— Ils ont l’air de gens plutôt paisibles, conclut Daguet. D’autant qu’ils ne sont guère nombreux ! Tout juste trois personnes : un vieil homme, une femme assez jeune et un gamin d’une dizaine d’années. Et vous, monsieur Guillaume, avez-vous trouvé quelque chose ?
— Rien du tout ! J’ai bien peur que ce rapt ne soit l’œuvre de gens beaucoup trop habiles et n’ayant pas grand-chose à voir avec ces miséreux. Mais j’ai encore plus peur de ne pas retrouver mon petit-fils vivant : privé du lait de sa mère, un enfant si jeune ne doit pas pouvoir résister longtemps. Il faut une femme…
— Pardonnez-moi de vous couper la parole, père ! intervint Arthur. Vous venez bien de dire, Daguet, qu’il n’y avait qu’une femme au campament des bohémiens ?
— Oui, monsieur Arthur. Une seule, qui doit être la mère du garçon.
— D’après Étiennette Heurteloup et Mme de Varanville, deux femmes habitaient le chariot quand ces gens étaient installés sur leurs terres. Alors, où est passée l’autre ?
— Tu as raison : il faut élucider ça et au plus vite ! s’écria Tremaine. Daguet, allez me seller un cheval frais !… ou plutôt deux, ajouta-t-il, voyant qu’Arthur ouvrait déjà la bouche. Tout compte fait ça fera trois : dites à Nicolas de se préparer à nous accompagner !
— Pourquoi pas moi ? se rebiffa le maître cocher.
— Parce que j’ai besoin de vous ici. Mme Elisabeth est désormais parmi nous et, croyez-moi, elle a grand besoin d’être gardée attentivement. Adam veillera sur elle de l’intérieur avec Potentin. Puisque Nicolas était avec vous, il saura nous guider jusqu’auprès de ces gens ! Faites vites ! Nous allons prendre des armes.
En ces temps encore hasardeux où la loi de Bonaparte n’était pas encore suffisamment établie partout, il n’était jamais bon de s’aventurer sans précautions par les chemins nocturnes. Même s’ils étaient moins dangereux que par le passé, les vestiges de l’antique et immense forêt de Brix servaient encore de repaire à nombre de malfaiteurs : soldats déserteurs, contrebandiers, brigands de tout poil, dissimulés parfois sous l’aspect innocent de charbonniers ou de bûcherons, qui avaient assez souvent à se plaindre d’eux.
Guillaume vérifiait les amorces d’une paire de pistolets quand le galop d’un cheval résonna. Arthur, qui s’était précipité à une fenêtre, eut une exclamation de stupeur :
— Mais… c’est Mr. Brent ! Et dans quel état !
Il se rua au-dehors pour revenir presque aussitôt avec son précepteur à peu près hors d’haleine, sans chapeau et dont les vêtements semblaient avoir souffert d’une course à travers fourrés et branches basses. Son visage aux yeux creux, aux traits ravagés, lui donnait beaucoup plus que son âge. Jeremiah avait peine à se soutenir et, sans l’appui de son élève, il se fût sans doute effondré aux pieds de Guillaume.
— Je n’arrive pas à lui tirer une parole, père. Je crois qu’il faudrait lui donner quelque chose à boire, dit Arthur en laissant tomber son fardeau sur un canapé où il se répandit plutôt qu’il ne s’assit, tandis que Guillaume allait remplir un verre de rhum à un petit cabaret.
— Buvez ça ! ordonna-t-il en tendant le verre que Brent prit d’une main tremblante et vida d’un seul coup, avant de lever sur le maître des Treize Vents un regard plein d’épouvante en balbutiant des paroles incroyables :
— Il faut… que vous veniez avec moi, monsieur Tremaine ! Vous me… jugerez plus tard mais… si vous voulez retrouver l’enfant, il faut se hâter ! Elle… elle doit embarquer… à la marée du matin !
Guillaume vit rouge. Empoignant le précepteur par les revers de son habit, il le hissa jusqu’à lui souffler sa fureur au visage :
— Elle ? Qui ça, elle ? Tout de même pas ?
— Si. Miss Lorna…. C’est elle qui a volé le bébé… Nous… nous sommes dans la région… depuis plus de deux mois ! Oh !… je crois que je vais m’évanouir…
Il mollissait en effet dans les poings de Guillaume qui glapit :
— Mais c’est qu’il le ferait, ma parole !
Et, lâchant sa proie, il lui administra à la volée une paire de claques retentissantes. Arthur, lui, paraissait changé en statue.
— Lorna ? exhala-t-il. Elle serait coupable d’un tel crime ? Mais comment est-ce possible ?
— C’est ce que cet intéressant jeune homme va nous dire.
— Plus tard ! gémit Brent à qui les gifles et un deuxième verre de rhum rendaient des couleurs. Il faut y aller maintenant !…
— Où se trouve-t-elle, au juste ?
Ayant reçu le renseignement qu’il demandait, Guillaume tira sa montre.
— Nous partirons dans une demi-heure. Pendant ce temps-là vous allez tout nous raconter en mangeant quelque chose. Sinon vous ne tiendrez pas à cheval et, pour plus de sûreté, vous allez nous guider.
— Cette chiffe ? laissa tomber Arthur avec un mépris qui écrasa son ancien précepteur. Il est capable de nous trahir au dernier moment. Moi, je sais où se trouve le vieux pavillon…
— Je préfère tout de même l’emmener. Va donner des ordres à Daguet pour qu’on soit prêt dans un moment… Et puis, préviens Potentin et Adam ! Dis-leur que nous allons partir…
— Adam voudra peut-être venir !
