Mal élevée avec ça ! Elle ne semblait même pas s’apercevoir de sa présence. Ou alors, elle n’avait pas l’intention de s’intéresser à lui. Ce qui, au fond, n’avait aucune importance !... Comme Guillaume allait sortir, Arthur s’approcha de lui :
— Puis-je vous accompagner, monsieur ?
Si pressé qu’il fût, Tremaine s’accorda un instant pour considérer ce gamin de douze ans qui prétendait se joindre à lui dans ce qui pouvait être un combat. Il en fut fier mais retint son sourire :
— Tu es peut-être un peu jeune pour traquer les brigands ?
— Je ne vois pas pourquoi. Chez nous, en Angleterre, les garçons apprennent à mépriser le danger quel qu’il soit dès qu’ils ne portent plus de jupes...
Si la référence au royaume britannique déplut à Guillaume, il n’en montra rien :
— Ce n’est pas un monopole ! J’ai vu ma première bataille à neuf ans. Évidemment, je préférerais te montrer ce pays sous des couleurs plus aimables mais, si tu y tiens... Tu sais monter à cheval, je crois ?
— Sûrement mieux qu’elle ! lança l’adolescent avec un mouvement de tête dans la direction d’Élisabeth.
Or, elle s’approchait et avait entendu. Aussi se chargea-t-elle de la réplique :
— On en reparlera plus tard, si vous le voulez bien. Un peu de modestie n’a jamais tué personne !
Puis, se tournant vers son père :
— S’il vous plaît, Papa, laissez-le-moi ! Quelque chose me dit que faire sa connaissance va être une expérience intéressante ! A moins que je ne lui fasse peur.
— Une fille me faire peur ? émit le garçon avec un haussement d’épaules qui en disait long. Eh bien faisons connaissance si vous y tenez !
— Élisabeth ! gronda Tremaine, inquiet de la tournure que l’entretien risquait de prendre. Songe à ce que tu m’as promis !
Il aimait profondément sa fille dont il était fier et qui avait toute sa confiance. Au point d’avoir jugé bon, avant de partir pour l’Angleterre, de lui expliquer les graves raisons de ce voyage dans un pays où il avait cependant juré de ne jamais poser le pied. A cette enfant de quinze ans et pour la première fois, il parla de Marie-Douce et de leur histoire. Sans lui causer d’ailleurs la surprise qu’il craignait...
Au fond de sa mémoire d’enfance, Élisabeth gardait le souvenir de la cruelle et longue querelle où s’était brisée l’entente de ses parents et dont l’issue avait été le départ d’Agnès pour Paris où l’attendait une mort tragique sur l’échafaud de la place de la Révolution. Elle ignorait bien des choses, naturellement, et s’était interdit des questions dont elle savait bien qu’elles resteraient sans réponses. Cependant, si elle n’en connaissait pas les circonstances, elle avait deviné que son père aimait une autre femme et que, pour cette raison, Agnès l’avait obligé à quitter la maison dans un moment de fureur dont les conséquences s’étaient révélées désastreuses. Ce que l’enfant n’avait pu se résoudre à lui pardonner.
En vérité, Élisabeth n’avait jamais réellement aimé sa mère alors qu’elle adorait son père qui le lui rendait bien. Auprès de lui, elle trouvait tout ce qu’elle pouvait souhaiter d’amour, d’attention, de chaude protection. De la terrible période où l’on avait pu croire qu’il ne reviendrait jamais, elle gardait un abominable souvenir et en souffrait encore dans ses cauchemars. Rien de comparable avec le chagrin, relevant plus de la raison que du cœur, laissé par la mort d’Agnès. La séparation durait déjà depuis des mois et Guillaume était là pour apaiser, consoler, envelopper de ses bras et de son affection ses deux enfants orphelins. Grâce à lui, même le petit Adam, le favori d’Agnès, n’avait pas trop pâti de la disparition définitive...
Alors quand, durant toute une soirée en tête à tête devant le feu de la bibliothèque, Tremaine entreprit de faire comprendre à sa fille qu’un amour d’enfance pouvait ne jamais s’effacer et susciter de graves conséquences, la surprise fut pour lui. Il découvrit qu’il pouvait tout demander à la tendresse d’Élisabeth parce qu’aucune de ses actions, aucune de ses intentions ne pouvait la blesser ou seulement la choquer : elle l’aimait assez pour tout accepter de lui, même quand il évoqua ce petit garçon né peu de mois après Adam et dont, certainement, Marie, puisqu’elle l’appelait à son heure dernière, voulait lui parler... Elle se sentit même encline à la compassion : la perte d’une mère, peut-être tendrement aimée, allait dépouiller entièrement cet enfant. L’idée que Guillaume pourrait le ramener l’effleura, mais elle avait trop de générosité naturelle pour en éprouver de l’inquiétude. S’il le fallait, elle aiderait Guillaume à agrandir le cercle de famille. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle était prête à supporter un caractère impossible !... Il semblait pourtant que ce fût le cas...
Rassurant d’un sourire Guillaume qui s’éloigna, elle reprit :
— Commençons par le début ! Vous vous appelez Arthur, je crois ?
— Puisque vous le savez, pourquoi le demander ?
— Peut-être pour juger de la qualité de votre éducation. J’ignore comment on s’adresse aux demoiselles, chez vous, mais je ne suis pas certaine que ça me plaise...
