Au demeurant, c’était un petit garçon tranquille — un peu trop peut-être ! — , aimable, pourvu d’une âme paisible qui se reflétait dans ses yeux d’un bleu angélique, mais d’une rare obstination et susceptible, lorsqu’il était mécontent, de garder durant des heures un silence de trappiste. Tel qu’il était, elle l’aimait beaucoup, se sentant envers lui des obligations quasi maternelles : il avait à peine quatre ans lors de la disparition d’Agnès Tremaine mais il nen gardait pas moins d’elle une image idéalisée, lumineuse et tendre à laquelle il restait profondément attaché.

Soudain, elle eut l’impression qu’il se passait quelque chose en dépit du fait que son père et Pierre Annebrun s’engageaient dans une conversation sur la ville de Cherbourg où l’on parlait de reprendre les travaux de la grande digue abandonnés depuis plus de dix ans. Ce qu’elle vit l’effraya : Adam, droit comme un i sur sa chaise, venait de reposer sa cuillère dans son assiette et regardait fixement Arthur qui, de son côté, le dévisageait avec une sorte d’arrogance.

Durant l’absence de Guillaume, elle s’était efforcée d’expliquer à son frère la raison de ce voyage en évitant soigneusement tout ce qui aurait pu ressembler à la moindre critique à l’égard de leur mère, insistant davantage sur les trop grandes divergences de caractère entre Guillaume et sa femme. Sans charger non plus cette lady Tremayne qui avait été l’amie d’enfance de leur père. A ce moment-là, Adam n’avait pas trop rechigné. Peut-être parce qu’il lui était arrivé de surprendre, une ou deux fois, des entretiens à mi-voix entre Potentin et Mme Bellec sous le manteau de la cheminée. Et puis, dès l’instant où cette femme était en train de mourir elle aussi, Adam pensait qu’il pouvait se montrer magnanime mais, de toute évidence, il n’avait pas prévu que leur père ramènerait aux Treize Vents le « fils de l’autre ».

Lentement mais sans quitter des yeux l’intrus, Adam jeta sa serviette, se leva, quitta la table et marcha vers la porte.

 — Père ! appela Élisabeth, mais Guillaume avait vu lui aussi.

 — Où vas-tu Adam ? demanda-t-il.

L’enfant s’arrêta net comme atteint par un projectile, offrant son dos raidi. L’effort qu’il fit pour se retourner fut visible mais enfin il montra son visage devenu blanc comme de la craie :

 — Veuillez m’excuser, articula-t-il avec une netteté qui fit sonner les paroles sous le haut plafond, mais je n’ai plus faim du tout...

Il sortit au milieu d’un silence qu’Elisabeth ne supporta pas. Repoussant sa chaise à son tour, elle voulut courir après son jeune frère, mais Guillaume la cloua sur place :

 — Reste tranquille ! C’est à moi d’y aller. Tu es la maîtresse de maison : tu dois veiller à tes hôtes. Fais servir le café dans la bibliothèque lorsque vous aurez fini de souper : je vous y rejoindrai...

En le regardant quitter la pièce, Élisabeth eut l’impression qu’il s’appuyait un peu lourdement sur la canne qui, d’habitude, évoquait davantage entre ses mains un élément de coquetterie tant il en jouait avec élégance. Ce soir, le jonc à pommeau d’or retrouvait sa fonction de soutien... Guillaume ne s’attendait certainement pas à une telle réaction de la part du tranquille Adam touj ours uniquement soucieux de son herbier, de ses coléoptères, lézards, morceaux de pierre, plan des médicinales et autres trouvailles champêtres.

Devinant qu’il s’était enfermé dans sa chambre, Guillaume y monta, tenta d’ouvrir la porte mais elle était bien close. Alors il frappa, appela :

 — C’est moi, Adam ! Ouvre ! Il faut que nous parlions tous les deux...

Pas de réponse. A trois reprises, Guillaume, s’efforçant à la douceur, tenta dobtenir qu’on le laissât entrer mais sans éveiller le moindre bruit à l’intérieur de la chambre, lui donnant l’impression de frapper dans le vide. Eût-il obéi à son instinct naturel, facilement violent, qu’il eût enfoncé le panneau de hêtre mais il sentait qu’en agissant ainsi il ne ferait qu’aggraver la colère et la peine de l’enfant

Quand de guerre lasse il descendit enfin l’escalier, il trouva Pierre Annebrun qui l’attendait en faisant les cent pas :

 — Il ne veut pas répondre ? demanda le médecin.

 — Non et c’est d’autant plus surprenant que ce n’est pas de lui que je craignais une attitude de ce genre.

 — Moi je le redoutais un peu. Elisabeth est entièrement de ton côté. Elle l’a toujours été mais Adam ressemble de plus en plus à sa mère et Dieu sait qu’il était difficile de deviner ses pensées ou de prévoir ses réactions !

 — Tu as sûrement raison, soupira Guillaume. La situation est difficile. Que ferais-tu à ma place ?

 — Honnêtement, je n’en sais rien, n’ayant aucune expérience en matière de paternité. Bien sûr tu ne pouvais refuser d’accéder au dernier vœu d’une mourante, d’autant qu’il s’agissait de ton propre sang et qu’en Angleterre l’enfant courait un grave danger...

 — Ici, je suis peut-être en train de perdre Adam.

