Autour de la table se réuniraient aussi Mlle Le Houssois, le docteur Annebrun, les Rondelaire, le notaire Le Baron et sa femme, les Quentin, les Calas et, bien entendu, l’abbé Gaudin. Ce qui faisait déjà pas mal de monde, mais l’arrivée tellement inattendue de François Niel n’enchanta pas moins la maisonnée. D’abord parce qu’on l’aimait, que l’on était heureux de le revoir et aussi parce qu’il apportait deux grandes malles de cadeaux. Et pas seulement pour Guillaume ! Celui-ci se tailla bien la part du lion avec une superbe pelisse en martre mais d’autres fourrures étaient destinées à la famille. Il y avait aussi des feutres et des cuirs brodés de couleurs vives par les femmes indiennes, des statuettes de stéatite sorties des mains habiles des Esquimaux du Grand Nord, un magnifique herbier contenant à peu près toutes les plantes du Canada destiné à Adam, mais qui mit une larme dans les yeux de son père parce qu’il lui rappelait les courses à travers les bois de son enfance en compagnie de son ami indien Konoka. Enfin trois bouteilles de sirop d’érable afin que Mme Bellec puisse lui confectionner les crêpes et les tartes dont il se régalait jadis. Et là encore, en faisant couler, pour y goûter, l’épais liquide brun dans une cuillère, le maître des Treize Vents faillit bien se mettre à pleurer.

Quand le soleil se leva après un glorieux orage nocturne qui brisa définitivement la pesante chaleur, lava la campagne de sa poussière et gonfla d’aise toutes les poitrines, chacun se prépara à fêter dignement les cinquante-quatre ans de Guillaume Tremaine. Non seulement les invités mais tous les pauvres d’alentour qui savaient bien qu’ils en recevraient leur part. Un des plus hauts usages des grandes familles normandes voulait, en effet, que l’on distribuât aux pauvres une somme équivalente à ce que l’on dépensait pour une réception et, depuis son mariage, Guillaume avait adopté cet usage. Par générosité naturelle d’abord mais aussi en souvenir de son épouse, Agnès de Nerville, dont l’alliance apparentait ses enfants à l’ancienne noblesse et dont le sang gardait quelques traces de celui du Conquérant. Alors, tout à l’heure, grimperaient vers les Treize Vents les plus miséreux de ce coin du Contentin, sachant bien qu’ils ne repartiraient pas les mains vides. Ils viendraient plutôt vers la fin de la journée pour ne pas encombrer ni trop se montrer, avec cette pudeur et cette délicatesse de ceux qui savent le poids d’une existence vraiment difficile.

La journée fut une réussite. Sous un soleil redevenu clément, elle se déroula comme dans un joli rêve à la satisfaction de tous. Un instant même, Guillaume put croire qu’elle allait lui offrir le plus doux des présents. Tandis que, la plupart des invités partis et cependant que Potentin présidait près des cuisines à la distribution d’aumônes, de nourriture et de friandises, il s’attardait au jardin en compagnie de Mlle Anne-Marie, de François Niel et de Pierre Annebrun, il lui sembla être le jouet d’une illusion : la voiture de Mme de Varanville franchissait la grille… Seulement, ce n’était pas une illusion.

Envahi par une chaude bouffée de joie et persuadé que Rose venait lui porter ses vœux avec son sourire, il courut et se jeta à la tête des chevaux mais il n’eut même pas le temps d’ouvrir la portière. Celle-ci se rabattit et le jeune Alexandre sauta presque sur les pieds de Guillaume qui eut peine à cacher sa déception :

— Je vous apporte un de vos amis que j’ai trouvé sur la route ! Il est blessé mais, avant de s’évanouir, il m’a demandé de l’amener, assurant que c’était une question de vie ou de mort, dit le jeune homme.

— Allez chercher le docteur Annebrun, s’il vous plaît ! Il se promène dans la roseraie, fit Guillaume en grimpant dans la voiture.

Un homme, en effet, était étendu sur les coussins. Pâle, les yeux clos, respirant difficilement avec, sur la poitrine, une large tache de sang, Victor Guimard avait tout l’air d’être en train de mourir.

— Qu’est-ce qu’il fait là et qu’est-ce qui a bien pu se passer ? s’écria Arthur accouru sur les talons de son père.

— Je ne sais pas. Alexandre dit qu’il l’a trouvé sur la route.

Au son de cette voix connue, le blessé ouvrit les yeux tandis que sa bouche s’étirait en un faible sourire :

— J’arrive… à temps, j’espère ? Ils ne sont pas là, n’est-ce pas ?

— Qui donc, mon ami ?

— Sainte… Sainte-Aline… et son valet…

— Mais non. Est-ce qu’ils devraient être ici ?

— Sont… sûrement pas loin !

— Descends de là et laisse-moi l’examiner ! coupa Pierre Annebrun qui tirait Arthur en bas pour monter à son tour. Va donner des ordres pour un brancard, une chambre. Il faut le sortir de cette boîte !

