— La chambre de Kitty, qui doit veiller. Il faut frapper au volet d’une certaine façon – trois coups longs, deux brefs – et elle ouvrira.
— L’enfant est avec elle ?
— Non. Miss Lorna s’est enfermée avec lui jusqu’au départ. Elle n’a plus guère confiance en nous, vous savez ! Sa chambre, à elle, donne de l’autre côté.
— Bien, j’y vais, fit Guillaume en mettant pied à terre et en faisant signe à ses hommes de contourner la maison qui était enclose d’une haie vive.
Il se dirigeait vers la fenêtre quand Arthur le retint :
— Laissez-moi y aller d’abord, père ! C’est ma sœur, après tout, et j’arriverai peut-être à lui faire entendre raison. Ce ne serait pas la première fois… Accordez-moi ça !
— Je veux bien, mais n’oublie pas : j’aurai Louis… par la force s’il le faut.
Arthur indiqua qu’il avait compris. Il alla frapper au volet selon le code indiqué par Brent. Kitty devait se tenir aux aguets : elle ouvrit presque aussitôt et poussa un soupir de soulagement en reconnaissant, derrière Arthur, la haute silhouette de son père et celle, moins impressionnante, du précepteur.
— Dieu soit loué, Mr. Brent, vous avez réussi !
Le jeune homme eut un pauvre sourire. Il tremblait comme une feuille et, soudain, Guillaume eut pitié de lui. Une idée lui venait :
— Vous êtes sûre que votre maîtresse n’a pas bougé ? chuchota-t-il.
— Tout à fait sûre ! On ne sort de sa chambre que par cette porte ou la fenêtre et je n’ai rien entendu.
— Bien. Donnez-moi la clef de la laiterie ! Nous allons y renfermer Mr. Brent de façon qu’on ignore toujours qu’il en est sorti.
— Pourquoi faites vous ça, père ?
L’éclair de joie qui brilla un instant dans les yeux du malheureux Jeremiah constituait la meilleure réponse : il avait eu un sursaut de révolte, mais s’il devait vivre à jamais séparé de celle qu’il aimait si passionnément, il en mourrait d’une façon ou d’une autre. Guillaume, d’ailleurs, expliqua brièvement :
— Même s’il a été un instant dégrisé, on ne guérit pas de ce genre d’amour ! Kitty, pendant que je l’emmène, vous allez appeler votre maîtresse en disant que vous avez entendu un bruit suspect. Quand elle ouvrira, Arthur entrera. Il veut lui parler le premier. Je rapporte la clef dans un instant. Vous n’aurez qu’à la laisser tomber dans la chambre lorsque vous y pénétrerez.
Kitty approuva de la tête et s’approcha de la porte tandis que Guillaume entraînait Brent en prenant soin de tirer la fenêtre derrière lui. Lorna ne répondit pas tout de suite, et Arthur se demanda si elle n’était pas déjà partie par l’autre fenêtre, mais la voix ensommeillée qu’elle fit enfin entendre le rassura.
— Que veut-tu, Kitty ? Il n’est pas encore l’heure !
— Je vous en supplie, ouvrez-moi ! Il y a du bruit autour de la maison… des pas de chevaux ! J’ai peur…
— Je viens…
Aussitôt, Arthur, d’un geste vif, tira un pistolet et le braqua sur Kitty avec un sourire rassurant. Il était bon que Lorna la crût menacée et il comptait beaucoup sur l’effet de surprise.
Celle-ci joua pleinement. En ouvrant la porte, la jeune femme eut un cri, voulut refermer mais déjà son frère s’était jeté sur elle pour la repousser à l’intérieur : une chambre dont le lit n’était pas défait. Miss Tremayne s’y était simplement étendue. Le même coup d’œil montra au jeune homme la grande corbeille posée tout près qui servait de berceau : le petit Louis y dormait d’un sommeil assez paisible. Mais déjà Lorna reprenait ses esprits.
— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle sèchement.
— Vous empêcher de commettre un crime !
— Où vois-tu un crime ? Personne n’est mort, que je sache et je n’ai fait, après tout, que rendre aux Tremaine le mal qu’ils m’ont fait. Oui, j’ai pris cet enfant et j’ai bien l’intention de le garder ! Il va remplacer celui que vous m’avez volé.
— On ne peut voler ce qui n’existe pas et ce bébé existe. Il nous appartient et vous allez nous le rendre ! Lorna, ajouta-t-il plus doucement, que s’est-il passé pour que vous en veniez à de telles actions, à tant de duplicité ? Ne vous arrive-t-il jamais de songer à notre mère ? Qu’aurait-elle pensé de vous ?
— Ne me parlez pas de notre mère ! Elle a eu ce que je voulais tellement et je crois qu’à présent je déteste son souvenir. Mais dis-moi, petit frère, comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?
Arthur s’attendait à la question. Sa réponse était prête :
— Nous n’avons eu aucune peine à retrouver vos amis les bohémiens : ils n’ont pas résisté longtemps à nos questions !
— Ces misérables ont parlé ? Je les avais pourtant bien payés !
— Disons… que nous les avons payés plus cher encore ! Il faut en finir, Lorna ! Un bateau vous attend, je crois ?
— Oui, et j’ai bien l’intention de le prendre ! Et avec ça !
