville, mais on n’y chanterait qu’avec plus d’ardeur les louanges du Seigneur. En outre, après s’être tant reposés, les bras des sonneurs semblaient avoir emmagasiné des réserves : Dieu, quelle vigueur !
Évidemment, il ne pouvait être question pour Adam d’aller à la messe. Il eut cependant une pensée pour celle que l’on chanterait à la Pernelle : un jeune prêtre s’en chargerait et mettrait ses pas dans ceux du vieux M. de La Chesnier que tous aimaient bien aux Treize Vents et dont on fleurirait la tombe en même temps que celle de Grand-Mère Mathilde...
S’apercevant soudain qu’il était en train de plonger dans des souvenirs qui ressemblaient à des regrets, Adam les repoussa fermement. Cette fête l’arrangeait bien : personne ne travaillerait aujourd’hui et il garderait la grange pour lui tout seul. A la nuit seulement, il la quitterait pour achever le chemin à parcourir jusqu’à Barfleur : à peu près une demi-lieue. Pas grand-chose en vérité ! A condition de trouver quelque chose à manger. Il commençait à sentir la faim...
Des provisions fournies par Amélie, il restait si peu que rien : tout juste un fond de confiture. Adam regretta d’être parti si vite, la veille au soir : n’avait-elle pas promis de lui rapporter quelques vivres ? Il avait craint qu’elle ne soit surprise, ou suivie, ou dans l’impossibilité de revenir... ou même qu’elle dise la vérité en dépit de ce grand serment qu’il avait eu tant de peine à obtenir...
Poussé par la nécessité, il en vint à penser qu’il faudrait se hasarder dans la ferme dont dépendait sa grange. Les volées de cloches qui continuaient à déferler sur les alentours l’y encourageaient : tout le monde irait certainement à la messe. Il avait donc une forte chance de trouver le chemin libre.
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