 — Ne dramatisons pas ! Adam fait une poussée de fièvre mais je pense sincèrement que, si tu parviens à lui expliquer la vérité, il finira par la comprendre et par l’admettre.

 — Tu crois ?

Il le faut ! Pourtant, ne retourne pas vers lui ce soir. Laisse Élisabeth essayer. Moi, je vais rentrer au hameau mais je reviendrai demain voir où tu en es. Au besoin, je ferai aussi une tentative. Nous sommes bons amis, Adam et moi, ajouta-t-il en souriant.

Merci ! Je sais que je peux compter sur toi.

Sur ta fille aussi et c’est beaucoup. Elle et son frère sont très proches...

Toutefois la jeune fille n’obtint pas de meilleur résultat. A moins que l’on ne tienne pour une victoire les quelques paroles hargneuses qui lui parvinrent à travers la porte :

 — Laisse-moi tranquille ! Je ne veux parler à personne !... Je veux dormir !

Insister eût été maladroit. Chacun regagna sa chambre et les Treize Vents s’enfoncèrent lentement dans le silence de la nuit. Sans que le sommeil, cependant, vint visiter les membres de la famille. Seul Mr Brent s’endormit, à peine la tête sur l’oreiller, avec l’agréable sensation que donnent un bon repas et une conscience paisible.

Le lendemain, en allant ouvrir l’écurie, l’un des palefreniers découvrit dans la grisaille d’un petit matin embrumé de crachin qu’une des fenêtres de la maison était grande ouverte et que la coulure blanche de draps noués en tombait comme une cascade.

Adam s’était enfui...

CHAPITRE IV

... ET CEUX DE VARANVILLE

 — Pourquoi se serait-il réfugié ici ? murmura Rose. Il me connaît trop bien pour ignorer ce qui l’attendait. Je l’aurais raisonné, sermonné aussi et, surtout, j’aurais envoyé vous prévenir...

 — Est-ce bien certain ? Je connais votre coeur : le premier chien perdu qui l’approche a droit à toute votre sollicitude. Adam est beaucoup plus qu’un petit chien : vous l’aimez bien...

 — C’est pourquoi je m’efforcerais de lui éviter de faire des sottises. Au cas, bien sûr, où il viendrait me demander mon avis...

 — Il l’a déjà fait ?

 — Oui, pour des broutilles, des petits soucis de gamin, des bisbilles avec sa sœur ou les conséquences d’une bêtise à réparer. Est-ce que je ne suis pas Tante Rosé ?... Oh, mon Dieu ! Regardez-moi ce temps ! C’est tout juste si je distingue votre figure !

Se levant vivement, Mme de Va ranville alla ouvrir la porte donnant sur la cuisine pour réclamer une lampe. Elle et Guillaume se tenaient dans ce qu’elle appelait son « confessionnal ». C’était une pièce dont les dimensions semblaient réduites en comparaison de l’immense salle basse, quasi médiévale et lourdement voûtée, qui, jadis au temps des guerres de Religion, était la salle commune du grand manoir servant à la fois pour la cuisine et la vie de tous les jours. En fait l’impression d’intimité qu’elle donnait venait des objets que la châtelaine y avait placés : deux tapisseries des Gobelins qui se partageaient les murs avec des lambris de chêne ciré où se dissimulaient des armoires contenant l’argenterie et la « belle vaisselle ». Les larges dalles de pierre disparaissaient à demi sous un tapis à bouquets fondus supportant un petit bureau Régence, un fauteuil et deux chaises cannées plus un grand cartonnier d’une belle facture mais dont l’austérité eût mieux convenu sans doute au cabinet d’un notaire qu’au boudoir d’une jolie femme. Mais c’est que, justement, il ne s’agissait pas dun boudoir.

Après son mariage avec Félix de Varanville, officier de la Marine royale, Rose de Montendre avait abandonné la vie mondaine pour se consacrer à la remise en état et à l’exploitation des terres d’un époux qu’elle avait aimé au premier regard.

Pourvue d’une belle fortune, d’un cœur généreux, d’une vive intelligence et dune incroyable vitalité, la jeune baronne, laissant son mari poursuivre en mer l’existence quil préférait, sétait attelée à un travail digne des épaules d un homme : remettre en état Varanville qui menaçait ruine, acheter du bétail, faire fructifier les terres en important de nouvelles cultures et s’efforcer d’apporter tout le bien-être possible aux paysans de son domaine. Soutenue et conseillée d’ailleurs par Guillaume Tremaine qui venait de bâtir les Treize Vents et développait ses propres affaires. L’engouement de la période prérévolutionnaire pour une physiocratie prônant l’agriculture avait aidé Mme de Varanville à ne pas trop passer pour une folle aux yeux de l’aristocratie locale. En outre, elle avait offert trois beaux enfants à son époux : Alexandre, né la même nuit qu’Élisabeth Tremaine, Victoire de quatre ans sa cadette, précédant Amélie d’une année.

Quand les jours noirs étaient venus, Rose, privée d’une partie de ses gens comme la plupart des autres propriétaires de château, s’était efforcée de maintenir son oeuvre à flot. Si elle réussit, elle ne le dut qu’à elle-même : ceux de la terre la respectaient et lui vouaient une estime affectueuse qui lui valut de conserver quelques serviteurs : des femmes et des vieux surtout avec qui elle travailla dur. Ce qui permit à tout ce monde de se nourrir et d’en aider d’autres alors que l’on était au bord de la famine.