Cependant, en suivant la robe grise d’Élisabeth, Arthur retrouvait ses premières impressions. Sa chambre était charmante, un peu féminine peut-être avec ses meubles laqués gris et ses tentures de Perse ornées d’oiseaux colorés, mais Élisabeth avait dit que plus tard il pourrait l’arranger à son goût. De toute façon elle n’avait aucune peine à être plus agréable que son logis anglais, tout de chêne foncé et de tapisseries usées par le temps, où il mourait de peur quand il était petit parce qu’Édouard lui avait appris, en ricanant, qu’il était hanté par un fantôme à la jambe de bois.

Il aima aussi, sans le montrer, les pièces de réception : la belle salle à manger tendue de jaune lumineux où scintillaient cristaux anciens et précieuse vaisselle venue d’Extrême-Orient, et les deux salons dont la tonalité générale était d’un vert éteint animé de minces filets dorés. Le goût très sûr d’Agnès, la défunte épouse de Guillaume, y avait éparpillé sur de soyeux tapis un archipel de fauteuils, bergères, canapés, consoles et même un clavecin enluminé comme un missel. Enfin ce fut la bibliothèque et, pour la première fois, Arthur réagit spontanément :

 — Oh, c’est superbe ici !

 — C’est la pièce préférée de Père. Il y travaille. Cela se voit d’ailleurs : contemplez le désordre de cette table ! Quant à ce fauteuil il y tient énormément, sourit la jeune fille en passant une main caressante sur l’espèce de trône en ébène garni de cuir noir dont les bras représentaient des têtes d’éléphants. C’était celui de Jean Valette, son père adoptif, et il l’a rapporté des Indes, mais quand il s’adonne à la lecture, il s’installe plus volontiers dans celui-ci, près du feu.

Un livre en effet, relié en maroquin rouge et marqué d’un signet de soie, était posé sur la cheminée, attendant qu’on revienne à lui. Arthur le prit pour en lire le titre à haute voix. C’était Le Voyage autour du monde par M. de Bougainville et il en parut content :

 — J’ai toujours eu envie de lire cet ouvrage dont j’ai entendu parler...

 — Ici, non seulement vous pourrez le lire mais vous aurez l’occasion d’en rencontrer l’auteur...

 — Vraiment ?

 — C’est un bon ami de la maison. Père le connaît depuis le Canada où il servait sous M. de Montcalm. A présent, il est presque de la famille. Sa femme est la marraine d’Adam et il est le cousin par alliance de Tante Rose... Et, comme vous allez me demander qui est Tante Rose, je vous dirai qu’elle n’est pas réellement une parente mais la seule amie de notre mère et nous lui vouons tous une profonde affection. Dans le monde elle est la baronne de Varanville. Son château n’est pas loin d’ici et demain, très certainement, nous vous y emmènerons pour vous présenter. Vous verrez : c’est la femme la plus exquise que je connaisse ! A présent, allons voir le jardin, les écuries, l’étang et la ferme...

Lorsque Guillaume revint de son expédition, il était déjà tard. Depuis un moment, les enfants étaient dans leurs chambres où ils se préparaient pour le souper. Que l’on prendrait cette fois dans la salle à manger. C’était la règle pour le soir et, depuis que les troubles avaient cessé, le maître des Treize Vents tenait à ce que l’on fît toilette pour la circonstance. Mais lorsque Élisabeth, Arthur et Mr Brent descendirent à l’appel de la cloche, ils purent constater que Tremaine et le docteur Annebrun, qu’il gardait à souper, se trouvaient dans le même équipage qu’au moment de leur départ. Juste un peu plus poussiéreux. Ils étaient en train de se laver les mains à une superbe fontaine de grès rose qui ornait un coin du grand vestibule, non loin de l’escalier.

Visiblement soucieux, tous deux, ils parlaient avec animation mais, en apercevant sa fille, Guillaume eut un sourire et se dirigea vers elle :

 — Veux-tu nous permettre de venir à table dans cette tenue peu protocolaire, Élisabeth ? Nous mourons de faim.

 — De toute façon, vous êtes toujours magnifiques l’un et l’autre, dit la jeune fille en souriant, sachant bien que le médecin n’avait aucune possibilité de se changer, et que son père devait, par courtoisie, rester lui aussi tel qu’il était.

Elle alla ensuite embrasser Annebrun, l’un des tout meilleurs amis de son père. Elle ignorait, bien entendu, qu’il avait été l’amant de sa mère et savait seulement qu’il lui vouait une profonde admiration et qu’il se trouvait aux côtés de Guillaume ce terrible jour où la tête d’Agnès Tremaine était tombée sur l’échafaud de la place de la Révolution, à Paris. Depuis, les deux hommes se voyaient souvent, Tremaine n’ayant guère eu de peine à pardonner une faute dont il était en grande partie responsable et qu’excusait le pur amour de Pierre Annebrun pour une femme qu’il avait longtemps adorée en silence.