Elle s’était précipitée sur la corbeille et d’un geste vif en avait arraché le bébé qui se mit aussitôt à hurler.
— Prenez garde, miss Lorna ! gémit Kitty qui venait d’entrer. Il n’est déjà pas si bien, ce petit ! Il faut le laisser.
— Donnez-le-moi, Lorna ! s’écria Arthur. Vous n’avez aucune chance de quitter cette maison. Avec lui tout au moins. Elle est cernée. Vous pensez bien que je ne suis pas venu seul.
— Vous auriez une armée que vous me laisseriez tout de même passer. Kitty, va chercher Brent ! Nous partons et je défie quiconque de nous en empêcher. Sinon… sinon je jette ce petit bâtard sur ces dalles pour qu’il s’y fracasse le crâne !
— Vous ne ferez pas ça ! gémit Arthur qui tremblait de tous ses membres devant la lueur de folie qui venait de s’allumer dans les yeux de sa sœur.
Celle-ci éclata de rire :
— Croyez-vous ?… Je peux même faire mieux ! Tout, vous entendez, tout plutôt que vous rendre votre précieux trésor !
Virant sur ses talons, elle alla vers la cheminée où Kitty avait allumé du feu pour combattre la fraîcheur et surtout l’humidité de la nuit. Son intention n’étant que trop évidente, Arthur se jeta en avant avec un cri d’horreur au moment même où claquait un coup de feu. Son pied butta sur un carreau déchaussé et il s’étala devant Lorna à l’instant même où la douleur lui faisait lâcher le bébé qui tomba sur lui. Debout au seuil de la chambre, véritable statue de la Justice, Guillaume venait de tirer. Son bras était encore tendu.
Jetant l’arme, il se précipita vers son fils tandis que Kitty enlevait le petit Louis qui, surpris sans doute par tout ce vacarme, ne criait plus.
— Tu n’as rien ? demanda Guillaume épouvanté. Sans ce bout de faïence brisé, j’aurais pu l’atteindre.
— Sûrement pas ! Vous êtes un trop bon tireur, fit Arthur en se relevant pour revenir vers sa sœur.
Celle-ci venait de s’asseoir sur une chaise en comprimant son bras blessé. Elle regardait Guillaume avec un mélange de fureur et de désespoir.
— Vous avez tiré sur moi. Faut-il que vous me haïssiez ?
— Vous n’avez rien épargné pour ça !
— Au point d’essayer de me tuer ?
— Si j’avais voulu vous tuer, croyez bien que vous seriez morte. Je ne manque jamais ma cible. Faites en sorte, à l’avenir, que je ne le regrette pas ! Kitty, donnez ce petit à Arthur et voyez la blessure de votre maîtresse !
Ce n’était pas grave : la balle que l’on retrouva sur le sol n’avait fait que traverser la chair du bras. Les mains habiles de la camériste eurent vite fait de confectionner un pansement confortable.
— Voilà ! dit-elle. Je pense que ça ira ?
— C’est parfait, dit Guillaume. Je suis sûr que tout se passera parfaitement jusqu’en Angleterre.
— Vous voulez que je parte ? s’écria Lorna. Alors que je suis blessée ?
— Pas au point de vous permettre de rester plus longtemps, et estimez-vous heureuse que je ne fasse pas pire ! Préparez-vous ! Je vais vous conduire moi-même jusqu’au bateau afin de m’assurer que ce départ-là sera définitif.
La mer était au plus haut et la nuit proche de sa fin. Les derniers reflets de la lune argentaient le flot couleur d’ardoise qui, paisible, clapotait doucement.
— La traversée sera facile, observa Tremaine en aidant Lorna à descendre de cheval pour aller vers la grève.
— À condition qu’on ne nous attaque pas. La guerre n’est pas finie que je sache, fit-elle acerbe.
— Elle ne vous tourmentait guère quand il s’agissait d’enlever mon petit-fils ! Je peux en tout cas vous assurer que vous serez en de bonnes mains. Bien qu’il porte cette nuit la marque des îles anglo-normandes pour approcher sans risques la côte britannique, je connais ce bateau. Il est de Barfleur et le patron est un excellent marin. Vous avez bien choisi.
Laissant Jeremiah et Kitty guider la jeune femme dans le petit chemin après avoir ordonné à Nicolas et à ses deux camarades de rester hors de vue, il marcha droit vers l’homme qui attendait, assis sur un rocher et qui se leva en le voyant venir à lui.
— Monsieur Tremaine ?… On ne m’avait pas parlé de vous.
— Rien d’étonnant à cela, Quentin. C’est ma nièce que vous allez emmener. Elle est anglaise et, pour la sécurité de la famille, elle ne tenait pas à ce que je m’en mêle. Je n’ai été prévenu qu’hier soir de son départ. Inutile de vous dire que je vous demande de veiller sur elle tout particulièrement. Je sais qu’on peut vous faire confiance.
Pour mieux accréditer encore ladite confiance, Guillaume glissa quelques pièces jaunes dans la main du marin qui eut un large sourire.
— Vous faites point d’soucis ! On la déposera à Wight en bon état.
— J’y compte ! Ah ! pendant que j’y pense, s’il lui arrivait de changer d’avis et de vous demander de la ramener ici, n’en faites rien. À aucun prix ! Elle ne le sait pas mais elle est en danger et vous le seriez aussi !
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