— Alors, on ne se verra plus ? fit la petite déjà prête à pleurer. Et ça t’est égal !

Il se leva vivement et vint l’embrasser :

 — Mais non, grosse bête ! Ça me ferait trop de peine à moi aussi. Quand je serai grand on se mariera et tu partiras avec moi...

Rassérénée, elle lui rendit son baiser et se glissa hors du vieux colombier pour se diriger vers la maison. Ravitailler Adam ne présentait pas de grandes difficultés. On ne fermait jamais le fruitier ni la laiterie. Quant à la cuisine, c’était la chose la plus aisée du monde de s’y procurer un morceau de pain. Il suffisait de se servir s’il n’y avait personne ou d’annoncer qu’on avait faim.

La chance était avec Amélie. La cuisine lui parut déserte. Sans se soucier de l’endroit où pouvait bien être Marie Gohel, l’enfant tailla un bon morceau de pain pris dans la huche, hésita un peu devant les rayonnages où la cuisinière rangeait les pots de confitures qui faisaient sa gloire et dont elle avait le secret. Peut-être les comptait-elle ? De toute façon, il y en avait beaucoup et Amélie pensa qu’en rapprochant les pots d’une rangée, on ne s’apercevrait pas tout de suite qu’il en manquait un. Et puis Adam les adorait, ces confitures. Son amie pouvait bien courir un risque pour lui. Ce serait un cadeau d’adieu bien qu’elle n’aimât pas beaucoup le mot...

Se rendant ensuite au fruitier, elle y rangea ses larcins dans un petit panier, ajouta deux belles pommes et autant de poires d’hiver, puis s’en alla visiter la laiterie où elle se livra, avec les fromages en train de sécher, à la même opération qu’avec les confitures. Un petit pot de lait compléta le panier que, le cœur un peu affolé par toute cette suite d’audaces et la peur d’être prise, elle se hâta de porter à l’habitant du pigeonnier. Le tout sans avoir rencontré âme qui vive, ce qui la réconforta et lui donna l’impression qu’elle accomplissait une œuvre bénie du Ciel.

Adam se jeta sur la nourriture en affamé. Amélie le regarda un instant dévorer sans rien dire puis remarqua tandis qu’il mordait dans une pomme :

 — Comment vas-tu faire pour prendre la diligence ? C’est loin Valognes...

 — J’ai pensé à tout. Bien sûr c’est loin mais Saint-Pierre-Église n’est guère qu’à deux petites lieues d’ici et le chemin est facile. Je vais me reposer toute la journée et je partirai cette nuit. Au matin, je trouverai bien le moyen de grimper dans une charrette de choux pour aller à Cherbourg... et là je prendrai la diligence. Je sais qu’elle part après-demain. Tu vois, c’est simple ! A présent, je vais dormir un peu... mais n’oublie pas mon adresse...

Repu, Adam tenait debout par miracle. De plus en plus tourmentée, Amélie n’insista pas et se dépêcha de rentrer. D’ailleurs sœur Marie-Gabrielle claironnait son nom à tous les échos. Pour se rassurer, elle pensa qu’il ne partirait pas sans connaître l’adresse de sa marraine. Cela lui donnait le temps de souffler un peu.

L’angoisse la reprit quand, deux heures plus tard, elle vit M. Tremaine mettre pied à terre devant le perron du château en réclamant sa mère. Elle fut alors partagée entre une forte envie d’écouter aux portes et celle de s’enfuir en courant. Ce qui eût été tout à fait stupide, mais elle n’eut pas le choix ce qui lui procura une sorte de soulagement un peu lâche : c’était l’heure des leçons...

On sait comment la dictée se termina.

D’abord plongée dans l’accablement, Amélie, laissant sa sœur et l’ancienne religieuse vaquer aux bagages, hésita un moment sur ce qu’elle devait faire. L’idée de laisser Adam s’embarquer dans la fameuse diligence l’effleura : est-ce que ce ne serait pas la meilleure chose qui pût lui arriver ? En admettant qu’il y réussisse bien sûr ! Mais il était bien certain que si Mme de Varanville se trouvait nez à nez avec Adam, elle saurait très certainement quelle attitude adopter...

C’était séduisant... seulement, voilà, c était aussi manquer à la loyauté envers un être cher. Dans l’état où elle l’avait vu, Adam était bien capable de ne jamais le lui pardonner. Et ça, c’était trop affreux !... En foi de quoi, elle décida qu’il valait mieux le prévenir. D’abord, Adam pouvait manquer la voiture, en prendre une autre et débarquer finalement chez les Bougainville à un moment où sa présence serait moins souhaitée que jamais. Au milieu d’un pareil drame on ne l’écouterait même pas et ce fut ce qu’elle alla lui apprendre.

Il le prit d’abord très mal :

 — Tu es sûre de ne pas avoir inventé toute cette histoire ? bougonna-t-il.

 — Inventer la mort d’Armand ? Oh ! Adam ! s’écria-t-elle scandalisée, comment peux-tu avoir de pareilles idées ?... D’ailleurs, si tu ne me crois pas, la voilà ton adresse, ajouta-t-elle en lui glissant un papier dans la main (elle n’avait eu aucune peine à l’obtenir, la demandant à Rose sous prétexte de lui écrire pendant qu’elle serait auprès de Flore).