C’était un Normand lui aussi mais mâtiné d’Écossais. Fils d’un médecin de Cherbourg, il n’en avait pas moins passé la majeure partie de son enfance dans sa famille maternelle, près de Dunbar et conquis ses grades à la célèbre université d’Édimbourg. Ensuite, après un séjour en Amérique, il était revenu au pays natal et avait repris, à Saint-Vaast-la-Hougue, la clientèle du vieux docteur Tostain. On appréciait, dans les entours du Val-de-Saire, cet homme taciturne si grand et si vigoureux qu’il ressemblait à un ours blond mais dont le cœur généreux ne pouvait résister à aucune misère. Guillaume Tremaine devait à son habileté de chirurgien l’usage de ses jambes dont un autre l’aurait certainement privé. Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas. Aussi Pierre Annebrun veillait-il attentivement sur la santé des gens des Treize Vents où son couvert était mis chaque fois qu’il le souhaitait et, traditionnellement, le dimanche soir. Après quoi lui et Guillaume s’affrontaient aux échecs.

 — Eh bien, passons à table ! dit celui-ci qui ajouta aussitôt : Où est Adam ? Il n’a pas entendu la cloche... ou bien n’est-il pas encore rentré ?

Du seuil des salons, une voix grave, un rien solennelle même, se chargea de la réponse :

 — Il est dans la buanderie où Béline est en train de le récurer. Il était tellement sale en revenant d’Escarbosville que Lisette lui a interdit l’escalier et Mme Bellec sa cuisine.

Arthur se retourna pour voir qui venait de parler et pensa que ce bonhomme-là semblait sorti tout droit d’un livre de contes fantastiques, fidèle en cela à l’originalité dont chaque habitant de cette maison paraissait tenir à faire preuve. Brun de peau, le menton en galoche, les sourcils en surplomb et le nez cassé, il avait une vraie tête de flibustier encore aggravée par une énorme paire de moustaches noires dont les pointes remontaient presque jusqu’à ses yeux et qui contrastaient furieusement avec ses cheveux d’un blanc de neige portés à l’ancienne mode, ramassés sur la nuque dans une bourse de cuir nouée d’un ruban. A l’ancienne mode aussi l’habit de velours violet sou taché de noir, les culottes noires et les bas blancs disparaissant... dans une vaste paire de pantoufles marron dont l’une, découpée, donnait de l’aise à un volumineux pansement.

La protestation du médecin acheva de renseigner le jeune garçon :

 — Qu’est-ce qui vous a pris de vous lever, Potentin ? Vous devez souffrir le martyre ?

C’était sans doute vrai : deux ou trois gouttes de sueur perlaient au front du vieil homme. Cependant un sourire farouche retroussa encore davantage les fameuses moustaches façon Grand Moghol dont le majordome prenait le plus grand soin en souvenir des princes rencontrés dans sa jeunesse (trouvant d’ailleurs qu’elles blanchissaient par trop, il les teignait désormais afin de leur conserver tout leur volume).

 — Votre nouvel onguent fait merveille, monsieur le docteur. Et vous n’auriez tout de même pas voulu que je reste dans mes couettes comme une vieille femme le jour où un nouveau Tremaine vient habiter les Treize Vents ? Je tenais à lui ouvrir moi-même les portes de la salle à manger !

Touché malgré lui, Arthur s’avança et, ne sachant trop que faire, tendit une main hésitante :

 — Je vous remercie pour cette attention, monsieur Potentin et...

 — Pas « monsieur » ! Je suis Potentin tout court... et à votre service, Monsieur Arthur !

 — Voilà qui est bien ! approuva Guillaume, mais comme c’est tout de même à moi que tu dois obéissance, tu vas me faire le plaisir de retourner te coucher ! Tu as fait assez d’héroïsme pour ce soir et Lisette nous servira.

Sur un coup d’œil, le docteur et lui s’emparèrent de Potentin et, le portant plus que l’aidant à marcher, ils lui firent remonter les deux étages dont la descente avait dû causer une rude souffrance... On les entendit rire et plaisanter dans les hauteurs. Quelques minutes plus tard, on passait à table.

L’incident avait un peu déridé le maître des Treize Vents. Cependant, il fut vite évident qu’il restait soucieux et que le docteur Annebrun partageait son inquiétude. Bien que tous deux s’efforçassent de le dissimuler en parlant de choses et d’autres. Ce qui finit par agacer Elisabeth :

Père, demanda-t-elle, ne nous direz-vous pas au moins si vous avez pu sauver cette malheureuse et attraper les bandits ?

Ils courent toujours, malheureusement, et je ne vois pas bien comment on pourrait les prendre. Sur les ordres du département, la. gendarmerie de Valognes a bien installé un petit poste au Vaast pour tenter de lutter contre l’insécurité qui grandit depuis quelque temps, mais l’aide qu’ils représentent est surtout morale : ils ne sont que trois et les malandrins le savent bien. Néanmoins, nous les avons prévenus...

 — Mais la servante ? Elle était encore vivante ?

 — Oui, dit le docteur. Elle a subi les violences des deux hommes mais elle s’en remettra. Nous l’avons confiée aux gens du château de Pepinvast. Ils vont mettre quelqu’un pour s’occuper de la ferme avec l’autre servante qu’on a retrouvée dans les bois en compagnie de son gamin à moitié morts de peur.