— En réalité, dit Joseph, dont les yeux habituellement si froids se mouillaient de larmes, il pourrait s’agir d’un chagrin d’amour...

Rose eut un cri d’horreur et de douleur tout à la fois :

 — Cet enfant se serait... oh non ! C’est impossible !

 — Malheureusement, c’est possible et c’est aussi ce qui est en train de tuer Mme de Bougainville. Elle est presque folle de désespoir et son époux ne sait plus que faire pour lui rendre un peu de paix. Il ne cesse de répéter qu’il s’agit d’un accident, et défense formelle a été faite à sa maisonnée de parler d’autre chose. Armand a été victime d’un accident ; un point c’est tout !

Cela permettait la sépulture chrétienne : le corps du jeune noyé demeura à Suisnes mais le cœur enfermé dans une urne rejoignit le tombeau des Bougainville dans l’ancien cimetière Saint-Pierre de Montmartre, dit du Calvaire13, réouvert depuis l’année précédente.

 — Mme de Bougainville, conclut l’avocat dans un soupir, a grand besoin du secours d’une femme qu’elle aime. Il n’y a que des hommes autour d’elle ! Je sais bien que la mauvaise saison arrive et qu’un voyage n’est guère agréable, mais Noël aussi approche et l’amiral s’en épouvante. L’absence d’Armand n’en sera que plus cruellement ressentie...

 — Le premier Noël carillonné depuis tant d’années ! dit Rose, songeuse. Ce Bonaparte en signant le Concordat avec Rome nous a rendu nos prêtres et nos cloches. Pourquoi faut-il qu’elles aient sonné en glas pour cet enfant ? Vous avez raison de penser que la Nativité sera douloureuse à ma pauvre Flore qui aimait tant cette fête !... Vous avez bien fait de venir me chercher, mon ami. Je vais tout disposer pour pouvoir prendre après-demain la diligence de Paris. Cela vous permettra de vous reposer un peu car vous repartez avec moi, j’imagine ?

 — Bien entendu... si je ne suis pas importun ?

 — Est-ce bien raisonnable ? intervint Guillaume. Qu’allez-vous faire de votre maisonnée ? Voulez-vous me confier vos filles ?

 — Vous trouvez que vous n’avez pas encore assez de problèmes ? Merci, Guillaume, mais je vais les envoyer à Chanteloup. Ma tante, qui les adore, sera enchantée de les avoir. Pour le reste, Félicien s’en tirera parfaitement sans moi : il nous a déniché de bons valets de ferme...

Elle s’agitait à présent et Guillaume comprit qu’il fallait la laisser à ses préparatifs. Il devinait que Rose, dont le cœur débordait toujours peur ceux qu’elle aimait, avait hâte d’en déverser les trésors sur sa cousine Flore devenue une mère désespérée. Peut-être aussi — mais cela elle ne l’avouerait pas, jugeant sans doute qu’en de telles circonstances il y aurait là de l’égoïsme et un peu d’indécence — pensait-elle qu’en se rendant à Paris elle pourrait aller embrasser son fils, son Alexandre dont elle était si fière ! D’abord parce qu’il était charmant, ensuite parce qu’il possédait une belle intelligence et manifestait pour l’étude un goût prononcé. Comme tous les enfants nobles il avait d’abord eu un précepteur mais celui-ci, M. Herbet, âgé seulement de vingt-cinq ans, avait été pris par la conscription. Pendant les jours noirs de la Terreur, les petits Varanville reçurent l’enseignement d’une ancienne religieuse bénédictine de l’abbaye Notre-Dame-de-Protection, à Valognes. Celle-ci, Marie-Gabrielle de Maneville, était filleule de Mme de Chanteloup. Chassée comme ses compagnes en 1792, elle avait trouvé asile à Varanville où elle se cachait sous des habits de paysanne. Très cultivée, elle assuma sans peine le relais de M. Herbet, et continuait à assurer l’instruction des deux filles de Rose : Victoire et Amélie.

Quant à Alexandre, depuis environ un an, il vivait à Paris, chez Mme de Baraudin, la sœur de Bougainville, en compagnie de Hyacinthe, le fils aîné du navigateur. Celui-ci, en effet, ayant découvert les capacités de ce jeune cousin, obtint de Rose qu’elle le lui confiât : il lui fallait des maîtres de valeur devenus introuvables aux confins du Cotentin. Et, en effet, grâce à sa position dans le monde scientifique et à ses relations — il était membre du Bureau des longitudes et surtout de l’Académie des sciences depuis le glorieux 26 février 1795 — , il avait pu faire admettre son fils d’abord puis le jeune Varanville dans la toute nouvelle Ecole polytechnique, fondée par la Convention en 1794 grâce à l’impulsion de Monge et de Carnot14 sous l’appellation d’École centrale des travaux publics, rebaptisée l’année suivante et dont les cours se donnaient à l’hôtel de Lassay, dans les dépendances de l’ancien Palais-Bourbon15.


Aussi, tandis que Guillaume Tremaine, le cœur plus lourd que jamais, regagnait les Treize Vents dans l’espoir d’y apprendre des nouvelles, Rose confia le cavalier exténué aux bons soins de Marie Gohel et se mit à la recherche de ses filles. Elle les trouva en compagnie de sœur Marie-Gabrielle, dans la petite salle d’études aménagée au premier étage, près de la tourelle octogone où tournait le vieil escalier de pierre.