— C’est sans aucune importance ! D’autant que vous n’avez vraiment pas l’air d’une demoiselle...
Sous ses égratignures, le visage d’Élisabeth s’empourpra au point que l’on put craindre une de ses célèbres explosions de colère. Elle ouvrit la bouche, la referma puis, soudain, éclata de rire :
— Pas plus que vous n’avez l’air d’un gentleman ! fit-elle dans un anglais tellement irréprochable — le professeur était Pierre Annebrun ! — qu’il désarçonna son adversaire. Il lui jeta un coup d’œil incertain comme s’il ne savait plus que dire. Alors elle lui tendit la main :
— Une chose est sûre, vous êtes un vrai Tremaine ! Aussi teigneux que moi !... Soyez le bienvenu ! Si vous le souhaitez, vous aurez en moi une sœur. Mais seulement si vous le souhaitez...
— Je ne sais pas encore. Tout est tellement bizare ici !...
— Vous trouvez ? Cela vient peut-être de ce que vous avez faim. Moi aussi d’ailleurs parce qu’il est tard, mais je vous assure que d’habitude nous dînons à une heure très convenable et tout à fait civilisée. Aujourd’hui, le rituel est un peu bousculé à cause de tous ces événements, mais je suis certaine que Mme Bellec ne va pas tarder à nous nourrir.
Occupée à réconforter Jeremiah Brent qui, sur son tabouret, reprenait lentement des couleurs, Clémence agita majestueusement sa haute coiffe ailée qui lui donnait l’air d’une fée un peu âgée, dodue et débonnaire :
— Dès que vous aurez retrouvé un aspect convenable, Mademoiselle Élisabeth ! Vous connaissez les exigences de votre père au sujet de la tenue. Alors plus vous vous dépêcherez, moins vous attendrez...
— J’y vais tout de suite, s’empressa Élisabeth. Par la même occasion, je montrerai sa chambre à M. Arthur. Où pensez-vous l’installer ?
— Dans celle aux oiseaux et ce pauvre jeune monsieur aura la chambre bleue, ce qui leur permettra de disposer du cabinet de toilette qui est entre les deux. On a déjà monté leurs bagages et Lisette a allumé du feu...
— Très bien ! Nous y allons... mais, au fait, où est passé Adam ? Tout ce bruit ne l’a pas tiré de sa tanière ?
— Où voulez-vous qu’il soit ? A Escarbosville, bien sûr ! Il ne rentrera que ce soir. Espérons seulement qu’il ne rapportera pas encore une collection de saletés du genre lézards, grenouilles ou couleuvres !... Faites vite ! Je mets le couvert...
Élisabeth hésita un instant à demander que l’on disposât ledit couvert dans la salle à manger et non dans la cuisine comme on le faisait d’ordinaire lorsque Guillaume était absent et même, souvent, quand il était là. On réservait les pièces de réception pour les invités quand il y en avait. Ce qui était fréquent. Or, elle avait envie d’impressionner favorablement le nouveau venu qui semblait enclin à les prendre pour des sauvages, mais elle pensa qu’après tout il faisait partie de la famille et que plus tôt il s’y intégrerait, mieux cela vaudrait ! Elle-même adorait la cuisine et, très probablement, la récente pièce rapportée y mangerait plus d’une fois...
Un quart d’heure plus tard, elle prenait place en compagnie des deux voyageurs à la grande table recouverte d’une joyeuse nappe à carreaux blancs et bleus et d’une lourde vaisselle en faïence de Rouen d’où montaient des senteurs agréables qui réjouissaient visiblement Jeremiah Brent à présent tout à fait remis. Ce fut avec enthousiasme qu’il attaqua le jambon à la crème puis les filets de saint-pierre divinement accommodés à l’échalote par Clémence. Plutôt gourmand et ayant souvent entendu vanter la cuisine française, il n’était pas fâché d’y goûter, sans se soucier le moins du monde du décor ambiant. Ce qui ne semblait pas être le cas d’Arthur...
Constatant qu’on le ramenait dans le domaine de Mme Bellec, il souleva les sourcils avec une ironie qui n’échappa pas à Élisabeth. Avec un rien d’agacement, elle lui demanda s’il lui déplaisait de dîner à la cuisine. Il haussa les épaules :
— Cela ne m’est jamais arrivé. Chez nous, seuls les domestiques y prennent leurs repas.
En faisant cette remarque désagréable, il obéissait à un mouvement de mauvaise humeur destiné à marquer sa différence. Car, au fond, elle était vraiment accueillante cette grande salle claire taillée dans une belle pierre blonde avec son âtre double, ses armoires cirées à miroir, ses étagères supportant tout un assortiment de terrines à gibier, de soupières et de pots en faïence fleurie, sa longue table flanquée de chaises paillées avec à chaque extrémité un petit fauteuil à coussins bleus, et son étincelante batterie de cuisine en cuivre rutilant. D’autres cuivres entouraient une statuette de la Vierge sur le manteau de la cheminée. Tout cela vivant, chaleureux, reposant pour l’œil... L’âme des pièces de réception et leur prolongement naturel... Rien à voir avec les cuisines d’Astwell Park établies en sous-sol comme s’il fallait les cacher et où la lumière elle-même grisaillait autant que les murs. Mais pour rien au monde Arthur ne l’aurait admis. Élisabeth, cependant, fut sensible à ce besoin de dénigrer :
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