Sur un coup d’œil de son père, Arthur partit comme une flèche vers la cuisine où le personnel aidait Potentin et Clémence dans leur tâche charitable au milieu d’un vrai vacarme : le majordome s’efforçait de se débarrasser d’un mendiant qui poussait de grandes clameurs et tenait absolument à lui raconter ses derniers malheurs. Le bonhomme était pittoresque et la joute oratoire amusait tout le monde. Ce que voyant, Arthur se contenta de récupérer Valentin et Sylvain pour transporter le blessé et prit Lisette à part en lui demandant d’ouvrir une chambre.

Il sortait de l’office avec elle quand une petite paysanne pauvrement vêtue acheva de descendre l’escalier en courant, se jetant presque dans ses jambes :

— Eh bien, Annette, qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il.

— Oh ! M’sieur Arthur… y a un vilain homme qui vient d’monter. C’est un mendiant… Il était avec c’lui qui brait si fort…

Le cœur du jeune homme manqua un battement.

— Allez chercher mon père, Lisette ! Dites-lui de venir vite, et avec des armes ! Ma sœur est là-haut avec le petit. Elle est en danger… moi je monte ! Ah !… Qu’on s’empare de l’homme qui discute avec Potentin !

Empoignant au passage un chandelier de bronze, faute de mieux, Arthur s’élança dans l’escalier, accélérant même l’allure lorsqu’un cri étouffé lui parvint depuis la chambre de sa sœur. Il s’y jeta tête baissée, épouvanté par le spectacle qu’il découvrit : un homme grand et fort, qu’en dépit de sa défroque misérable il n’eut aucune peine à identifier pour l’avoir vu à l’œuvre sur la grève de Vierville, tenait Elisabeth à la gorge. Les jambes de la jeune femme ne soutenaient plus son corps et elle n’émettait que des sons faiblissants. À ses pieds, Adam, qui adorait chanter des petites chansons à son neveu et avait dû être surpris auprès de lui, gisait inanimé ainsi d’ailleurs que Béline dont la bouche saignait.

Arthur vit rouge. S’élançant sur l’agresseur, il le frappa de son chandelier mais ne réussit qu’à lui égratigner la tête sans l’assommer. Il y avait quelque chose des monstres préhistoriques dans cet être bâti comme une montagne. Pourtant, l’attaque du jeune homme parvint à lui faire lâcher prise. Abandonnant Elisabeth qui tomba sur le tapis avec la mollesse d’une étoffe, il se tourna vers ce nouvel ennemi, les mains ouvertes, un rictus démoniaque au coin de sa bouche grimaçante.

En dépit de son courage, Arthur recula, terrifié. Ce qui marchait sur lui n’avait rien d’humain. Un démon, une créature de l’enfer stupide et malfaisante animée par le seul désir de tuer. Il pensa qu’avec un peu de chance il réussirait à franchir la porte, que son père allait arriver mais, fasciné par le monstre, il ne discernait plus à quel endroit de la chambre il se trouvait au juste et, soudain, il buta contre un tabouret bas, tomba sur le dos. Avec un grognement de triomphe, l’autre se jeta sur lui. Arthur sentit une odeur fade de crasse et de sueur tandis que, sous le poids qui faisait craquer ses côtes, le souffle lui manquait. Il allait perdre connaissance à son tour quand sa poitrine fut soudain libérée tandis qu’un véritable barrissement éclatait à ses oreilles. À la place de l’affreux visage aux yeux exorbités qui disparut de son champ de vision, il vit François Niel et un valet attelés à l’énorme carcasse pour le libérer.

— Tu n’as rien ? demanda le premier en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

— Non, mais comment avez-vous fait ? Cet homme possède la force d’un ours.

— C’est bien pour ça que je l’ai traité comme un ours, répondit le Canadien en montrant du doigt le monstre abattu, un couteau de chasse planté entre les épaules.

— Merci, monsieur Niel, merci beaucoup ! Mais, les autres ?… Elisabeth, mon Dieu ! Il l’a tuée.

Il la cherchait des yeux dans la chambre à présent pleine de monde. Il vit Guillaume enlever sa fille dans ses bras pour la porter sur son lit tandis que Mlle Le Houssois donnait des soins à Béline. Adam, déjà ressuscité, vint aider son frère à s’asseoir :

— T’inquiète pas pour Elisabeth : elle respire. Mais toi, est-ce que ça va ?

— Mieux, merci, seulement je boirais bien quelque chose. Et toi, au fait ? Tu n’étais pas frais quand je suis entré !

— Cet affreux bonhomme m’avait allongé un coup de poing au menton mais ça c’est rien : qu’est-ce que j’ai eu peur quand je l’ai vu arriver sur le berceau ! Parce que c’était à lui qu’il en voulait, c’était à Loulou… notre Loulou ! gémit Adam qui, ses nerfs lâchant, éclata en sanglots.

Cependant, personne n’était gravement atteint. La gorge d’Elisabeth resterait bleue et elle aurait du mal à avaler pendant quelques jours, Béline avait une énorme bosse à la tête et la bouche d’Adam commençait à enfler, mais le docteur Annebrun, qui avait abandonné Guimard un instant pour constater les dégâts, ne diagnostiqua rien de grave. Néanmoins, Arthur n’était pas encore tranquille.

— Et l’autre, père ? demanda-t-il à Guillaume qui semblait ne plus pouvoir se résoudre à lâcher la main de sa fille. Est-ce que vous avez pris l’autre ?