On faisait une dictée. Les plumes grinçaient en crachant un peu sur le papier tandis que la voix douce mais précise de l’ancienne religieuse détaillait soigneusement le texte tiré des Caractères de M. de La Bruyère :

« Imaginez-vous l’application d’un enfant à élever un château de cartes ou à se saisir d’un papillon : c’est celle de Théodote pour une affaire de rien et qui ne mérite pas qu’on s’en remue... »

Les deux fillettes se donnaient du mal, un bout de langue rose coincé entre leurs dents et elles se gardèrent bien de lever les yeux quand leur mère pénétra dans la pièce, le plus doucement possible : Rose savait sœur Marie-Gabrielle très stricte sur l’application de son programme scolaire ainsi que sur le respect dû aux bons auteurs. Aussi attendit-elle patiemment, debout derrière les petites, s’accordant le loisir de les contempler en les comparant mentalement à leur frère aîné. S’étonnant toujours d’ailleurs de leurs différences...

A quinze ans, Alexandre, casqué de courts cheveux noirs brillants et bouclés, ressemblait à un jeune dieu grec. Victoire, onze ans, proclamait son ascendance viking avec ses cheveux d’un blond pâle, lisses et soyeux mais raides à décourager tous les fers à friser ; ses yeux avaient la couleur des noisettes pas tout à fait mûres. Quant à la petite Amélie, plus jeune d’un an, elle ressemblait à un chaton avec son petit visage triangulaire où les yeux s’étiraient comme de jeunes pousses vertes. Le tout recouvert d’une toison châtaine, brillante mais indisciplinée et qui lui arrachait des hurlements lorsqu’il s’agissait de la coiffer. Avec elle c’étaient les peignes qui souffraient. D’autant plus que la fillette montrait une grande attirance pour la vie sauvage, n’aimant rien tant que courir les bois, les champs et grimper aux arbres. Tels qu’ils étaient, cependant, leur mère les adorait, voyant en eux le sel de la terre et la lumière du ciel. Et plus encore bien sûr depuis la disparition de leur père.

La dictée terminée, sœur Marie-Gabrielle leva sur la jeune femme un regard souriant :

 — Merci de respecter mes manies et d’avoir bien voulu attendre. D’autant que vous avez certainement quelque chose à nous dire ?

 — Sans doute, mais il eût été dommage de couper la parole à M. de La Bruyère... A présent voici : chère amie, je dois me rendre à Suisnes auprès de ma cousine Flore qui vient de subir une perte cruelle...

 — Elle a perdu quelqu’un ? demanda Victoire.

 — Oui... Je sais que vous en aurez de la peine mais il est inutile de vous laisser dans l’ignorance : votre cousin Armand a été victime d’un accident...

Il y eut un concert d’exclamations attristées et aussi des larmes versées par les deux enfants, mais Victoire, plus froide que sa sœur et sachant déjà garder la maîtrise d’elle-même, ne s’attardait jamais à de trop longues considérations :

 — Cela veut dire que vous nous envoyez à Chanteloup, Maman ?

 — Oui, ma chérie, et je venais demander à sœur Marie-Gabrielle si elle voulait bien vous y accompagner. J’espère que cela ne vous ennuie pas ? Vous aimez beaucoup Chanteloup...

Cela était indubitable pour Victoire. Si elle détestait être séparée de sa mère, la perspective de deux ou trois semaines chez la plus charmante des douairières l’enchantait positivement. Même sœur Marie-Gabrielle, qu’elle craignait un peu, relâchait sa surveillance : la vieille dame s’entendait comme personne à la distraire de ses devoirs en évoquant avec elle un passé auquel toutes deux étaient très attachées. Lorsque l’on allait au château, Mme de Chanteloup et l’ancienne bénédictine — qui d’ailleurs ne tarderait sans doute guère à rejoindre un couvent de son ordre dès qu’il se serait regroupé — , consacraient des heures à bavarder en buvant force tasses de chocolat ou de café, égrenant des souvenirs et commentant les nouvelles du jour. La vieille dame en oubliait de s’évanouir à tout bout de champ lorsque la moindre contrariété s’annonçait, manie qui lui était un peu passée avec les affreux moments vécus durant la Terreur : perdre connaissance pour un vase brisé se pouvait concevoir, mais il était impensable, lorsque l’on était de bonne race, de s’affaler sur un tapis quand un rustre malodorant venait fouiller votre demeure, mettre votre cave au pillage et vous menacer, si vous osiez protester, de vous traîner en prison. Dans ces cas-là, on se devait de faire face !

Ce fut donc avec un certain enthousiasme, tempéré par le sens des convenances, que Victoire et sa gouvernante provisoire quittèrent la salle d’étude pour s’occuper de leur départ. Amélie, elle, était plongée dans les affres inhérents aux grandes catastrophes. Qu’allait-elle pouvoir faire, à présent, de son ami Adam venu, aux premières lueurs du jour, se réfugier dans le vieux colombier de Varanville et qui comptait sur elle pour la tirer d’une situation vraiment difficile ?