En approchant du château, elle vit les domestiques occupés à charger les bagages d’Arthur et de son précepteur. Le départ était imminent et, soudain, elle fut tentée d’accéder à la prière d’Arthur : l’accompagner en France. Elle se découvrait l’envie d’en savoir davantage sur cet oncle tombé du ciel ou remonté des enfers, de connaître sa demeure et le pays où il vivait. Cependant, elle possédait assez d’empire sur elle-même, assez de sagesse aussi pour deviner que c’eût été une faute. Personne ne l’aurait comprise et, peut-être, son mariage aurait même été remis en question. Thomas l’aimait autant qu’il lui était possible d’aimer une femme, mais il était tellement imbu de lui-même, tellement dépourvu d’imagination qu’il avait beaucoup de mal à comprendre ses semblables. Or, ayant épuisé toutes les folies qu’autorisait une jeunesse dorée, ayant pesé à leur juste valeur les amours, toujours imparfaites, qu’on ne cessait de lui offrir, Lorna avait très envie à présent de devenir duchesse de Lenster. Mieux valait s’en tenir à ce qu’elle avait promis : une fois mariée, elle n’aurait aucune peine à convaincre Thomas de la laisser vivre et voyager à sa guise.
Lorsque vint le moment de la séparation, elle entoura l’enfant de ses bras, posa un baiser sur son front et chuchota à son oreille :
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit... et tâchez d’être sage !
— Je n’oublierai pas... mais je ne promets rien !
Assis auprès de Guillaume, dans la voiture, l’enfant ne tourna à aucun moment la tête pour observer une dernière fois le château et le parc où il laissait tout ce qui avait été sa vie. Très droit, refusant même à son dos le confort des coussins, il regardait devant lui. Sans rien voir, bien entendu. Le silence régna pendant un long moment jusqu’à ce que Guillaume, apitoyé par ce profil buté derrière lequel il devinait tant de détresse, dise avec douceur :
— Vous devriez vous installer plus confortablement, Arthur. Nous ne serons à Londres que ce soir...
— D’autant qu’il n’a guère dormi la nuit dernière, approuva Mr Brent.
Qui ajouta aussitôt pour ne pas gêner son élève en détournant de lui la conversation :
— Est-ce que vous comptez y rester quelques jours, monsieur Tremaine ?
— Non. Grâce à la lettre que m’a donnée lord Astwell pour un haut fonctionnaire des Douanes, la reprise de mon passeport et les formalités d’embarquement devraient être facilitées. Nous coucherons à bord ce soir afin d’être prêts pour la marée. A moins que vous ne souhaitiez vous-même faire quelques emplettes ou saluer des amis ?...
— Merci beaucoup mais j’ai tout ce qu’il me faut et personne à voir. A Londres tout au moins. Le peu de famille qui me reste se trouve à Exeter, dans le Devon...
— Autrement dit, en venant habiter chez moi, vous en serez plus proche qu’à Astwell Park, dit Tremaine en souriant. Vous pourrez vous y rendre quand vous le voudrez : j’aurai toujours un bateau à vous offrir.
Le visage blond et joufflu du jeune précepteur, qui ressemblait assez à celui d’un angelot, rosit de plaisir :
— Veuillez me pardonner si je vous parais curieux mais... possédez-vous des navires ?
— Plusieurs. Je suis armateur. C’est sur l’un d’entre eux que nous allons embarquer tout à l’heure...
Observant son fils du coin de l’œil, il vit celui-ci perdait son attitude figée et que son intérêt était éveillé. Il ajouta :
— Celui-là revenait tout juste des Antilles avec du sucre, du rhum et de l’indigo lorsque nous avons fait voile sur l’Angleterre... D’autres vont pêcher la morue sous Terre-Neuve...
Il continua de parler, de cette voix grave qui était l’un de ses charmes, égrenant des noms de lieux lointains, conscient de la magie de ces évocations sur ce garçon dont on lui dit qu’il rêvait d’océans autant qu’il en avait rêvé lui-même.
Lorsqu’il se tut. Arthur, bien adossé à présent, ferma les yeux et s’endormit, redevenant instantanément le petit garçon qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Guillaume le contempla quelques instants puis, tirant de sa poche un étui à cigares, il en offrit un à Jeremiah Brent :
— Espérons, murmura-t-il, que je lui ai donné de quoi ne pas trop regretter la Marine anglaise ?
Arrivés à Londres, ils ne s’arrêtèrent que peu d’instants à Paternoster Row, le temps de saluer Mrs Baxter et d’inviter François Niel à passer aux Treize Vents les fêtes de Noël :
— Les miens seront heureux de te connaître, assura Tremaine. Et puis je compte finir cette année avec un éclat particulier puisque la famille vient de s’agrandir.
— Il faudrait que la Manche soit vraiment impraticable pour que tu ne me voies pas arriver, promit le Canadien ! Ce sera une vraie joie !
Ainsi qu’il l’espérait, Guillaume n’eut aucune peine à récupérer ses papiers et à obtenir un bateau afin de rentrer à son bord. Tout juste si l’Alien Office ne déroula pas un tapis rouge pour l’ami d’un grand seigneur que l’on savait intime du chancelier de l’Echiquier !...
