Il était presque en transe quand, enfin, le médecin parut. Il se rua sur lui :

— Mais qu’est-ce que tu foutais ! glapit-il, hors de lui. On ne t’a pas dit que j’avais besoin de toi ?

— Bien sûr que si, mais le pauvre gars, qui s’était embroché sur une baïonnette, en avait encore plus besoin. Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu n’as pas encore compris ? rugit Guillaume, outré. Mais ma fille est en train d’accoucher, malheureux ! Ça veut dire que sa vie est en danger et toi, tu restes là, planté comme un piquet à sourire bêtement.

Non seulement Annebrun souriait, mais il se mit à rire franchement.

— Ce n’est pas la première femme de ta famille qui va mettre un gamin ou une gamine au monde ! Tu n’as jamais fait tant d’histoires !

— Ce n’était pas pareil, bougonna Tremaine en se remettant en selle. Cette fois c’est de mon Elisabeth qu’il s’agit et si, par ton inconscience, il lui arrive quelque chose, je suis capable de te tuer…

— Pas moins ? Mais elle est en parfaite santé, ta fille. C’est une Tremaine, ce qui veut tout dire et, en plus, elle a Mlle Anne-Marie auprès d’elle, sans compter une espèce de cour de vieux serviteurs presque gâteux d’adoration. Alors que veux-tu qu’il arrive ?

— Elle est très jeune et c’est son premier petit.

— Dans une minute tu vas te mettre à pleurer ! On y va, mon Guillaume, et au galop si ça peut te rassurer !

Les deux cavaliers partirent à fond de train, dévorant l’espace, les sentiers, la forêt. Talonné par la hâte de son maître, Sahib volait littéralement, suivi sans trop de peine par le cheval du médecin qui était d’ailleurs un produit des écuries de La Pernelle. En dépit de la nuit ils firent plus que diligence. Pourtant, quand ils arrivèrent en vue du château, illuminé comme s’il y avait fête, Béline, accourue au bruit de leur galop, les accueillit avec un grand sourire assorti d’une belle révérence : « Monsieur Louis » venait de naître et c’était le plus beau bébé que l’on puisse voir.

C’est ainsi que Guillaume Tremaine sut qu’il était grand-père.

Le bonheur qu’il en éprouva lui parut d’une qualité nouvelle. Fierté, orgueil même s’y mêlaient à un curieux sentiment de possession fait, sans doute, de la conscience aiguë d’une lourde responsabilité. Il savait, seul au milieu de tout ce monde, que le père tant attendu ne viendrait probablement jamais et qu’il allait devoir, lui Tremaine, veiller doublement sur cet enfant qui était à la fois son petit-fils… et peut-être son futur roi ! Avec tous les dangers qui pouvaient en découler, mais à cet instant, il ne voulait pas y penser.

Dans la grande chambre habillée de soie bleue où la jeune mère reposait sous un baldaquin dont les rideaux azurés coulaient d’une simple fleur de lys en bois doré qui pouvait passer pour un ornement, Arthur, arrivé depuis un moment, puisqu’il n’avait pas eu à courir après le médecin, était assis sur une chauffeuse, contemplant avec une sorte d’émerveillement le charmant tableau de sa sœur, toute blanche dans ses batistes, dentelles et rubans, couvant du regard ébloui des mères l’enfançon que Mlle Le Houssois venait de nicher au creux de son épaule.

Lorsque Guillaume, Annebrun et Potentin – arrivé sur les talons des deux premiers pour apporter un plein panier de présents envoyés par les femmes des Treize Vents – s’approchèrent de son lit, Elisabeth leur sourit :

— Venez voir comme il est beau ! Il ressemble à son père et je suis sûre que l’Enfant Jésus lui-même n’était pas plus joli !

Mlle Anne-Marie se mit à rire.

— Je ne connais pas une nouvelle mère qui n’ait fait référence à Jésus, même si le nouveau-né est affreux !

Puis, jetant un vif coup d’œil aux trois hommes qui entraient sur la pointe des pieds, encombrés des cadeaux que Potentin leur avait distribués généreusement :

— Je dois dire que, dans le cas de celui-ci, la ressemblance est frappante : voilà les Rois Mages !

Tout le monde rit. Seul Guillaume ne le fit que du bout des lèvres, peu séduit par cette ressemblance évangélique : la visite des rois n’avait-elle pas été suivie, pour Marie, Joseph et l’Enfant par la fuite en Égypte ? Un précédent qu’il n’appréciait guère.

En dépit de la joie qui régnait, cette naissance ne ressemblait à aucune autre : les vieux domestiques qui, bien après minuit, servirent une collation aux visiteurs, portaient tous leur livrée des grands jours ; les femmes avaient leurs plus hautes coiffes précieusement brodées, cependant que Mme de Chanteloup, quand elle enleva l’enfant à sa mère pour le confier à Béline, promue au rang provisoire de gouvernante, le fit avec des gants blancs, et ne passant devant le berceau débordant de dentelles qu’en lui adressant une petite génuflexion comme s’il s’agissait du maître-autel.

