— Il y avait donc du vrai dans votre récit, un peu trop laconique, de tout à l’heure ?

— Naturellement. C’est difficile d’inventer dans une telle histoire ! Un autre fait réel : la tentative d’évasion. Le malheureux garçon était à moitié fou de désespoir : il ne parvenait pas à croire qu’une amie si affectueuse ait pu changer de façon si radicale. Puis, il ne supportait pas de se retrouver entre les murs d’une prison. Carisbrooke, où le roi Charles Ier a séjourné avant l’échafaud de Whitehall, date de la même époque environ que la tour du Temple à Paris. Les souvenirs qu’il réveillait étaient par trop affreux ! Enfin… il se savait dans une île, au bord de cette mer au-delà de laquelle respirait sa jeune femme : il se fût peut-être jeté au bas des tours quand on le menait à la promenade sous bonne escorte si quelqu’un ne l’avait pris en pitié. Comme dans notre chanson du prisonnier de Nantes, le geôlier avait une fille au cœur sensible et votre serviteur n’était pas loin.

— Pardonnez-moi de vous interrompre encore, chevalier, mais comment pouviez-vous être là ?

— J’ai un certain nombre d’amis outre-Manche. D’abord, cette amie de lady Lucy dont je vous parlais : j’ai appris beaucoup de choses par elle. Ajoutez-y tous les émigrés irréductibles qui s’obstinent à refuser ce brigand de Bonaparte, puis lord Grenville. Enfin, ajouta-t-il avec une fausse modestie absolue, il m’est arrivé de rencontrer le grand Pitt en personne et d’en être parfois écouté. J’ai su tout ce que je voulais savoir. Aussi ai-je suivi le prince dans l’île pour voir s’il était possible de le tirer de là. J’ai appris qu’il y avait une femme dans la forteresse et je me suis arrangé pour la rencontrer. Les choses allaient assez bien et je formais quelques espoirs…

— Mais vous avez échoué ?

— Oui. Et par la faute de ce Sainte-Aline, que Dieu veuille damner ! Je ne me suis pas aperçu de sa présence, mais lui aussi, grâce à l’argent de lady Lucy, s’était ménagé des intelligences. Un complot était monté, en parfaite connaissance du mien d’ailleurs : on devait nous laisser faire puis abattre le prince au moment où il s’évaderait. Grâce à Dieu, j’ai compris à temps et je me suis sauvé tandis qu’on le ramenait dans sa prison. J’ajoute que j’ai bien failli tuer en duel cette pourriture de Sainte-Aline, mais il a réussi à trouver un trou de souris pour s’y faufiler au moment où j’allais l’embrocher proprement ; il ne perd rien pour attendre. J’arriverai bien à le trucider un jour.

— Au cas où il me tomberait sous la main avant que vous n’ayez ce plaisir, vous m’accorderez bien celui de m’en charger ? fit Guillaume. C’est un misérable et j’aimerais en débarrasser la surface de la terre.

— Pourquoi pas ? L’important c’est qu’il paie un jour, cet opportuniste qui se tourne à présent vers le gros Louis XVIII et qui, naturellement, emploie ses méthodes. Tuer son neveu a toujours été le rêve de l’ex-comte de Provence et la pauvre Marie-Antoinette le savait bien.

— Je crois que tout le monde le savait. Êtes-vous certain, cependant, que le prince n’a pas été exécuté discrètement par ses geôliers ?

— Certain. Les ordres de Pitt étaient formels : on ne devait en aucun cas maltraiter le prisonnier, encore moins attenter à sa vie. L’abattre pour l’empêcher de fuir eût été la seule excuse acceptée. Et encore ! Sachant à quel point sont fluctuantes les amours des peuples et singulièrement celles des Français, le Premier ministre est décidé à garder le fils de Louis XVI en son pouvoir. En outre, il ne voudrait à aucun prix verser un sang qu’il sait royal : cela ne porte pas chance et il tient à la sienne…

— Louis-Charles est donc toujours à Carisbrooke ?

— Non. Mis au courant de la tentative, Pitt, qui songeait d’ailleurs à l’éloigner, a décidé de brusquer les choses : il y a quelques jours – plutôt quelques nuits ! –, un vaisseau de ligne, l’Essex, est venu mouiller dans le Soient. Le prince y a été transporté sous bonne garde. Tout ce que j’en sais à présent, c’est qu’il a fait voile au sud-ouest… Mais on ne peut guère faire autrement pour sortir du Soient. Destination inconnue !

— Même pour vous ? Personne dans vos multiples relations n’a pu vous renseigner ?…

— Non, car cette fois il s’agit d’un secret d’État. C’est déjà beau que j’aie pu apprendre le départ, alors que la version officielle est la mort. Même pour lady Lucy ! Seuls le Premier ministre et le commandant du navire savent où l’on conduit… notre roi.

Sur ce dernier mot, le chevalier émit un son bizarre qui ressemblait assez à un sanglot. Il tira son mouchoir et se moucha bruyamment.

— Vous voyez bien qu’il vaut mieux qu’elle le croie mort, conclut-il.

— Et vous n’avez vraiment aucune idée de l’endroit où on l’emmène ?