Tandis qu’une barque emmenait les voyageurs sur l’eau noire de la Tamise où sinuait par endroits le reflet jaune d’un fanal, Arthur respirait le paysage nocturne à pleins poumons, à pleins regards, humant même avec délices l’odeur mêlée de brouillard et de vase, de charbon et de détritus. Encombré de navires de toutes tailles et de toutes provenances, le fleuve, prolongement direct de ces mers qu’il désirait tant connaître, lui semblait animé d’une vie propre. Certains de ces bateaux paraissaient superbes, d’autres misérables. Aussi s’interrogeait-il avec un peu d’anxiété sur la taille de celui qui l’attendait.
Soudain, la silhouette à la fois compacte et allongée d’un trois-mâts à coque noire barra son horizon. Malgré l’obscurité, il distingua des sabords fermés qui devaient cacher des canons, bien qu’il ne s’agît pas d’un vaisseau de guerre. Et, sous le beaupré, une figure de proue à longs cheveux où brillaient des glaçures d’or.
— Nous y voici ! dit Guillaume.
Mais avant qu’il eût empoigné le porte-voix pour héler l’homme de quart, Arthur ouvrit la bouche. C’était la première fois depuis le départ. Avec une imperceptible nuance de respect, il demanda :
— Ce navire est à vous, monsieur ?
— En effet. Vous plaît-il ?
— Il paraît beau... autant qu’on puisse en juger dans cette obscurité. Comment s’appelle-t-il ?
— Élisabeth.
Tremaine eut tout de suite le sentiment que le gamin se refermait à cause, très certainement, de ce nom de femme dont il pouvait supposer qu’il glorifiait une quelconque belle-mère. Tremaine alors ajouta d’un ton indifférent, celui d’un renseignement sans importance.
— C’est le nom de ma fille aînée. Elisabeth a quinze ans et j’espère que vous n’aurez aucune peine à vous reconnaître de la même famille. J ai aussi un fils de quelques mois plus vieux que vous : il s’appelle Adam....
Arthur pensa que cette fille avait bien de la chance d’être la marraine d’un grand bateau. Trop gâtée sans doute, ce devait être une pimbêche comme presque toutes celles qu’il connaissait. Le garçon serait peut-être plus supportable ?... Décidé tout à coup à en savoir davantage il remarqua avec insolence :
— Vous ne dites rien de leur mère. Elle ressemble à quoi ?
— Elle a été décapitée pendant la Terreur, répliqua Guillaume avec une sévérité qui fit rougir l’enfant. C’était une noble dame...
— Je vous prie de m’excuser. Je ne savais pas...
La barque accostait. Sur le pont du navire des lanternes s’agitaient. Une échelle descendit le long de la coque. Guillaume la saisit pour l’immobiliser :
— Montez Arthur ! dit-il. Une fois là-haut vous serez en France, et, que vous le croyiez ou non, je suis heureux de vous y souhaiter la bienvenue...
L’adolescent le regarda intensément sans un mot, comme s’il hésitait devant ce pas décisif, puis, saisissant les montants de corde, il grimpa avec l’agilité d’un chat. Et il eut la bizarre impression qu’il était en train de s’envoler.
Il en fut content. C’était comme un signe envoyé par le Destin, une réponse à une infinité de questions. Ce qui ne voulait pas dire qu’il acceptait son sort mais, après tout, ce bâtiment pouvait aussi bien l’emmener vers une liberté parfaitement inespérée quelques heures auparavant. En effet, au moment où il s’endormait dans la voiture, il avait entendu ce que ce Tremaine disait à Jeremiah Brent : l’endroit où on le conduisait était plus proche du Devon qu’Astwell Park, et ne pouvait donc être qu’en bord de mer ; il serait peut-être plus facile qu’il ne l’espérait d’échapper à une famille dont il ne voulait pas. Quant à la promesse faite à Lorna, elle ne l’arrêterait pas, car, après tout, il saurait toujours où la retrouver...
Aussi esquissa-t-il une ombre de sourire pour répondre au salut jovial que lui adressa le capitaine Lécuyer lorsqu’il prit pied sur le pont de l’Élisabeth...
CHAPITRE III
CEUX DES TREIZE VENTS...
Le cheval arrivait comme une bombe. Tête haute, naseaux fumants, œil dilaté, il était visiblement emballé et sa cavalière ne le maîtrisait plus. De toutes les forces qui lui restaient, elle se cramponnait à l’encolure, à demi morte de peur mais n’osant crier par crainte d’exciter davantage le pur-sang. Heureusement Prosper Daguet, occupé à tailler une bavette avec la jument du docteur Annebrun tout en tirant sur sa pipe, saisit aussitôt le danger :
— Cré bon Dieu ! gronda-t-il et, arrachant la couverture posée sur le siège de la voiture, il se précipita pour la jeter à la tête de l’animal qui, soudain aveuglé, se cabra en hennissant avec fureur. Habilement, Daguet évita les sabots battants, empoigna la bride flottante échappée des mains d’Elisabeth :
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