Incapable d’accepter de voir la Marine s’écrouler sous ses yeux, Félix rentra au logis mais n’y resta pas longtemps : pour éviter d’être arrêté, il dut émigrer en Angleterre comme beaucoup de chefs de familles nobles et, lorsqu’il s’agissait d’anciens officiers, le danger était encore plus grand. Les femmes demeuraient, demandant parfois un divorce qui n’était à leurs yeux de chrétiennes qu’un torchon de papier sans importance mais bien utile pour échapper à la loi sur les émigrés et pour conserver les biens.

Rose n’alla pas jusque-là. Personne, pas même Guillaume qu’elle aimait infiniment, ne se fût permis de le lui suggérer. Elle savait d’ailleurs que pour l’aider et la protéger celui-ci se dévouerait tout autant que s’il s’agissait des Treize Vents et de ses propres enfants. Ce ne fut cependant pas sans un cruel déchirement masqué par un chaud sourire qu’elle se sépara du seul homme qu’elle eût jamais aimé.

 — Quelques mois seulement, mon cœur, lui dit-elle en le serrant dans ses bras tendres, et puis vous reviendrez et vous verrez que nous pourrons encore être heureux comme par le passé. Je veillerai sur la maison.

 — L’idée de vous laisser ici sans moi est intolérable, Rose. Je ne vais pas vivre durant tout ce temps...

 — Nous avons déjà été séparés. Je ne dirai pas que j’en ai pris l’habitude parce qu’en vérité on ne s’y fait jamais. Cependant c’est le lot des femmes de marins...

 — Je connais votre courage, ma douce, mais cette fois je vous laisse dans les dangers. Ce qui nétait pas le cas naguère...

Rose se mit à rire :

 — Eh bien, vous aurez un peu peur à votre tour. Croyez-vous que je ne tremblais pas lorsque vous alliez à la guerre ?... Néanmoins, ne soyez pas trop effrayé, se hâta-t-elle d’ajouter en le voyant pâlir. Si le péril se faisait trop pressant, j’entasserais tout notre petit monde sur un bateau — avec Guillaume je suis certaine d’en avoir toujours un et, s’i n’en avait plus, il le volerait ! — et nous irions vous rejoindre. Alors songez seulement à prendre soin de vous !...

Oh la chaleur de la dernière étreinte ! L’amère douceur des larmes sur la joue de Félix. C était si bon de sentir cette force d’homme et si cruel de devoir y renoncer ! Cet ultime instant, Rose le revivrait indéfiniment au fil de ses nuits solitaires. Et plus encore lorsqu’elle sut qu’il ne reviendrait jamais plus...

Installé à Londres, Félix ne put se satisfaire de l’existence étroite, privée de toute substance, qui était celle des émigrés, ces gens ayant tout perdu sauf la vie et qui s’efforçaient de la préserver même dans les pires conditions. Il était un marin, un soldat, il voulait servir encore et ne revenir en France qu’en vainqueur et non furtivement, dans les bagages de l’étranger. Il s’enrôla dans les troupes que formaient, au nom des Princes, le marquis d’Hervilly et le jeune comte de Sombreuil.

En juin 1795, alors que la Convention vivait ses derniers jours, ceux d’Angleterre estimèrent que le moment était venu de reconquérir leur pays par les armes et de rétablir la royauté. Une armée de dix mille hommes s’embarqua sur les navires de l’escadre aux ordres du commodore Waren et, sous ses voiles gonflées d’espérance, prit le chemin de la Bretagne. Le 25 juin, elle mouillait en baie de Quiberon pensant n’avoir même pas un coup de feu à tirer : le marquis de Tinténiac et ses chouans avaient dû balayer la côte et d’autres bandes, commandées par Georges Cadoudal, accouraient au rendez-vous. Le 27, le débarquement de la première division avait lieu à Carnac. On réussit à s’emparer du fort Penthièvre, à la base même de la presqu’île de Quiberon.

Mais, si la Convention s’essoufflait, ses chefs de guerre demeuraient, eux, actifs et pleins de fougue. Elle envoya le général Hoche qui venait de « pacifier » la Vendée. Celui-ci établit son quartier général au hameau de Sainte-Barbe, près de Plouharnel, d’où il délogea Cadoudal encombré d’ailleurs de toute la population rurale refoulée par les colonnes républicaines. Et qui dut rembarquer !

Hélas, dans l’armée royaliste, l’absence d’unité de commandement, la jalousie qui se développait entre les chefs et un certain découragement né du fait que les fameux Princes — frères du malheureux Louis XVI, le roi martyr, et sous les yeux desquels tous ces gens de cœur espéraient au moins la gloire de mourir — se gardèrent bien d’embarquer sur ces « galères » jugées plus ou moins hasardeuses. Ceux du fort Penthièvre furent trahis par une partie des soldats, anciens prisonniers de guerre républicains, et Hoche n’eut plus qu’à balayer devant lui pour rejeter les envahisseurs à la mer. Un balayage qui, tout de même, lui coûta pas mal d’hommes, mais, chez les émigrés, ce fut l’hécatombe : le marquis d’Hervilly, blessé à mort, resta sur le terrain. Certains de ses officiers s’embrochèrent sur leurs épées pour ne pas tomber aux mains des « Bleus ».