— Allez savoir ! Gibraltar, Malte, Sainte-Hélène ou Dieu sait quelle autre possession anglaise ! De toute façon, il aura droit à une prison sévère même s’il est bien traité. Et il n’en sortira plus jamais ! Il ne faut pas laisser votre fille rêver sur ce destin : les voiles de veuve seront moins cruels. Bien ! À présent, permettez-moi de vous quitter !

— Vous ne voulez vraiment pas finir la nuit ici ?

— Non. Je suis attendu à Valognes et je ne veux pas perdre de temps avant de me remettre à l’ouvrage.

— Cela veut-il dire que vous allez continuer à traquer le Premier Consul ?

— Avant qu’il n’ait le temps de se faire empereur ? Oh ! oui ! Voulez-vous demander mon cheval, s’il vous plaît ?

— Tout de suite ! Pourtant, avant que vous ne partiez, apprenez ceci : vous avez ici une maison amie prête à vous accueillir chaque fois que vous le désirerez.

— Merci. Veillez bien sur notre petite duchesse et, surtout, sur le fruit précieux qu’elle porte ! Au fait : allez-vous suivre mon conseil ?

— Non. Je ne lui dirai rien du tout. Elle est en paix et je veux l’y garder le plus longtemps possible.

— Après tout… le silence est peut-être encore la meilleure solution ! Dieu vous garde, Guillaume Tremaine ! Vous et les vôtres.

Armé d’une lanterne, Guillaume accompagna son visiteur jusqu’au perron puis le regarda se dissoudre dans la nuit que les dernières braises des feux de torches piquaient comme des lucioles. Ce fut en se retournant pour rentrer qu’il vit Potentin derrière lui.

— Quelque chose me dit qu’on ne vous apportait pas une bonne nouvelle, murmura le vieil homme.

— Non… mais c’est bien la première fois que je me réjouis de l’absence d’Elisabeth.

La jeune femme, en effet, était toujours à Chanteloup. Même sachant que son ennemie était enfin partie, elle s’était refusée à bouger.

— Tant que mon époux n’est pas à mon côté, il vaut mieux que je reste ici. Au moins jusqu’à ma délivrance, expliqua-t-elle à ses frères qui s’étaient précipités dans l’espoir de la ramener. Chez nous, il me serait plus difficile de cacher mon état. Et puis, je ne veux pas faire cette peine à Mme Chanteloup. Elle est profondément heureuse d’une naissance pour laquelle tout est préparé. Je ne veux pas la priver de cette joie. Ce serait de l’ingratitude. Je rentrerai ensuite.

— Même si ton mari n’est toujours pas là ? fit Arthur, qui cachait mal sa déception.

— Bien sûr ! Je sais qu’alors les langues marcheront, mais je suis bel et bien mariée et je n’ai pas à rougir. J’espère, d’ailleurs, que mes frères sauront faire taire les commérages, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Compte sur nous ! firent-ils d’une seule voix.

Au retour, les deux garçons furent surpris de constater que leur père approuvait Elisabeth.

Ce soir-là, Guillaume se félicitait franchement d’une décision sans laquelle la visite de Bruslart n’eût pas échappé à la future mère. Il aurait fallut lui donner des explications et Guillaume entendait lui cacher le plus longtemps possible le sort de son époux. Définitivement même, s’il était possible ! À moins qu’on ne réussît à apprendre des nouvelles par la suite. Pour sa part, il comptait se livrer à de discrètes recherches en se servant de ses correspondants étrangers et de ceux de la banque Lecoulteux. Un vaisseau de ligne ne s’escamote pas si facilement, bien que, dans l’immensité océane, il soit impossible de relever sa trace. Et même si l’on pouvait apprendre la date du retour de l’Essex en Angleterre et obtenir ainsi une indication de la longueur du voyage aller et retour, celle-ci demeurerait vague, le navire n’accomplissant peut-être pas que cette seule mission… En fait, il fallait surtout tabler sur la chance et Guillaume savait d’expérience que cette aveugle divinité se révélait souvent bien décevante. Alors, le silence, comme l’avait dit Bruslart ? Une bonne solution sans doute s’il était possible qu’il engendre l’oubli. Avec un être comme Elisabeth, c’était bien difficile à espérer.

La voix bougonne de Potentin, qui devait brûler d’en savoir plus sur la « mauvaise nouvelle » apportée par Bruslart, le tira de sa songerie :

— Vous avez l’intention de rester dehors toute la nuit ?

Guillaume tressaillit, se retourna, tendit la lanterne à son vieux compagnon mais prit, en échange, son bras pour rentrer dans la maison.

— Viens ! Je vais te dire, à toi, ce qu’il en est, mais tu garderas ça pour toi. Les autres – même Clémence ! – n’auront droit qu’à ceci : personne ne doit apprendre que le chevalier de Bruslart était ici ce soir.

— Je ne leur ferai pas l’offense de leur dire ça ! fit Potentin avec sévérité. Tout le monde ici sait trop bien que si la nouvelle venait aux grandes oreilles du brigadier Pelouse, toute la maisonnée serait bonne pour la prison et la maison pour la pioche des démolisseurs !

Un moment plus tard et après que Guillaume lui eut révélé ce qu’il venait d’apprendre, Potentin ne cacha pas son inquiétude.