— Cela m’étonnerait ! Même s’il s’efforce de devenir un cavalier convenable pour ne pas perdre la face devant son amie Amélie, il n’est pas vraiment taillé pour ce genre d’expédition, fit Guillaume avec l’ombre d’un sourire…
En fait, Arthur brûlait d’envie d’entendre l’histoire de Brent et n’appréciait qu’à moitié les missions dont on le chargeait mais, devant le regard timidement reconnaissant que lui adressait celui-ci, Guillaume comprit qu’il ne souhaitait guère étaler devant son élève préféré le récit de sa déchéance…
En effet, l’histoire qu’il raconta était celle, navrante, d’un homme tombé au pouvoir d’une femme adorée de loin depuis trop longtemps. Après leur départ des Treize Vents, il ne fallut pas longtemps à Lorna – quelques jours, tout au plus ! – pour s’emparer totalement de l’esprit de ce garçon qu’elle avait ébloui une fois pour toutes. Devenu son amant dès leur arrivée à Paris, Jeremiah ne vécut plus que pour elle, ne vit plus que par elle, acceptant dès lors tout ce qu’elle lui imposa mais confessant volontiers que ces premiers jours dans la capitale furent pour lui un enchantement.
Il était tellement heureux qu’il ne comprenait pas pourquoi Kitty le suppliait sans cesse, dès qu’ils se trouvaient seuls, de rentrer chez les Tremaine et de les laisser là. Il finit même par croire que la pauvre femme était un peu folle ou, en tout cas, jalouse de sa maîtresse. Lorna rencontrait, en effet, tellement de succès dans les rares maisons où elle se rendait !
Le banquier Lecoulteux se montra pour elle l’homme le plus serviable qui soit. Outre un agréable appartement rue de La Ville-l’Évêque, il ouvrit un généreux crédit à la nièce de son ami Tremaine. Crédit où elle puisa assez largement, moins pour les dépenses naturelles à une jolie femme que pour mettre de l’argent de côté. Elle ne sortait guère, d’ailleurs, prétextant l’amour tout neuf qui la liait à Jeremiah et disant que la vie mondaine ne la tentait pas. Certes, elle rendit visite à M. de Talleyrand qui se déclara plus que jamais son admirateur, mais elle lui fit comprendre qu’elle souhaitait surtout prendre un temps de repos avant de se lancer dans l’aventure de son retour en Angleterre. Dans cette perspective, et sous le prétexte d’aller, en été, prendre les eaux d’Aix comme il était de bon ton de le faire, elle obtint de lui un passeport français avec un « nom tout ordinaire », celui de Mme Lécuyer, qui était d’ailleurs celui d’un des capitaines de Guillaume. En vérité, elle souhaitait plus que tout au monde passer inaperçue ! Quant à Jeremiah Brent, il était divinement heureux et oubliait totalement sa promesse de donner de ses nouvelles aux Treize Vents, ne se voyant guère faire confidence de sa félicité à Guillaume Tremaine… Jusqu’au jour où sa maîtresse lui annonça, vers la fin mars, qu’ils allaient repartir pour le Cotentin.
Sur le coup, il ne comprit pas : quelle idée de vouloir retourner là-bas où personne ne souhaitait les revoir !
— Aussi n’est-il pas question d’aller du côté de Saint-Vaast, expliqua Lorna. Je tiens au contraire essentiellement à ce que notre retour passe inaperçu, et je veux m’installer plus au nord-ouest. Voyez-vous, ces temps derniers je me suis procuré un ouvrage de géographie traitant de la région et je pense que Saint-Pierre-Église, par exemple… ou Tocqueville pourraient me convenir !
— C’est beaucoup trop dangereux ! Saint-Pierre – où l’on ne va guère, j’en conviens ! – n’est qu’à trois lieues à peine de La Pernelle. Pourquoi ne pas rester ici jusqu’à notre départ pour Londres ? Nous ne serons jamais plus heureux !
— Parlez pour vous, mon cher ! Moi – et vous devriez me connaître suffisamment pour cela ! –, je ne suis pas de celles que l’on renvoie ou que l’on congédie. Aussi ai-je l’intention de m’occuper de Varanville et de sa charmante châtelaine. Si Guillaume songeait à la prendre pour épouse j’éprouverais un vif plaisir à mettre quelques traverses à un si bel amour.
Ni prières ni raisonnements ne purent la faire changer d’avis : ou bien son amant allait lui jurer de l’aider à réaliser son projet de vengeance ou bien elle se séparait de lui immédiatement. La nuit d’amour qui suivit acheva d’amener le jeune homme à une plus juste compréhension de ses intérêts sentimentaux : Lorna ne jurait-elle pas qu’une fois passé ce « caprice », elle et lui ne se quitteraient plus ? En fait, ce qui attirait surtout la jeune femme à Varanville, c’était la quasi-certitude que c’était là que l’on avait caché l’enfant qu’elle était toujours persuadée d’avoir mis au monde. À force d’y penser, elle en était venue à cette conclusion : on ne pouvait avoir confié un fils de Guillaume Tremaine qu’à une amie chère et sûre, un Tremaine devant toujours être considéré comme un fruit précieux. Pour qui d’autre, sinon, les femmes des Treize Vents tricoteraient-elles des petits bas de soie blanche ? Mais, sachant bien ce qu’on lui répondrait, Lorna se garda bien de faire partager ses soupçons à ses compagnon.
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