Deux jours plus tard, les funérailles de Marie étaient célébrées dans la chapelle surmontée d’une tour carrée construite au milieu d’un bosquet, et selon le rituel de la religion catholique qu’elle n’avait jamais abandonnée depuis son enfance. La cérémonie, fort simple, représentait à la fois un coup d’audace et une victoire personnelle de sir Christopher. En effet, si, depuis le début du règne de George III, l’Église anglicane fermait les yeux sur la présence de quelques prêtres « papistes » autour de ses églises, si les catholiques pouvaient prier comme bon leur semblait et recevoir leurs sacrements dans le privé, ils étaient encore l’objet de mesures discriminatoires : ainsi il leur était défendu d’ouvrir des écoles. Quant à leurs mariages et leurs enterrements, ils n’étaient célébrés en public que selon le rite anglican.

Marie reçut la bénédiction du chanoine français émigré que Guillaume avait aperçu dans sa chambre et qui veillait d’ailleurs, depuis plusieurs années, à ses besoins spirituels. Il vivait dans une ancienne dépendance du château où lord Astwell l’avait installé.

Comme dans la plupart des grandes demeures anglaises, la sépulture des seigneurs du domaine se trouvait aux confins du parc et du village qui en dépendait. C’est là que, finalement, le corps de la défunte fut déposé, dans une niche encore vacante.

Tant que dura la pénible cérémonie, Guillaume partagea son attention entre sir Christopher, Lorna et le jeune Arthur. Plus pâle encore que de coutume et les yeux marqués de cernes presque noirs, le veuf semblait pourtant toucher à un étrange bonheur : avant de quitter le caveau il eut, en touchant le cercueil, un geste qui signifiait : « Je reviens bientôt. Tu ne seras pas seule longtemps. » Et Guillaume se sentit envahi d’une amère jalousie qui devenait plus âpre encore lorsqu’il regardait Lorna.

En grand deuil, la jeune femme ne cachait pas son chagrin et pleurait sans fausse honte. Pourtant, elle était l’image même de la jeunesse et de la vitalité. Se dire qu’il ne la reverrait sans doute jamais accroissait les regrets de Tremaine, lui donnant un peu l’impression de perdre Marie pour la seconde fois. Quant au jeune garçon, sur l’épaule de qui elle posait souvent la main, il se tenait très droit dans ses habits noirs, ne voyant rien ni personne, mais l’angoisse et la révolte habitaient son regard et sa bouche serrée : il savait que, dans peu d’instants, il quitterait tout ce qui composait sa vie jusqu’à ce jour pour s’en aller avec un inconnu vers une terre dont il ne voulait pas. Et Guillaume, le cœur serré, pensait que l’avenir manquait singulièrement de lumière : arriverait-il jamais à faire un fils de ce gamin hostile ?

Lorsque la cérémonie fut achevée, l’enfant se tourna vers sa soeur :

 — Est-ce maintenant que je dois partir ? demanda-t-il sèchement.

 — Dans un moment seulement ! Vous devez laisser Mr Brent achever vos bagages à tous deux puisqu’il vous accompagne. Ce qui doit tout de même vous consoler un peu ?

En effet, ayant appris combien le jeune précepteur d’Arthur — il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans — était attaché à son élève, Guillaume lui avait spontanément proposé de continuer à s’occuper de lui si la perspective de vivre en France ne lui était pas trop désagréable et, à sa surprise, Jeremiah Brent s’était montré enchanté. Même très reconnaissant :

 — L’idée de quitter Arthur m’était pénible, je ne vous le cache pas, monsieur Tremaine. Sous des dehors difficiles, c’est un garçon attachant et d’une vive intelligence. Quant à la France, elle ne m’effraie pas : l’une de mes grands-mères était normande.

Cet arrangement, approuvé par lord Astwell qui recommandait avec chaleur les qualités professorales de Brent, avait détendu un peu l’atmosphère entre Arthur et son père. Aussi fut-ce avec l’ombre d’un sourire qu’il répondit à Lorna :

C’est vrai : j’en suis bien content. Avec lui j’aurai un peu moins l’impression d’être perdu...

 — Je ne vois pas pourquoi vous auriez cette impression. Essayez de vous souvenir de ce que Mère s’efforçait de vous apprendre sur lui !

 — Elle l’aimait et les gens qui aiment sont parfois trop indulgents. Moi, il ne me plaît guère... bien qu’il ait si magistralement boxé Édouard, ce dont je lui serai toujours reconnaissant...

 — C’est un commencement ! Mais je crois savoir pourquoi il ne vous attire pas. Cela tient à ce que vous trouvez qu’il vous ressemble un peu trop. Vous avez l’impression de vous voir lorsque vous serez un homme, et vous n’aimez pas cela...

 — Vous avez peut-être raison...

 — Alors laissez-moi vous rassurer : il existe suffisamment de différences pour vous ôter toute crainte. Je crois M. Tremaine unique en son genre, ajouta-t-elle avec un demi-sourire en passant une main affectueuse sur la tête du jeune garçon qui, spontanément, se serra contre elle avec, dans les yeux, les larmes qui lui venaient enfin :

 — Oh, Lorna, pourquoi m’obligez-vous à partir ? Je vous aime tant ! Et si je ne dois plus jamais vous revoir...

