— Pardonnez-moi, mon ami... Mais j’ai besoin d’être seule... Rendez-moi seulement le service de le dire à ceux d’ici... moi je ne peux pas !
Elle s’était enfuie par la porte du jardin, laissant Guillaume affronter seul la douleur de Félicien et Marie Gohel, les vieux serviteurs de Varanville qui avaient vu naître Félix...
Sept années s’étaient écoulées depuis ce terrible jour, sept années au cours desquelles Rose ne se plaignit pas une seule fois, s’attachant, pour ses enfants encore si petits, à ne rien changer à son comportement habituel, excepté la couleur de ses robes : le noir remplaça la joyeuse couleur verte qu’elle aimait tant et qui lui allait si bien. Et puis, bien sûr, elle ne rit plus aussi souvent.
— J’ai eu près de dix ans de bonheur, dit-elle un jour à Guillaume. C’est plus que n’en ont les autres femmes...
Ce qui lui était peut-être le plus cruel était de ne pouvoir ramener au pays le corps de son époux et d’être dans l’impossibilité d’aller prier sur l’immense tombe où il reposait, mêlé à ses compagnons d’infortune. La Révolution était terminée, sans doute, mais la France ressemblait à un navire privé de pilote. La soif de vivre, la débauche et la corruption s’y donnaient libre cours cependant qu’un peu partout se levaient des vengeurs. L’insécurité des chemins était pire que jamais car des bandes de brigands profitaient amplement de la pagaille générale. Aussi Guillaume s’était-il refusé à conduire Rose à Auray : quand l’ordre serait rétabli, il tiendrait à l’honneur de l’escorter jusque-là mais, dans l’état actuel des choses, il eût été insensé de risquer sa vie dans ce pèlerinage : elle se devait à ses enfants et à Varanville...
Quand la lumière jaune de la grosse lampe à huile dissipa les ombres du « confessionnal », Guillaume pensa que les années coulaient sur Rose sans rien entamer de sa fraîcheur. Dans les robes noires éclairées de mousseline blanche qu’elle ne quittait plus, elle ressemblait encore beaucoup à la jeune fille en satin vert que Félix et lui avaient rencontrée dans le salon de Mme du Mesnildot à leur retour des Indes. Plus mince tout de même, ce qui affinait ses traits. Cependant, à trente-quatre ans, le visage de Mme de Varanville gardait son teint de fleur et ses fossettes. Seule une mèche blanche, une seule, dans la masse brillante de ses cheveux châtain doré, trahissait la blessure secrète.
En même temps que la lampe, la vieille Marie avait apporté du café. Rose estimait que son visiteur en avait besoin. Lorsqu’il eut bu sa première tasse, elle lui en servit une autre puis demanda :
— Êtes-vous allé à Escarbosville ? Le jeune Rondelaire étant son inséparable, Adam a dû se tourner tout naturellement vers lui ?...
— Je le pensais aussi et je suis allé là-bas tout droit en quittant la maison. Personne ne l’a vu. Ni Julien ni M. l’abbé Landier qui les instruit tous les deux et à qui mon fils voue une grande admiration...
— Ne la partagez-vous pas ? C’est un homme de savoir...
— Croyez que je n’en doute pas, mais c’est le savoir en question qui m’inquiète un peu. Adam lui doit sa passion pour le latin, le grec et les sciences naturelles, mais voilà qu’à présent, lui et ses élèves, se lancent dans l’archéologie. Adam est rentré hier au soir couvert de boue et dans une grande excitation...
— Autrement dit : il était heureux ?
— Presque trop. Nous étions à table et si je l’avais laissé faire nous aurions eu droit à une vraie conférence. Et puis, il a vu Arthur... Vous savez la suite.
Il y eut un silence. Rose, le regard absent, tournait rêveusement sa cuillère dans sa tasse. Au bout d’un moment, elle eut un soupir et demanda :
— Comment est-il ?
— Arthur ? Sans la fugue d’Adam je vous l’aurais amené pour que vous en jugiez, mais dans ces conditions...
— Je gage qu’il vous ressemble...
— Auriez-vous des dons de voyance ? C’est vrai, il me ressemble. Trop ! C’est, je pense, ce qu’Adam n’a pas supporté.
— Aussi, il était impossible, bien sûr, de l’accueillir chez vous en le faisant passer pour un cousin, comme c’eût été peut-être, sinon la sagesse, du moins le meilleur moyen de vivre en paix...
— Cette fois, c’est Arthur qui ne l’aurait pas supporté. Comment voulez-vous qu’un enfant méprisé par sa grand-mère et son frère, hostile à son intégration aux miens, accepte de surcroît l’humiliation d’un faux nez ? Je savais que je rencontrerais des difficultés. Je les attendais plutôt d’Élisabeth, et voilà que c’est Adam, toujours dans les nuages cependant, qui ne retombe sur terre que pour entrer en révolte !
— Qu’allez-vous faire ?
— Le retrouver, bien sûr, mais ensuite, je vous avoue que je n’en sais rien. Et à présent, je me demande où je pourrais bien chercher ? Sil n’est ni chez les Rondelaire ni chez vous...
La fêlure dans la voix de Guillaume toucha son amie. Tirant sa chaise auprès de lui, elle posa une main légère sur la sienne qu’elle sentit trembler un peu :
— Vous êtes dévoré d’angoisse, Guillaume, sinon vous ne vous décourageriez pas si vite. Il y a mille endroits où l’enfant peut être caché. A force d’herboriser, de fouiller, de gratter, il connaît notre coin comme sa poche...