À l’aube, vint le curé de Chanteloup, un vieux prêtre échappé par miracle au couteau révolutionnaire, qui procéda à l’ondoiement de « monsieur Louis-Charles-Guillaume-Jean » avec des mains tremblantes d’émotion et des yeux pleins de larmes, osant à peine faire couler l’eau lustrale – qui mettrait le nouveau-né à l’abri de toute mésaventure en attendant le baptême sur la petite tête sommée d’une courte mèche d’un blond presque blanc. Puis il dit une messe sur l’un de ces autels portatifs comme en cachaient, aux heures noires, beaucoup de maisons chrétiennes. Tous ceux du château y assistèrent à genoux en dépit des rhumatismes. Les Tremaine, le médecin et la sage-femme s’y associèrent tandis qu’Elisabeth, un sourire aux lèvres, s’abandonnait à un sommeil réparateur. Enfin, les visiteurs se disposèrent à rentrer chez eux.

Sous sa joie, Guillaume sentait pointer une déception : il espérait vaguement que Rose de Varanville serait prévenue et qu’il pourrait la voir un moment loin de ses insupportables visiteurs. En effet, les La Morinière n’avaient pas encore jugé bon de mettre un terme à leur séjour, ce qui agaçait Guillaume au suprême degré et commençait à faire jaser. Dès lors, Guillaume n’avait guère rencontré celle qu’il aimait d’un amour d’autant plus douloureux qu’il ne nourrissait plus d’espoir. Il savait qu’elle venait assez souvent à Chanteloup, mais sa mauvaise étoile s’était ingéniée à ne jamais faire coïncider les visites de la jeune femme avec les siennes. Cette nuit de la Saint-Jean, qui est une nuit bénie, comme chacun sait, celle des miracles, des bonnes herbes cueillies au moment favorable et des échanges de promesses entre amoureux, s’achevait sans lui laisser la plus petite de ses flammes pour lui réchauffer le cœur.

La soudaine tristesse de son ami frappa Pierre Annebrun. Tandis qu’ils revenaient ensemble après avoir chargé Arthur d’aller prévenir à Varanville, il essaya d’en savoir la raison.

— Est-ce que tu ne devrais pas avoir l’air plus joyeux ? C’est ton premier petit-fils et c’est une réussite.

— Sans doute ! Pourtant, je lui aurais souhaité une origine moins écrasante et Louis de Varanville, par exemple, m’aurait rendu plus heureux… moins inquiet surtout que Louis de Bourbon !

— Tel que je te connais, tu aurais même préféré Louis Tremaine.

— Et qu’Elisabeth soit fille-mère ? Merci beaucoup ! Non, si tu veux savoir le fond de ma pensée, j’aurais mille fois préféré une fille.

— En voilà une idée ! Avoir un fils est toujours un triomphe pour une mère.

— Normalement, oui, mais il faut songer aux conséquences et, dans le cas présent, celles-ci peuvent devenir dramatiques. Tu oublies que nous avons un empereur à présent et que Fouché a repris du poil de la bête. En outre, il y a cette visite que j’ai reçue fin février, pendant la nuit des coulines. Aujourd’hui Elisabeth nage en plein bonheur, en plein rêve, mais qu’en serait-il si je lui apprenais qu’elle ne reverra jamais son époux ?

— Quoi ? Mais…

— Reste un moment chez moi avant de rentrer, je te dirai tout. Ici les bois peuvent avoir des oreilles. Tu me donneras peut-être un conseil. Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis.

Un moment plus tard, quand Annebrun redescendit vers sa maison dans la gloire d’une aurore dont la mer reflétait les moirures roses, il laissait derrière lui un Tremaine moins tendu, presque apaisé. Il lui avait suffi pour cela du solide bon sens que lui avaient légué sa mère écossaise et son Normand de père.

— La peur n’évite pas le danger, Guillaume, et tout ce que vous avez échafaudé, toi et Potentin, ne tient pas. D’abord, Elisabeth n’acceptera jamais de faire passer son gars pour une fille. Surtout, si tu ne veux rien lui dire de ce que t’a confié le chevalier. Quant au danger, je ne nie pas qu’il puisse exister mais je ne crois pas qu’à Paris on s’occupe beaucoup en ce moment d’une jeune femme nichée à la pointe extrême du Cotentin. Il vaut mieux faire en sorte de ne pas attirer l’attention sur vous, ce que ne manquerait pas de susciter l’espèce de déménagement auquel vous avez pensé. Mais je te conseille vivement de ramener ta fille ici. Nulle part elle ne sera mieux protégée que sous ton aile patriarcale.

Le mot fit sourire Guillaume.

— Tu crois ?

Il est temps qu’elle rentre au bercail, et ne me dis pas que ça ne va pas te combler de joie : tu vas avoir ta fille et son petiot pour toi tout seul sans t’encombrer d’un gendre que tu aurais sans doute fini par trouver pesant. Sans compter que toutes ces révérences dont on entoure le gamin à Chanteloup pourraient bien finir par causer une catastrophe. Quand on veut cacher quelqu’un on ne l’installe pas sur un trône. Alors Versailles, la Cour, l’étiquette, il faut oublier tout ça ! Ce n’est pas sain !

— Oui, mais à moins d’enfermer Elisabeth, il va bien falloir trouver un semblant d’explication à son nouvel état !

— Facile ! Ta fille a fait une fugue : elle s’est mariée, sans ton autorisation, sans doute, mais elle est mariée. Tu mettras le curé dans la confidence et quand on la verra aller à l’église, il ne viendra à l’idée de personne d’en douter : le mari, lui, a dû s’expatrier pour avoir comploté contre Bonaparte. Au fond vous ne mentirez guère. Et ça fera bien dans le pays !