Ayant dit, elle reprit son sommeil mais si Amélie ferma docilement les yeux, elle ne parvint pas pour autant à plonger dans le bienfaisant oubli. La promesse qu’Adam lui avait arrachée lui pesait sur l’estomac comme si elle avait mangé une énorme part de gâteau à la confiture et aux pommes. Au point qu’elle ressentait même une vague envie de vomir. Ce serait si bon de pouvoir tout raconter à Maman !
Aux Treize Vents, on ne dormit pas davantage. Enfermé dans sa bibliothèque, Guillaume tourna en rond toute la nuit, fouillant sa conscience, cherchant à démêler s’il avait vraiment commis une faute grave en exauçant le dernier vœu d’une mourante bien-aimée. La pensée d’Adam errant sous ces trombes d’eau l’angoissait mais aussi ces découvertes étranges, depuis deux jours, au sujet de ses enfants. Élisabeth révélait un tempérament de joueuse qui lui rappelait un désagréable souvenir. Il revoyait, assis à une table chez les Mesnildot, un homme vêtu de taffetas cerise jouant avec un face-à-main pendu au bout d’un ruban noir et laissant ses doigts libres manier des pièces d’or avec dans les yeux un feu sombre : Raoul de Nerville, l’assassin, le maudit, mais hélas le grand-père de ses enfants. Était-ce son fantôme ricanant qui avait insufflé au tranquille Adam, toujours un peu perdu dans les brumes du savoir, une révolte si peu conforme à son caractère ? Au cours des huit dernières années, Tremaine avait laissé s’endormir sa crainte d’une dangereuse hérédité, espérant seulement qu’en versant son sang pour une noble cause Agnès aurait réussi à en laver ses descendants16. Pourtant, voilà qu’en un seul jour deux signes venaient de se manifester chez Élisabeth : le jeu, bien sûr, mais aussi ce livre qu’elle voulait acquérir au prix d’un danger. Les cheveux de Guillaume s’étaient dressés sur sa tête en apprenant qu’il s’agissait des Liaisons dangereuses, chef-d’œuvre d’écriture mais d’une totale amoralité...
Ce n’était pas la première fois que l’amitié de sa fille pour la jeune Caroline de Surville l’inquiétait. Le voisinage de campagne en était la cause première mais aussi le fait que les Surville, très mondains, passaient les trois quarts de l’année à Paris où leurs enfants jouissaient d’une assez grande liberté ce qui leur donnait beaucoup d’attrait. Peut-être serait-il bon d’espacer les relations pendant les séjours du vicomte et de sa famille sur leur terre de Fontenay ?
Restait Adam dont Guillaume n’aurait jamais imaginé qu’il pût lui poser le moindre problème ! Qu’est-ce qui se passait donc dans sa tête ? Alors — et bien que de religion assez tiède ! — Tremaine pria, cette nuit-là, pour que son petit garçon lui fût rendu. Pour qu’il comprenne aussi que nul ne pouvait lui voler la moindre parcelle de l’amour paternel. Même pas le fils de Marie-Douce...
Dans son lit, Elisabeth priait, elle aussi, avec une sorte de fébrilité. Elle qui adorait le vent se trouvait, au cœur de cette nuit de tempête, trop effrayée pour accéder à la détente des larmes. Cependant ses pensées suivaient un cours bien différent de celles de son père : inconsciemment, elle unissait dans une même anxiété le petit frère auprès de qui elle s’efforçait de remplacer la mère disparue, et cet autre enfant orphelin, bien étrange et bien mystérieux celui-là, mais auréolé d’une dramatique légende royale. Louis-Charles !... Les Treize Vents n’avaient été son refuge que durant peu de semaines, pourtant l’adolescente n’était jamais parvenue à l’oublier. Il était enfoui au fond de son cœur comme de sa mémoire et, bien souvent, il lui arrivait de prier pour qu’il lui fût donné de le revoir un jour... un seul jour !
Etait-ce seulement possible ? Le prince errant s’en était allé sur la mer et la mer n’avait renvoyé aucun écho, aucune nouvelle...
La seule qui eût couru la France était, pour Élisabeth, impossible à croire : en 1795, les gazettes annoncèrent que « l’enfant du Temple » venait de mourir. La jeune fille en avait souri. son ami ne lui avait-il pas appris qu’un autre enfant un bâtard du prince de Monaco dont un tailleur de Saint-Lô avait épousé la mère — lui avait été substitué. C’était celui-là sans doute que l’on avait enterré. Guillaume d’ailleurs partageait ce point de vue et pour cause : le Roi, selon lui, respirait quelque part dans le vaste monde et, ce soir, Elisabeth se demandait si l’on allait devoir se poser la même question pour un petit Adam irremplaçable...
Pourtant, elle était prête à l’aimer, cet Arthur venu d’Angleterre, mais c’était, aujourd’hui, plus difficile qu’hier parce que durant toute la journée il avait bien fallu s’occuper de lui et de son précepteur alors qu’Élisabeth aurait tant voulu suivre la quête de son père. Mais comment abandonner les nouveaux venus à Clémence, Lisette, Béline ou même Potentin qui errait d’une pièce à l’autre étayé par les anciennes béquilles de Tremaine ?