 — Où prenez-vous cette idée ?

D’un mouvement de tête plein de rancune, Arthur désigna son père qui cheminait en direction du château aux côtés de sir Christopher :

 — Il ne me ramènera jamais ici. Il déteste l’Angleterre. Je l’ai compris tout de suite...

 — C’est possible mais, outre que devenu adulte vous aurez le loisir d’aller où vous voulez, il se peut que je vienne vous voir un jour puisque le traité d’Amiens nous réconcilie avec la France...

 — Vous viendriez là-bas, dans ce pays perdu ?

 — Pas plus perdu que nos pointes de Cornouailles. J’ajoute que vous y possédez une maison dont notre mère m’a confié le soin jusqu’à votre majorité.

L’enfant ouvrit de grands yeux :

 — Moi, une maison ? En France ?

 — Eh oui : celle où vous êtes né. Votre grand-mère Vergor l’a jadis reçue en héritage d’un oncle vieux garçon. Elle s’en souciait peu et voulait la vendre mais elle plaisait à Mère qui l’a achetée. Je ne vous garantis pas qu’elle soit encore en bon état après cette horrible Révolution, mais c’est justement ce dont j’aimerais m’assurer...

 — Alors partez avec nous, tout de suite !

 — Vous oubliez que je me marie bientôt mais je vous promets de venir, ajouta-t-elle en voyant se rembrunir le visage de son jeune frère. De toute façon, maison ou pas, je veux m’assurer que l’on vous traite bien et, dans ce but, surgir à l’improviste me paraît plus judicieux... A présent, allez rejoindre Mr Brent pour l’aider dans ses derniers préparatifs... Et ne dites rien de tout cela, ce sera... notre secret !

Tandis qu’Arthur prenait en courant le chemin du château, Lorna rabattit sur son visage le grand voile noir qu’elle avait rejeté en quittant le tombeau et choisit de rentrer par un sentier coupant à travers bois. Pensant qu’elle désirait être un peu seule avec son chagrin, ceux qui la suivaient se gardèrent de s’imposer. Même Edouard, qui durant toute la cérémonie s’était tenu à distance prudente de Tremaine, renonça à la rejoindre comme il en avait l’intention : il savait que, même si elle faisait toujours preuve envers lui d’une certaine indulgence, Lorna pouvait se montrer fort désagréable quand on l’importunait. De toute façon ce qu’il avait à lui dire n’était pas si urgent : dans un moment, tous deux seraient débarrassés du vilain bâtard et il fallait espérer gue ce serait sans retour. Ce qui éviterait à sir Edouard Tremayne des manœuvres toujours déplaisantes. D’ailleurs, l’oncle passait pour riche. Du moins c’était ce que Mère avait dit un jour... Le morveux ne serait pas à plaindre s’il savait s’y prendre et il ne resterait plus à sa famille anglaise qu’à l’oublier tout simplement...

Pour l’heure présente, lui-même se sentait d’humeur bénigne. Il n’avait jamais beaucoup aimé sa mère. Par contre, il envisageait avec un certain plaisir l’entretien que lui et sa sœur auraient dès le lendemain avec le notaire. Même si les héritiers de Marie n’avaient aucun droit sur Astwell Park — ce qui était assez regrettable bien sûr ! — , elle laissait tout de même un peu de biens : sir Christopher s’était toujours montré très généreux avec sa femme qu’il adorait. Sans doute ne s’agissait-il pas d’une grande fortune mais ce qu’Édouard toucherait lui permettrait au moins de payer certains créanciers — les plus pressants ! — et de passer quelques bonnes soirées autour des tables de jeu. Il y avait aussi cet attelage dont il rêvait et qui resterait peut-être encore hors d’atteinte. A moins de réussir à convaincre « Granny » Vergor de dénouer les cordons de sa bourse. Elle serait si contente quand elle apprendrait que la dernière trace de l’inconduite de sa fille ne souillait plus le vertueux sol anglais ! Cela, bien sûr. en attendant que Lorna devienne duchesse ! La fortune du futur beau-frère permettait les plus grandes espérances. Surtout pour un homme aussi habile à manier la flatterie que les cartes. Le cher Thomas était aussi bête que riche et ce n’était pas peu dire !

Justement, Lorna pensait à son fiancé tandis que les feuilles mortes roulaient comme de menues vagues sous les plis épais de sa robe de velours. Elle était assez satisfaite qu’une chute de cheval survenue dernièrement lors d’une chasse au renard avec le prince de Galles eût empêché Thomas d’assister aux funérailles. Il avait la fâcheuse manie de poser des questions souvent saugrenues parfois gênantes, et la présence de ce parent français aux allures de corsaire lui en aurait sans doute inspiré une insoutenable quantité. Personne n’avait jugé bon, en effet, de lui apprendre qu’Arthur n’était pas le fils du même Tremayne que son beau-frère et sa future épouse, l’idée ne l’ayant jamais effleuré de s’enquérir de la date du décès de sir Richard. S’il avait fallu lui dire la vérité, il se fût peut-être montré, sinon désagréable, du moins fort désinvolte envers Guillaume, et Lorna s’avouait qu’elle ne l’aurait pas supporté. Peut-être parce que la comparaison n’aurait certainement pas été à l’avantage de Thomas.