— Voilà donc ce que vous prépariez, alors même que vous me croyiez enceinte ? Oh ! c’est indigne ! Et vous aviez promis de m’épouser ?… En réalité, vous avez toujours voulu vous débarrasser de moi.
Guillaume se traita mentalement d’imbécile. Ce qu’il venait de laisser échapper le mettait dans un mauvais cas. À présent, la franchise valait mieux que toute autre tactique :
— Je ne vous l’ai jamais caché, même si c’est désagréable à entendre. C’est vrai : j’espérais, en vous ramenant dans un monde qui vous est familier, au milieu de gens prêts à vous admirer, vous pousser à reconsidérer votre décision, parce que j’ai toujours su qu’un mariage entre nous serait un désastre. Je vous aurais seulement supportée. Et pendant combien de temps ?
— Non. L’enfant nous aurait unis et je me sens assez forte pour conquérir votre cœur.
— S’il était vacant peut-être, fit Guillaume avec un mince sourire, mais ce n’est pas le cas !
— Vous voulez dire que vous êtes amoureux de cette Rose de Varanville, de cette paysanne ? C’est une rivale négligeable.
— Quel orgueil insensé ! Vous n’êtes même pas digne de ramasser son mouchoir ! Son charme est infini et, en outre, elle est pure et bonne ; ce que vous ne serez jamais. En voilà assez maintenant : vous partirez tantôt pour Paris. Outre de l’argent, je vais vous donner une lettre pour mon ami le banquier Lecoulteux du Moley. Il veillera sur vous, trouvera un logis conforme à vos goûts et assurera votre existence en mon nom…
— Je sais qui il est : je l’ai déjà rencontré, mais… vous prenez de grands risques en faisant allusion à mes goûts : je suis tout à fait capable de vous ruiner !
— Lecoulteux n’est pas idiot. Il saura où placer les limites. D’ailleurs, une autre lettre que la poste va emporter lui annoncera votre arrivée et les dispositions que je compte prendre… jusqu’au jour où il vous sera possible de rentrer en Angleterre.
— Et si je ne veux pas aller à Paris ? Pourquoi, après tout, n’irais-je pas aux Hauvenières ? J’y serais presque chez moi !
— Non. C’est trop près ! Et la maison est à Arthur qui ne souhaite pas vous la prêter… Je crois que nous nous sommes tout dit et je vais, à présent, préparer ce que vous allez emporter. Je laisse la place à Kitty !
— Un instant encore, je vous prie ! Vous me faites partir seule avec Kitty ?
— Vous êtes venues seules, il me semble ?
— Sans doute, mais… je suis moins bien qu’alors. Voyager avec un homme me tranquilliserait. Si Jeremiah Brent pouvait m’accompagner ? Il s’est toujours montré si… attentif ! Et puis je le connais depuis longtemps. Si Arthur me refuse sa maison, il sera peut-être moins intransigeant pour son précepteur ?
Elle était retournée s’asseoir devant sa table à coiffer et parut soudain faible et vulnérable. Entre ses mains elle rassemblait les menus objets précieux de son nécessaire avec des gestes doux, comme si, vaincue et le sachant, elle cherchait à puiser un peu de force dans leur contact familier. Tremaine la considéra un instant d’un air pensif, puis, finalement, haussa les épaules et soupira :
— S’il y consent, je ne m’y oppose pas ! Je vous l’envoie.
— Merci.
En regagnant sa bibliothèque, Guillaume se sentait un peu perplexe. La bataille, certes, avait été chaude mais moins pourtant qu’il ne le craignait. Il s’attendait à plus de violence, peut-être à l’une de ces explosions furieuses que tous avaient appris à redouter, mais qu’il était déterminé à réduire par la force s’il le fallait. Or, il laissait Lorna plutôt calme, résignée même, en apparence, et c’était une attitude à laquelle il ne s’attendait pas. Un instant, il songea que cela cachait peut-être une stratégie, mais c’était tout de même improbable. Pourquoi ne pas croire, tout simplement que, comme lui-même, miss Tremayne était lasse d’une lutte désormais sans issue ? C’était tellement reposant de pouvoir enfin baisser les armes !
Ainsi qu’il le pensait, Jeremiah Brent accepta d’escorter la jeune femme jusqu’à Paris. Pour ce malheureux garçon écartelé entre un amour sans espoir et la loyauté qu’il devait à l’homme qui lui faisait toute confiance, les dernières heures avaient été particulièrement éprouvantes. Que Lorna lui ait pardonné sa défection de dernière minute au point de réclamer sa présence durant le voyage lui enlevait du cœur un poids énorme, ainsi qu’il l’avoua sans réticence :
— Merci de me permettre d’accompagner miss Lorna ! Quoi qu’elle ait fait, elle appartient à mon univers depuis trop longtemps pour que je ne souffre pas d’en être séparé pour toujours sans doute. De cette façon, ce sera moins pénible et, une fois rassuré sur son sort, je reviendrai l’âme en paix reprendre mon poste auprès de mes élèves.
— Êtes-vous bien certain d’en avoir le courage ? Laissez-moi vous dire ceci, Mr. Brent : si vous décidiez de demeurer aux côtés de ma nièce… disons jusqu’à son départ pour l’Angleterre, je ne vous en tiendrais nulle rigueur. Les garçons non plus. Peut-être d’ailleurs vais-je me résigner à les envoyer au collège. Adam, tout au moins, car, pour Arthur, je doute qu’il en accepte la discipline, mais de toute façon et quel que soit le moment choisi de votre retour, sachez que votre chambre et votre couvert vous attendront. J’aurai toujours de quoi vous occuper, ajouta-t-il avec un sourire en tendant la main au jeune homme.
