— Tu as peut-être raison, après tout ! Mais fais attention !
Retirée dans sa chambre, Lorna, cachée derrière les rideaux, avait assisté au retour de Guillaume. Sachant bien qu’il allait sans doute lui demander des comptes, elle l’y attendait, tapie comme une araignée au cœur de sa toile, prête à combattre avec toutes ses armes l’homme dont elle ne savait plus très bien si elle le haïssait plus qu’elle ne le désirait.
Quand il entra, érigeant dans le cadre obscur de la porte sa haute silhouette menaçante, elle se tenait assise devant sa table à coiffer, examinant ses ongles avec une attention excessive.
— Je crois, fit la voix grave de Guillaume, que vous avez dépassé les bornes permises.
— Ils vous ont relâché ?
— Comme vous le voyez ! Vous n’imaginiez pas, je pense, qu’il suffisait d’une dénonciation pour me livrer pieds et poings liés à une justice qui a bien assez d’ouvrage sans s’occuper des innocents ?
— Je l’espérais pourtant ! Et vous n’êtes pas innocent : vous avez pris mon fils pour le faire disparaître et…
— Assez avec cette fable délirante et trop commode ! Vous n’avez jamais été enceinte et vous le saviez au fond de vous-même. C’est pourquoi vous ne vouliez pas consulter de médecin. Maintenant, vous êtes allée trop loin. Je ne veux plus de vous. Avant ce soir, vous aurez quitté ma maison pour n’y plus revenir.
Elle prit feu aussitôt.
— Vous prétendez me jeter dehors comme une servante malhonnête ? Et vous croyez que je vais me laisser chasser ?
— Je ne vois pas quelle résistance vous pourriez opposer. Kitty a déjà reçu l’ordre de préparer vos malles. Elle est dans la garde-robe de votre ancienne chambre en train de ranger vos vêtements.
— Et pour aller où, s’il vous plaît ? Dans quelque auberge où j’aurai pour seule perspective de mourir de faim ? Me chasserez-vous purement et simplement dans la campagne alors que nous sommes au cœur de l’hiver ?
— Après ce que vous avez fait, vous ne mériteriez pas mieux. Depuis un an, vous n’avez pas cessé un seul instant de travailler à la destruction de ma famille. Vous avez en partie réussi mais cela ne vous suffisait pas : vous venez de couronner votre œuvre en me dénonçant comme un vulgaire bandit de grand chemin dans le seul espoir de m’éloigner peut-être à jamais et de pouvoir régner seule ici. Ce qui était une lourde erreur : vous auriez trouvé tous ceux des Treize Vents dressés contre vous derrière Arthur, qui a tout ce qu’il faut pour devenir plus tard le maître du domaine et qui ne vous pardonne pas le mal accompli.
— Le mal ? Vous m’y avez bien un peu aidée, non ? Et surtout vous oubliez trop vite. Quand je suis arrivée ici, je vous plaisais. Peut-être même m’avez-vous aimée vraiment.
— Non, jamais Je me suis toujours méfié de vous, mais je reconnais que je me suis mal gardé. Vous me plaisiez, c’est vrai. Vous êtes trop belle pour ne pas retenir au moins un moment le regard d’un homme.
— Vous avez fait plus que me regarder. Il n’y a pas un pouce de mon coprs que vous n’ayez touché, caressé… Souvenez-vous de notre nuit aux Hauvenières ! Les instants brûlants vécus dans vos bras sont de ceux qui ne peuvent s’effacer. Pour ma part, je ne cesse de les revivre et je suis certaine, si vous voulez bien être franc, qu’il vous arrive d’y penser. Nous avons été marqués du même fer rouge, Guillaume. Alors pourquoi nier l’évidence ?
— Je l’ai répété cent fois : j’ai perdu la tête. Durant cette maudite nuit quelque chose m’a mis le sang en feu. C’était comme si j’avais bu un philtre et pendant quelques heures j’ai été fou, vraiment fou de vous, mais…
— Vous voyez bien ! s’écria-t-elle, triomphante.
— … mais je n’étais pas à une lieue de vous sur le chemin du retour que j’en éprouvais une honte affreuse. J’avais trahi avec vous et dans son lit l’amour que je portais à Marie, votre mère, et j’allais devoir affronter les regards de son fils et de mes autres enfants. Oh ! oui, je l’ai regretté, ce moment de délire et, malheureusement, vous avez tout mis en œuvre pour que ces regrets deviennent remords insupportables ! Croyez-moi ! Il est temps, grand temps que nous nous séparions. Vous savez très bien que la partie est perdue, que je ne vous épouserai jamais. Essayons de ne pas nous exécrer !
— C’est bien ce que je pensais : ce qui vous gêne, c’est votre conscience bourgeoise mais je sais, moi, que si j’étais votre femme je pourrais réveiller la passion devant laquelle vous reculez parce que je vous aime comme jamais personne ne vous a aimé. Pas même ma mère, cette sotte ! Elle pouvait être vôtre sa vie durant et elle a choisi ce terne sir Christopher qui…
La phrase s’acheva sur un cri de douleur. Incapable de se contenir devant l’insulte infligée à celle qu’il avait tant aimée, Guillaume venait d’assener à Lorna une gifle retentissante.