Le dîner avait été une rude épreuve. Comme la veille, elle s’était trouvée seule avec Arthur et Mr Brent mais, cette fois, dans le décor un peu solennel et si froid tout à coup de la salle à manger. Il y régnait un silence que la jeune fille ne se sentait pas le courage de rompre. Les yeux dans son assiette, Arthur ne desserrait pas les dents. Il ruminait Dieu sait quelles pensées noires ! Et ce fut seulement lorsque l’on sortit de table qu’il lança à sa jeune hôtesse :
— Une fameuse idée que ça a été de m’amener ici, n’est-ce pas ? Mais on dirait que votre père n’écoute jamais que ce qu’il a envie d’entendre !...
Sur ces mots, il sortit de la pièce en courant et on ne le revit pas de tout l’après-dîner mais Élisabeth, accablée, n’essaya même pas de savoir ce qu’il pouvait bien devenir...
CHAPITRE V
LA « MARIE-FRANÇOISE »
Et pourtant, Adam n’était pas sous la pluie.
Contrairement à ce qu’imaginaient son père, sa sœur, sa petite amie et tous ceux qui l’aimaient, le gamin, dès le premier coup de vent, s’était hâté de se procurer un abri. Il connaissait trop sa région pour ne pas savoir ce que signifiait cet avertissement survenu alors que la nuit s’installait. Il savait qu’il y en aurait au moins jusqu’au lever du jour. Donc pas question de courir les chemins sous une cataracte à moins de souhaiter en sortir épuisé et peut-être malade...
Avant de quitter Varanville et ainsi qu’il l’avait annoncé à la petite Amélie, le fugitif s’était accordé un long temps de réflexion. C’était une folie de vouloir gagner Paris. En admettant que Mme de Bougainville se fût déclarée sa protectrice — et ce n’était pas absolument certain — , il retomberait tôt ou tard sous la coupe de son père : il faudrait bien que quelqu’un paie ses études dans cette école où il prétendait être admis. Sans en avoir vraiment envie ! En tout cas, pas de celle d’Alexandre. Cette École polytechnique ne l’attirait en aucune façon. Les mathématiques n’étaient pas son fait. Ce qui l’intéressait, c’étaient les sciences naturelles, les fleurs, les plantes, les animaux, les pierres : ce qui se passait sur la terre ou en dessous. Il en vint même à voir un signe du destin : la catastrophe survenue chez sa marraine opposait à ses projets une barrière quasi prophétique. Mais où aller dans ces conditions ?
Et puis, tout à coup, un souvenir perça le déprimant brouillard qui semblait prendre un malin plaisir à s’épaissir autour de lui. Celui d’un déjeuner aux Treize Vents qui avait eu lieu plusieurs années plus tôt. Guillaume recevait le capitaine de l’Élisabeth tout juste revenu — par miracle d’ailleurs ! — de la Martinique où il avait pu échapper à la flotte anglaise qui occupait l’île. L’autre navire aux armes de Tremaine — l’Agnès — eut moins de chance et coula par le fond entraînant une perte sensible en hommes surtout, ce qui était le plus cruel pour Guillaume. Le dommage financier se trouvait compensé par l’exploit du capitaine Lécuyer qui revint les cales pleines, ayant échappé non seulement aux canons britanniques mais aussi aux pirates de tout poil qui écumaient alors l’océan Atlantique.
Or, s’il était un excellent marin, l’officier était aussi une manière de poète passionné par la faune et la flore de ces pays lointains où il jetait l’ancre. Entre autres, il adorait cette Martinique dont il parlait avec une tendresse convaincante :
— Je n’ai d’autre famille que la mer, monsieur Tremaine, disait-il. Aussi, lorsque je serai trop vieux pour mener convenablement la course d’un bateau, j’aimerais retourner là-bas et m’y fixer dans une espèce de carbet que je connais dominant la baie de Fort-Royal, qui est bien l’un des plus beaux lieux du monde. Espérons que, d’ici là, nous aurons réussi à en chasser les damnés Habits rouges.
En fait, s’il n’avait pas de famille, Lefèvre gardait dans la grande île une amie, Claire-Eulalie, auprès de laquelle il trouvait tout ce qui pouvait rendre heureux un homme aux goûts simples. Elle le nourrissait de « z’habitants », les énormes écrevisses du pays, de « coffres », des poissons beaux comme des œuvres d’art, de « tourlourous », gros crabes de terre que l’on servait avec du riz, et de tous les fruits qui poussaient à foison sur une terre singulièrement riche : des bananes, des prunes et surtout ces ananas que l’on qualifiait du nom de « France », synonyme là-bas de délicieux et de beau.
Il ne faisait pas mystère de cette amitié et c’était avec un bizarre enrouement qu’il décrivait la maison où l’on accédait par un chemin touffu bordé de cocotiers et d’arbres à pain dont une seule branche suffisait à nourrir une famille. Dans le jardin, où la moindre barrière de piquets fraîchement taillés ne tardait guère à porter racines, branches et feuilles, d’énormes touffes d’hibiscus luttaient vaillamment contre les lianes des orchidées et des fleurs de vanille. Il parlait aussi d’un ruisseau clair bondissant au milieu d’éboulis de rochers où il était si agréable de se prélasser par les fortes chaleurs de l’été. En résumé, un vrai paradis qui faisait rêver Adam...
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