Pourtant, Hoche avait promis la vie sauve aux prisonniers. Félix de Varanville était de ceux-là. Il ne put rejoindre la flotte anglaise comme certains de ses compagnons et fut ramassé. L’idée de se suicider ne lui vint pas : il pensait à Rose, à ses enfants et voulait les revoir. Le malheureux comptait sur les lois chevaleresques d’une guerre qui n’en avait jamais connu. D’ailleurs, comment imaginer que l’on pourrait abattre plusieurs centaines de captifs ?,

Ce fut pourtant ce qui se produisit. En dépit de la parole donnée, les prisonniers furent conduits à pied — les blessés soutenus par les plus valides — jusqu’à Auray. D’autres allèrent même jusqu’à Vannes. Dans la nuit où ils marchaient, les plus vieux parmi les soldats d’escorte, pris de pitié, essayèrent de les inciter à fuir mais ils avaient juré de ne pas tenter d’évasion. La parole du général ne les assurait-elle pas ?

Hélas, à Vannes, le comte de Sombreuil sera fusillé sur la garenne. Pourtant, c’est à Auray que l’horreur atteindra son point culminant. Près de l’ancienne chartreuse, vendue d’ailleurs comme bien national, et dans un champ bordant la rivière du Loch, on passa tous les prisonniers par les armes, même ceux qu’il fallut porter au lieu d’exécution, même ceux qui n’avaient plus que quelques heures à vivre. Durant plus de trois semaines, du 1er au 25 août, on fusilla et on enfouit sur place les cadavres de ces victimes10. La terre en cria vers le ciel et la Bretagne n’oublia jamais, bien que beaucoup de ces hommes ne fussent pas ses fils. Ainsi de Félix de Varanville qu’un camarade étaya pour qu’il pût se tenir debout et regarder la mort en face.

Cette fin, à la fois glorieuse et pitoyable, ce fut Guillaume Tremaine qui l’apprit le premier. Il s’était rendu à Paris pour ses affaires à l’appel de son ami le banquier Lecoulteux du Moley, échappé miraculeusement à la guillotine grâce à la révolte des Conventionnels du 9 thermidor et qui rassemblait les éléments épars de sa fortune. Le banquier récupéra très vite son domaine de Malmaison, à Rueil, et Guillaume vint l’y rejoindre.

Le domaine avait souffert de l’absence du maître, surtout à cause de l’humidité. Cependant, il conservait ses meubles, sa décoration et quelques « officieux11 » poussés par la faim venaient y reprendre du service. Surtout, la grande bibliothèque d’acajou12 demeurait indemne et ce fut là que Guillaume lut, dans Le Moniteur universel, la liste des massacrés d’Auray.

Le coup l’étourdit et le laissa sans voix. Pas un instant, il n’avait imaginé que cet ami si cher pourrait ne jamais revenir. C’était une précieuse tranche de vie, celle de ses plus belles années d’homme, que Félix emportait avec lui, mais, tout de suite, Guillaume s’efforça de repousser son chagrin pour ne penser qu’à celui de Rose. Comment allait-elle supporter l’horrible nouvelle ? Il fallait qu’il aille vers elle pour qu’elle eût au moins une épaule où s’appuyer... Deux heures plus tard, il avait quitté Paris et gagnait Varanville sans toucher terre aux Treize Vents.

Rose ne savait rien encore bien entendu. Son accueil fut celui qu’elle lui réservait toujours : joyeux, chaleureux, ensoleillé d’un charmant sourire et de ce pétillement dans les plus jolis yeux verts du monde qui n’appartenait qu’à elle. Instantanément tout fut prêt pour le réconfort dun voyageur fatigué ; le cidre mousseux, le pain craquant, le beurre frais, le jambon tendre, cependant que l’odeur du café commençait à se répandre. La jeune femme était si heureuse de revoir son ami qu’elle ne s’inquiéta pas outre mesure de lui voir la mine lasse et les traits tirés : elle attribuait cela à la trop longue chevauchée...

 — Il serait temps, gronda-t-elle, que vous renonciez à cette manie de ne jamais emprunter de voiture quand vous effectuez un grand parcours. C’est de l’orgueil tout simplement : vous voulez prouver que le temps n’a pas de prise sur vous... et vous oubliez vos jambes abîmées.

 — Non, Rose, ce n’est pas de l’orgueil. Simplement ma vieille sauvagerie qui m’a donné l’horreur des voitures publiques où l’on s’entasse avec des gens parfois impossibles et qui mettent un temps fou. Et puis j’aime aller vite. Aujourd’hui... plus encore que d’habitude.

 — Pourquoi aujourd’hui ?

 — Pour que vous n’appreniez pas d’un autre ce que je suis venu vous dire. Rose, ma chère Rose... je suis un porteur de mauvaises nouvelles...

Elle devint soudain très pâle cependant qu’une petite veine bleue se mettait à battre furieusement le long de son cou :

 — S’agit-il... de Félix ? Répondez vite !

 — Oui... Il était avec ceux qui ont tenté de débarquer à Quiberon.

Elle baissa les yeux et demanda d’une voix mate :

 — Est-ce qu’il est...

Le mot ne passait pas. Le oui de Guillaume non plus. Avec une douceur infinie, il posa ses grandes mains sur les épaules de la jeune femme qu’il sentit trembler. Il comprit qu’elle ne tenait debout que par un miracle de volonté et voulut l’attirer à lui, mais elle résista et, soudain, releva ses paupières. Guillaume, bouleversé, rencontra son regard : celui d’une biche frappée à mort...