La mine boudeuse, il prit le papier plié qu’il fourra dans sa poche. Visiblement la nouvelle le tracassait. Il ne s’agissait pas de peine parce qu’il ne connaissait pas assez les jeunes Bougainville, mais il était bien certain qu’il y avait là un problème.

Amélie laissa un silence s’installer. Assis de nouveau sur sa pierre, Adam mâchonnait distraitement sa seconde pomme. Au bout d’un moment tout de même, elle hasarda :

 — Tu ne crois pas que tu ferais mieux de rentrer ? Toute la maison est sens dessus dessous à cause de toi.

Bien que très bleu, le regard qu’il lui lança ressemblait curieusement à celui de son père lorsqu’il était en colère : fulgurant avec des éclairs fauves :

 — Tant mieux ! Tout ce que je souhaite, c’est que mon père se rende compte de ce qu’il a fait. Moi je m’en tiens à ce que j’ai décidé : puisqu’il a un autre fils, il n’a plus besoin de moi...

 — Et si tu parlais à Maman ? Elle est tellement bonne et compréhensive ! Elle trouverait sûrement un moyen de tout arranger...

 — Facile à deviner, le moyen : elle me ramènerait à la maison. Non, je ne veux pas lui parler. Elle aime trop mon père qui le lui rend bien... Et toi, tu vas me jurer de ne dire à personne que tu m’as vu, ajouta-t-il pris d’un soudain soupçon.

 — Jurer ? Mais Adam pourquoi ? Est-ce que tu n’as pas confiance en moi ?

 — Si, mais toi aussi tu es trop bonne ! Tu serais capable de tout dire pour me rendre service et je ne veux pas de ça. Jure ! Je serai plus tranquille...

Il fallut bien en passer par là.

 — Que vas-tu faire ? demanda-t-elle une fois remise de l’émotion causée par cet instant solennel à l’issue duquel Adam, de son côté, s’était engagé à revenir un jour la chercher pour l’épouser.

 — Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse. A propos, quand est-ce que tu pars ?

 — Demain matin. Maman nous déposera à Chanteloup avant de gagner Valognes. Bon... eh bien à présent il faut que je te laisse mais je viendrai te voir ce soir avant d’aller au lit. Je tâcherai de te rapporter à manger...

 — C’est gentil...,

J’espère que... d’ici là tu auras changé d Je t’en prie, Adam, sois raisonnable ! Il serait si simple de demander à ton père de t’envoyer lui-même dans une école...

Elle lui posa un gros baiser sur chaque joue puis elle partit, le cœur lourd. C’était si triste de penser que leur amitié ne suffisait pas à le retenir ! Et puis, s’il ne pouvait plus rejoindre sa marraine, Amélie ne voyait pas du tout où il pourrait chercher refuge...

A dire vrai, Adam ne le voyait pas non plus. Pourtant, le soir tombé, quand la fillette revint après une dernière visite au fruitier, elle ne trouva plus personne. Il n’y avait, dans le vieux colombier, que trois trognons de pommes et de poire...

Cette nuit-là, il lui fut impossible de s’endormir. Un vent violent venu de la mer se mit à souffler, déversant des seaux d’eau sur un monde noyé. Pelotonnée dans le grand lit qu’elle partageait avec Victoire, Amélie s’efforçait d’étouffer ses sanglots en écoutant les hurlements de la tempête et, parfois, le craquement d’une branche d’arbre. C’était affreux d’imaginer Adam cheminant péniblement sous les bourrasques, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, et traînant son balluchon. Il devait être trempé en dépit de ses vêtements épais et de sa grosse cape. Et s’il se perdait ? Et s’il faisait de mauvaises rencontres ?...

Dire qu’elle n’avait même pas pensé à lui parler de ces malandrins dont Félicien Gohel s’entretenait ce matin avec Marie ! S’il tombait sur eux, ces gens étaient capables de lui faire un mauvais parti. Cette pensée était tellement effrayante qu’elle chercha vite une prière pour demander à la Sainte Vierge d’aller à son secours, de le prendre sous sa protection, mais, comme il arrive lorsque l’on est affolé, elle n’en trouva aucune qui lui parût tout à fait appropriée et dut improviser en reniflant à petits coups. Pas assez discrets cependant :

 — Qu’est-ce que tu as ? marmotta sa sœur à demi réveillée. Tu n’es pas malade au moins ?...

 — Non... mais je me tourmente pour Adam Tremaine. C’est terrible de se sauver comme ça de sa maison et... avec ce vilain temps...

 — C’est surtout un jeune imbécile ! Que l’arrivée de ce garçon ne lui fasse pas plaisir, on peut le comprendre, mais de là à lui laisser la place ! C’est vraiment trop bête.

Victoire passa une main tâtonnante sur la figure d’Amélie, la sentit mouillée de larmes et s’attendrit :

 — Allons, ma chérie, tu ne vas pas te tourmenter pour Adam ? Justement parce qu’il fait si mauvais, il en aura vite assez des grandes aventures. Ce n’est pas du tout son genre.

Passant un bras fraternel autour de sa petite sœur, elle la serra contre elle :

 — Cesse de te tourmenter et dors ! Demain il fera jour et nous aurons peut-être de bonnes nouvelles...