— Vous pensez qu’il se cache ? Et s’il était parti au loin ?
— Par quel chemin ? Pas celui de la mer : il en a une peur horrible. Et d’ailleurs pour aller où ? En dehors des gens d’ici, il ne connaît personne sauf Me Ingoult son parrain et ma cousine Flore qui est sa marraine, mais je ne le vois pas s’engager sur la route de Paris sans argent, sans monture et avec le seul secours de ses jambes. Pas même sur celle de Cherbourg où d’ailleurs Joseph Ingoult n’est certainement pas... Vous avez prévenu les gendarmes bien entendu ?
— Oui. J’ai envoyé aussi Daguet à Saint-Vaast pour informer les autorités et avertir le docteur Annebrun, ils vont sans doute fouiller le littoral...
Il s’était levé et rejoignait la porte vitrée donnant directement sur le jardin, attiré par le bruit d’un cheval au galop qui se rapprochait. Guillaume se tourna vers son amie :
— Vous aviez raison de penser que Joseph n’est pas à Cherbourg : il vient tout juste de sortir de la grande allée...
Rose bondit :
— Il est ici ?
— Si ce n’est pas lui, c’est son sosie parfait...
C’était bien l’avocat cherbourgeois qui tombait de cheval plus qu’il n’en descendait devant l’entrée du château. Mais dans quel état ! Boueux, crotté, son magnifique carrick taillé à Londres selon la dernière mode des cochers anglais couvert de tout ce que les ornières et les flaques d’eau avaient pu y précipiter :
— Mon Dieu ! Il a une mine affreuse ! remarqua Rose déjà inquiète. Il a dû se passer quelque chose chez les Bougainville !...
Elle et Guillaume se précipitèrent au-devant du voyageur qu’un petit paysan aidait à retrouver son équilibre sur la terre ferme. A mesure qu’ils avançaient, les traits tirés et les yeux rougis d’Ingoult devenaient de plus en plus évidents.
Depuis des années, en effet, un lien étrange, ténu mais solide, l’unissait à l’amiral et surtout à sa jeune épouse, Flore de Montendre, cousine de Rose. Cela ressemblait à ce service d’amour courtois que les chevaliers du Moyen Age vouaient autrefois à la dame de leurs pensées.
Ainsi, depuis le jour où il put contempler les cheveux d’or, la taille de nymphe et les yeux d’azur de la jeune Mme de Bougainville, Joseph, avocat paresseux mais riche, célibataire et indépendant, choisit-il de ne vivre que pour elle. Virevoltant entre le rôle de sigisbée et celui d’ami de la famille, il réussit à se tailler une place dans le ménage. Sans s’autoriser d’ailleurs la moindre espérance. Flore, il le savait, adorait son époux, cependant beaucoup plus âgé qu’elle, et, durant ses longs séjours au château de Suisnes en Ile-de-France ou à la Becquetière en Cotentin, l’avocat ne se fût jamais permis d’entretenir la jeune femme d’une passion dont elle n’aurait eu que faire. De plus, il se doutait bien qu’elle l’eût jeté dehors au moindre mot déplacé. Alors, entre deux parties d’échecs avec le grand navigateur, il suivait Flore à cheval durant ses tournées charitables dans le village ou sur les vastes plantations de rosiers du domaine. Ou encore, il lui tenait ses écheveaux de laine pendant qu’elle les dévidait, simplement heureux d’un sourire ou d’une caresse des beaux yeux qu’il aimait tant.
Les enfants, dont il était l’ami, le traitaient en vieil oncle bien qu’il fût nettement plus jeune que leur père. Cela tenait à ce que, dès ses vingt ans, Joseph Ingoult ressemblait assez à un précoce vieillard, avec son visage dont la mobilité allait jusqu’aux tics et sa perruque blanche, totalement passée de mode à présent, mais qu’il s’obstinait à conserver afin de pouvoir se raser le crâne et s’éviter ainsi les inconvénients d’une nature de cheveux particulièrement rebelle. Résultat : depuis des années il paraissait avoir le même âge ce qu’il commençait à apprécier maintenant que la cinquantaine était proche.
Ce matin-là, Ingoult était visiblement parvenu au bout de ses forces. Il tomba presque dans les bras de Tremaine avant de poser sur le poignet de Rose un baiser respectueux mais incertain.
— Madame, exhala-t-il enfin, je viens vous chercher ! Votre cousine est accablée de la plus cruelle douleur et vous réclame... Elle a de votre affection un besoin extrême...
— Mon Dieu ! gémit Mme de Varanville, croyant deviner. Est-ce que son époux est...
— Non. Grâce à Dieu, notre ami Bougainville se porte bien, encore que, pour lui aussi, le coup soit terrible. Il s’agit de son second fils, le jeune Armand...
Et de raconter le drame dont le château de Suisnes venait d’être le décor. Quelques jours plus tôt, le corps de l’adolescent, âgé de seize ans, avait été retrouvé noyé dans l’étang de la propriété sans que l’on puisse savoir ce qui s’était passé au juste. La version officielle voulait qu’étant en train de pêcher Armand eût perdu l’équilibre et fût tombé à l’eau. En effet, une petite barque flottait non loin du corps.
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