Quand vint l’heure des adieux, seuls Guillaume, ses fils, Valentin et un jeune valet nouvellement engagé – ceux-ci portant les petits bagages légers – accompagnèrent les voyaeurs jusqu’à la chaise de poste lourdement chargée. Retranchés dans la cuisine, Potentin, Mme Bellec et Lisette se contentaient d’attendre que ce départ auquel personne ne croyait plus se soit enfin effectué. Les deux femmes priaient, égrenant silencieusement leur chapelet. Quant à Potentin, assis devant la cheminée dont il tisonnait distraitement le feu, il gardait l’oreille au guet, craignant à chaque instant d’entendre des cris ou toute autre manifestation obligeant la maison à conserver encore quelques temps l’indésirable.
— Tant qu’elle ne sera pas partie, j’y croirai pas ! marmottait-il de temps en temps.
Pourtant, rien d’imprévu ne se produisait. Devant le perron, Lorna, n’osant attirer Arthur contre elle, venait de prendre sa main et scrutait le regard sombre et réticent du jeune garçon.
— Tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ?
— Redevenez celle que vous étiez et je vous aimerai de nouveau ! C’était une erreur de venir ici où votre place n’était pas marquée, mais je vous souhaite sincèrement d’être heureuse puisque enfin vous l’avez compris.
— Nous verrons ce que l’avenir nous apportera !
Saluée courtoisement par Guillaume et par Adam, la jeune femme monta en voiture où elle prit place dans le fond auprès de Kitty, tandis que Jeremiah Brent s’installait sur le devant.
— Tout le monde y est ? cria le cocher. Alors, en avant !
Il desserra le frein, fit claquer son fouet et la voiture s’ébranla dans un grincement d’essieux et un cliquetis de gourmettes. Potentin, qui avait entendu, se précipita au-dehors.
— Ça y est ! Elle s’en va ! Dieu soit béni !
Au même moment, une violente rafale de vent se leva, si brutale qu’elle fit craquer des branches mortes, soufflant dans la direction de l’attelage comme si la nature elle-même voulait aider à chasser hors du domaine celle que celui-ci avait toujours refusée. Rangés, bras croisés, devant le portail des écuries, Daguet et ses hommes eux aussi surveillaient le départ. Aucun d’eux ne s’était avancé pour aider à l’embarquement : pour ces hommes simples et rudes, une dénonciation était le pire crime qu’un être humain puisse commettre. Ils auraient compris un coup de feu tiré de face ou encore une attaque au couteau, mais la parole sournoise employée comme arme leur faisait horreur.
Quand la chaise de poste eut disparu au tournant du chemin, Guillaume et ses fils rentrèrent. Le père tenant par l’épaule chacun de ses garçons, heureux de les sentir si proches de lui, soudés comme ils ne l’avaient pas éprouvé depuis des mois. D’un seul coup, l’atmosphère de la maison venait de s’alléger.
— Père ! dit soudain Arthur, pensez-vous qu’Elisabeth va revenir habiter ici à présent ?
— Plus rien ne s’y oppose, mais c’est à elle de décider. Nous irons demain lui porter la bonne nouvelle.
Pendant ce temps, à la cuisine, Clémence remettait son chapelet dans la poche de son devantier et se disposait à préparer du cidre chaud.
— Après une nuit et une journée pareilles, nous en avons tous besoin. Potentin, allez donc dire à monsieur Guillaume et aux garçons qu’ils nous fassent le plaisir de venir trinquer avec nous !
Comme elle s’approchait du feu abandonné par le vieux majordome, une longue flamme, si blanche qu’elle paraissait plus brillante que les autres, jaillit des bûches amoncelées, filant triomphalement vers le haut comme un signal. Elle flamba une grande minute, claire et joyeuse puis, doucement, retomba en exhalant une sorte de soupir.
Mme Bellac se signa, cherchant des yeux Potentin qui revenait et qui avait vu lui aussi. Ils échangèrent un sourire.
— Je crois, murmura le vieil homme, que nous aurons maintenant les nuits les plus paisibles qui soient. L’âme qui habite sous ce toit vient de nous dire qu’elle est contente.
Tandis que Clémence disposait les petits bols de faïence fleurie sur la longue table de chêne massif, Lisette, qui n’avait pas perdu une seconde pour aller chercher son tricot dans la lingerie, où elle avait l’habitude de le « serrer » au fond d’une des corbeilles, se réinstallait sur la petite chaise basse où elle aimait s’asseoir pour coudre et broder.
— Enfin ! déclara-t-elle avec satisfaction, on ne va plus être obligées de se cacher pour préparer la layette de notre petit prince ! Ça en devenait étouffant les derniers temps. Cette pauvre Kitty était bien gentille, mais je ne sais trop ce qu’elle aurait pensé si elle nous avait surprises en train de faire une brassière ou de tricoter des petits bas comme ceux que j’ai commencés. Avec sa maîtresse ç’aurait été pire : elle avait des yeux partout, celle-là. Il y a deux jours que je n’ai pu travailler.
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