Personne ne lui répondit : Tremaine et ses fils venaient d’entrer et un joyeux brouhaha s’élevait autour de la table pendant que Mme Bellec versait le liquide bouillant qui embaumait la pomme et la cannelle. Lisette, qui n’en buvait pas et d’ailleurs se parlait plutôt à elle-même, ne se formalisa pas. Elle déplia le linge blanc et en tira le jeu d’aiguilles fines chargées de soie blanche avec quoi elle tricotait un petit bas digne de chausser l’Enfant Jésus…
Elle allait continuer l’ouvrage commencé quand, voulant le comparer avec une pièce déjà achevée, elle la chercha en vain, secoua le linge et ne trouva rien :
— Qu’est-ce que j’ai pu en faire ? marmotta-t-elle. Il a peut-être glissé au fond de la corbeille ? Il faut que j’aille voir.
Mais elle eut beau retourner paniers, placards et tiroirs, il lui fut impossible de retrouver le bas manquant.
Comment aurait-elle pu deviner que, la veille, Lorna, à la recherche d’une de ses chemises favorites et en l’absence de Kitty, était venue elle-même fouiller la lingerie et qu’un hasard malencontreux lui avait fait découvrir ce que l’on désirait tellement lui cacher ?
C’est même à cause de cette étrange trouvaille que la jeune femme s’était décidée à dénoncer Tremaine et n’avait opposé qu’une résistance assez faible quand on lui avait signifié son départ. Elle flairait un nouveau mystère, mais une voix secrète lui soufflait que si elle voulait en trouver la clef il valait mieux qu’elle s’éloigne. Au moins pour un temps. Se croyant délivrés d’elle, les gens des Treize Vents abandonneraient toute méfiance… peut-être toute prudence.
En tout cas, s’ils croyaient qu’elle quittait la partie, ils se trompaient lourdement.
Chapitre XII
Des nouvelles inquiétantes
C’est au fort de l’hiver, pendant la nuit des « coulines », que vint un voyageur.
Ce qu’on appelait les coulines, c’était le passage du feu purificateur dans les clos, grands ou petits, de toute la Normandie. Sur chaque domaine, les hommes s’armaient de torches et s’en allaient en courant dans les vergers tourner autour des pommiers ou autres arbres fruitiers. Ils approchaient la flamme des troncs tout en chantant une espèce de cantique paysan dont la teneur pouvait varier selon les régions. Il s’agissait là d’une survivance des anciens âges, d’une formule magique en quelque sorte, destinée à chasser des cultures et des arbres les animaux nuisibles, après quoi l’on réunissait tous les brandons en un grand feu de joie.
Aux Treize Vents, on n’aurait eu garde de manquer la cérémonie qui était toujours pleine de gaieté. Brandissant leurs torches, les Tremaine parcouraient la grande propriété avec leurs serviteurs mâles en chantant :
« Couline – vaulot !
Taupes et mulots
Sortez de d’dans mon clos
Ou j’vous mets l’feu su l’dos ! »
Le tout avec le meilleur accent local et sans manquer à la tradition qui voulait que l’on tentât d’éteindre sa torche, par manière de plaisanterie, dans le dos de son voisin… Après quoi on buvait tous ensemble à la santé des futures récoltes ainsi préservées des prédateurs.
Cette année-là, ils y participaient avec plus d’enthousiasme encore que de coutume en dépit du souvenir de l’incendie qui, un an plus tôt et juste après les coulines – celles-ci se situaient à une date variable entre la fête des Rois et le début du Carême –, avait détruit les écuries et endommagé la maison. Parce qu’ils éprouvaient tous le vif sentiment d’avoir débarrassé celle-ci du plus dangereux des destructeurs, celui qui s’attaque à l’âme… Potentin traduisit à sa façon le sentiment général en marmottant :
— Si j’étais sûr que ça l’empêcherait définitivement de revenir, not’couline à nous, je n’hésiterais pas à aller promener c’brandon sur les murs de la maison…
— Il n’y a aucune raison qu’elle revienne, fit Guillaume qui avait entendu.
Potentin ne répondit pas, préférant garder ses impressions pour lui. Il y avait six grandes semaines que l’Anglaise avait quitté la maison. Or, non seulement Mr. Bent n’était pas revenu, mais on n’avait pas de lui la moindre nouvelle. Et ça, ça ne lui disait rien qui vaille…
Après le feu de joie, Guillaume ramena son monde à la cuisine, où Clémence avait dû tout préparer pour le réconfort des vaillants chasseurs de maléfices. On s’y entassa joyeusement autour de la cheminée et de la table couverte de crêpes, de douillons et autres friandises, mais lorsque chacun fut nanti d’un verre ou d’un bol suivant ses goûts, la cuisinière tira son maître à part :
— Vous étiez parti depuis une demi-heure tout juste quand un gentilhomme est arrivé, demandant à vous voir. Il vous attend dans la bibliothèque où je lui ai servi un petit en-cas.
Tremaine fronça le sourcil :
— Vous savez que je suis attaché à nos traditions d’hospitalité, Clémence, mais pourquoi ne pas l’avoir gardé auprès de vous ? Je n’aime pas que l’on ouvre mon cabinet devant n’importe qui.