— Je vous interdis de parler de Marie, vous entendez ?
Sous le feu de la colère, les larmes qui emplissaient les yeux de la jeune femme séchèrent instantanément. Telle une vipère qui va mordre, elle se redressa et fit front.
— Frappez si ça vous chante, vous n’étoufferez pas pour autant la vérité même s’il y a des mois que vous vous débattez contre elle !
— Et quelle est cette vérité ?
— Ouvrez les yeux et vous la verrez ! La vérité, c’est que nous avons été l’un à l’autre dès le premier regard échangé et que nous n’y pouvons rien. La vérité, c’est que je vous appartiens toujours, qu’il vous suffit d’ouvrir les bras pour vous en convaincre… et que je ne veux pas vous perdre !
Un élan soudain la jeta contre lui, les bras noués autour de son cou, l’enveloppant du parfum dont, en effet, il gardait le souvenir, l’enlaçant si étroitement qu’il pouvait sentir chaque parcelle de son corps. Jamais peut-être Lorna n’avait été si belle qu’à cet instant où elle voulait forcer la victoire, s’emparer envers et contre tout de cet homme assez âgé pour être son père mais qu’elle désirait plus que tout au monde. Et Guillaume, l’espace de quelques secondes, sentit sa raison vaciller, mais soudain, à la place du visage qui s’offrait, il en vit un autre, ravissant et doux, dont les yeux couleur de mer lui souriaient… Rose ! Rose qui peut-être se détournait de lui mais que, pour rien au monde, il n’eût voulu décevoir jusqu’au dégoût.
Sans la moindre douceur, il détacha de lui la jeune femme qu’il jeta presque sur le lit où elle dut s’accrocher à une colonnette pour ne pas tomber.
— Vous ne pouvez pas me perdre puisque je ne vous ai jamais appartenu. Quant à m’aimer, je n’en crois rien. Vous tenez à moi parce que je vous oppose une résistance à laquelle personne jusqu’à présent ne vous a habituée. Votre imagination a fait le reste. Alors, cessez de gâcher votre vie et la mienne ! Vous avez vingt-huit ans, vous êtes toujours très belle, l’avenir est à vous. Quant à nous autres, gens des Treize Vents, vous nous oublierez assez vite quand vous nous aurez quittés.
— C’est impossible ! Même si vous ne croyez pas à mon amour, il y a Arthur. Puis-je oublier mon jeune frère ?
— Non, sans doute. Cependant, sachez qu’il représente une raison de plus pour vous éloigner si vous voulez qu’il vous rende l’affection d’autrefois. Vous l’avez beaucoup déçu. Plus tard, quand il sera un homme… quand le temps aura passé, il vous rendra peut-être l’ancienne tendresse. Essayez de la retrouver, elle en vaut la peine, croyez-moi !
— Que me chantez-vous là ? Arthur ne s’occupe plus de moi. C’est Elisabeth qu’il aime… peut-être un peu trop ! À cause d’elle, il s’est détourné de moi alors qu’il aurait dû être mon allié. Je n’ai que faire d’Arthur ! Notre grand-mère Vergor avait raison : il n’est rien d’autre qu’un bâtard…
— Comme si cette vieille chipie sans cœur était capable d’apprécier un garçon de sa qualité ! fit Guillaume en haussant les épaules. Mais brisons là ! Il est temps de nous séparer et de préparer votre départ. Tout ce que vous pourriez ajouter ne changera rien à ma décision.
— Même si je vous demandais pardon ? si je jurais de ne plus jamais chercher à vous nuire ?
— Non, parce qu’il m’est impossible d’avoir confiance en vous. Soyez raisonnable, Lorna, et tâchons d’en finir avec un peu d’élégance !
Elle marcha jusqu’à la cheminée pour offrir ses mains à la chaleur du feu. Elle lui tournait le dos à présent et il crut voir que ses épaules tremblaient légèrement.
— Et où voulez-vous que j’aille ? demanda-t-elle d’une voix lasse. Vers quelle misère allez-vous me jeter, seule et sans protection dans un pays ennemi ?
Il réprima un sourire : quel nouveau personnage allait-elle jouer maintenant ? Celui d’une victime sans doute ?
— Ne me faites pas plus noir que je ne suis ! Il n’a jamais été question de vous jeter dehors en traînant vos malles après vous ! Je ne veux pas qu’Arthur puisse un jour me reprocher une quelconque cruauté. Vous demeurez ma nièce et, à ce titre, je vais vous assurer une existence confortable jusqu’à ce qu’il vous soit possible de regagner l’Angleterre. J’ai envoyé Daguet à Valognes ; il va revenir avec une chaise de poste qui vous conduira à Paris.
— À Paris ? fit Lorna avec un petit rire qui ressemblait assez à un sanglot. Vous aviez promis de m’y emmener… en voyage de noces !
— Je n’ai rien promis de tel. Une fois de plus, nous nous sommes mal compris. L’idée m’en était venue parce que M. de Talleyrand souhaitait tellement vous revoir, qu’il est ministre des Relations extérieures et qu’il a gardé, même à présent, certaines relations avec l’Angleterre. Il peut vous aider à rentrer chez vous.
Elle fit soudain volte-face. Guillaume vit alors qu’elle avait rougi sous la poussée d’une nouvelle vague de colère.
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