— Il ne veut rencontrer que vous, monsieur Guillaume. Et puis, ce n’est pas n’importe qui. Si j’ai dit un gentilhomme, c’est parce qu’il m’a donné son nom et tous ceux de par ici connaissent M. le chevalier de Bruslart. Il a mis lui-même son cheval à l’écurie.
— Bruslart ? Ici ? Sacrebleu, Clémence, vous avez eu raison. J’y vais ! Ah ! peut-être devriez-vous préparer une chambre ?
— C’est déjà fait.
C’était bien Bruslart qui somnolait dans un fauteuil, les pieds aux chenêts et les mains nouées sur le giron. Guillaume reconnut au premier coup d’œil les cheveux noirs et crépus, le long nez pâle émergeant de la barbe rude qui dévorait les joues jusqu’aux yeux clos. Les hautes bottes étaient boueuses mais les manchettes et le jabot émergeant de l’habit de beau drap gris fer d’une parfaite blancheur. Dernier signe distinctif enfin, l’habituel arsenal de pistolets et de couteaux était toujours planté dans la large ceinture de cuir. Posé à terre auprès de lui, un plateau où ne restait pas la moindre miette de nourriture attestait qu’il avait fait honneur à ce qu’on lui avait servi.
Lorsque Guillaume mit le pied sur le parquet, Bruslart fut debout instantanément, un pistolet dans chaque main. Pour cet homme habitué à être continuellement aux aguets c’était un réflexe, mais il éclata de rire en reconnaissant le maître des Treize Vents, et remit ses armes en place avec une rapidité stupéfiante.
— Pardonnez-moi ! Le qui-vive est ma seconde nature. S’il n’en était pas ainsi je ne serais plus en vie depuis longtemps.
— Autrement dit, si mon majordome ou un valet était entré au lieu de moi, vous le transformiez en passoire ?
— Tout de même pas ! Je sais instantanément à qui j’ai affaire. Cependant, je reconnais que ce genre de réaction m’a sauvé la vie à plusieurs reprises.
— Je le crois sans peine, mais reprenez votre siège, je vous en prie. L’état de vos bottes proclame que vous devez avoir grand besoin de repos.
— C’est on ne peut plus vrai. J’ai débarqué à Quinéville après une traversée un peu éprouvante.
— Vous venez d’Angleterre ?
— Oui, j’ai pris la mer à l’île de Wight après avoir quitté Londres un peu précipitamment. Je ne suis pas près d’y retourner. Les Anglais ont un certain sens de l’hospitalité mais il disparaît subitement lorsqu’ils croient leurs intérêts menacés. Oublions tout cela, je vous en parlerai tout à l’heure ! En arrivant, j’ai demandé à vous voir mais c’est surtout votre fille… Je veux dire Mme la duchesse que je viens saluer…
— Elle n’est pas ici : elle séjourne chez une amie. Je vous y conduirai demain matin si vous le désirez.
Bruslart poussa un soupir de soulagement qui n’eut cependant pas la vertu de dissiper les nuages de son visage.
— Non. Dans un sens, je préfère qu’elle ne soit pas là et que la nouvelle lui soit portée par vous, son père. Vous saurez peut-être la rendre moins cruelle. Moi, je suis plutôt brutal.
— Quelle nouvelle ? émit Guillaume, inquiet de la tournure prise soudain par la conversation.
— La pire pour une jeune femme éprise de son époux : le prince est mort.
— Mort ? souffla Guillaume abasourdi. Mais comment est-ce possible ?
— Oh ! tout est possible aux temps que nous vivons ! À peine arrivé en Angleterre, Louis-Charles, au lieu d’être conduit à Londres comme je le pensais, a été emmené dans l’île de Wight et enfermé au château de Carisbrooke en dépit de mes protestations. Il a été abattu en tentant de s’évader. C’est aussi bête que ça ! Voilà ce que vous allez devoir dire à sa jeune épouse. Moi, je ne m’en sens pas le courage.
Tandis que Bruslart débitait ses quelques phrases, Tremaine, le choc passé, l’observait. Quelque chose clochait. Le ton du chevalier surtout ! On aurait dit qu’il récitait une leçon en se dépêchant, comme s’il souhaitait s’en débarrasser. Pour essayer d’en savoir plus, Guillaume choisit le sarcasme :
— Vous voilà bien délicat tout à coup ! Pourtant vous étiez contre ce mariage : vous le jugiez stupide, inconvenant…
— Inconvenant, non. Stupide, oui. Quand on veut devenir roi on ne commence pas par épouser une bergère.
— Pour laquelle, d’ailleurs, vous ne débordiez pas de sympathie. Alors, pourquoi vous décharger sur moi d’une mission qui vous incombe ? Demain, je vous conduirai auprès de ma fille et vous lui direz ce qu’il en est. Avec les détails bien sûr, car elle va vous en demander. Et beaucoup !
— Je ne serai plus là demain matin. Je repars tout à l’heure.
— Déjà ? Mais vous avez besoin de repos. On vous a préparé une chambre et…
— Le repos viendra plus tard. Il faut que je sois à Valognes avant le jour.
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