C’est donc en la seule compagnie des gens du château que Mme de Chanteloup et sa jeune compagne rentrèrent après la messe, mais ni l’une ni l’autre n’en éprouvait d’amertume : ceux qu’elles aimaient les avaient rejointes le temps d’un office pour apporter leur présence, leur sollicitude et leur tendresse et cela leur suffisait pour aborder dans la sérénité une longue solitude à deux qui allait tisser entre ces femmes, chacune à un bout de la vie, et qui se connaissaient mal, des liens aussi étroits que si l’une eût été l’aïeule de l’autre. Une affection était en train de naître qui se nourrirait de confiantes causeries au coin du feu tout en tirant l’aiguille pour confectionner une layette digne d’un enfant de France. Presque toutes les femmes de la maison furent employées à couper, coudre, broder, tricoter et finalement entasser dans trois commodes le linge marqué d’une fleur de lys et les petits vêtements de velours, de soie ou de laine destinés à celui que l’on attendait. L’idée qu’il pourrait s’agir d’une fille n’effleurait même pas Elisabeth, ancrée dans sa certitude : l’enfant de son prince ne pouvait être qu’un garçon, le digne continuateur d’une lignée de souverains issus de la nuit des temps.
Contrairement à ses habitudes qui l’entraînaient plus volontiers aux écuries qu’au salon lorsqu’elle était chez son père, la jeune femme prenait un vif plaisir à voir naître entre ses mains, sous la direction d’Étiennette Heurteloup, la vieille camériste de la comtesse, les menus habits dont elle vêtirait son fils et à manier les tissus que Rose de Varanville se chargeait d’acheter avec l’argent mis par Guillaume à la disposition de sa fille. C’était pour elle la plus tendre façon de se rapprocher d’un époux dont le souvenir ne la quittait pas : pour chasser l’angoisse que lui mettait sans cesse au cœur l’absence de nouvelles, Elisabeth imaginait l’instant merveilleux entre tous où, revenu la chercher, il recevrait de ses mains un bébé blond aux yeux bleus niché dans la soie et la dentelle.
Avec un peu de chance, peut-être Louis-Charles serait-il là pour la naissance.
Troisième partie
La déchirure
1804
Chapitre XI
La colère de Guillaume
Le premier jour de l’an nouveau, Guillaume et ses fils vinrent embrasser la future mère et lui porter des présents : comme à Chanteloup, on s’occupait beaucoup, aux Treize Vents, de la prochaine naissance. Clémence Bellec et Lisette filaient et tricotaient. Elles faisaient cela le soir, parfois assez tard, lorsque Kitty était retirée pour la nuit auprès de sa maîtresse. Non par défiance véritable : comme les autres serviteurs de la maison, elles plaignaient plutôt la pauvre femme soumise à longueur de journée et de nuit aux caprices et aux humeurs de Lorna.
Partagée entre l’ancienne affection et la pitié, Kitty usait ses forces à satisfaire de son mieux les désirs d’une femme obsédée par une idée fixe : retrouver « son » enfant, obliger Guillaume à l’épouser pour, finalement, tirer de lui une vengeance qui la paierait d’une aversion qu’elle ne s’expliquait pas. En effet, sa beauté n’avait guère souffert des maux subis. L’éclat, sans doute, était moindre, mais Lorna s’acharnait à le récupérer, passant de longues heures à sa toilette puis vérifiant ensuite le résultat obtenu dans les regards éplorés du jeune Brent… Sur la vengeance en question, miss Tremayne ne donnait aucune explication, mais il n’était pas difficile de deviner qu’elle entendait devenir la maîtresse absolue des Treize Vents. Son orgueil, immense, n’admettrait jamais la défaite, et, à présent, il y mettait une sorte d’obstination maniaque. Il fallait que Guillaume s’ancre dans la tête qu’il devrait désormais et sa vie durant compter avec une femme prête à tout pour l’asservir.
Mieux valait donc, dans ces conditions, que Kitty fût tenue dans l’ignorance de l’événement à venir : de la meilleure foi du monde et en toute innocence, elle aurait pu, par mégarde, trahir le secret de la maison.
Avec leurs vœux pour une heureuse année 1804, les Tremaine apportaient aux dames de Chanteloup une pleine brassée de camélias blancs : toute la floraison particulièrement réussie de la serre des Treize Vents. Elisabeth en montra une joie d’enfant.
— Qu’ils sont beaux cet hiver ! remarqua-t-elle en enfouissant son visage dans les fleurs que le voisinage de leurs vigoureuses feuilles vernies faisait plus délicates encore. J’espère que les lilas de tante Rose sont aussi bien venus ?
— Nous ne sommes pas passés par Varanville, dit Guillaume brièvement. Cette année, notre présence ne pouvait y être la bienvenue.
— Oh ! père ! Où êtes-vous allé chercher cette idée ? Tante Rose va être bien triste si cette journée s’écoule sans qu’elle reçoive ses fleurs préférées ! C’est tout de même pour elle qu’on les fait fleurir à cette époque ! Et elle n’a pas mérité d’être punie ! Je vous en supplie, retournez vite les chercher… ou alors chargez-en Arthur ! Il fera diligence, j’en suis sûre.
— Je le voudrais, ma fille, mais c’est impossible.
— Allons donc ! J’ai dans l’idée que vous faites la mauvaise tête ! Serait-ce à cause de ce M. de La Morinière qui s’incruste chez elle ? ajouta la jeune femme avec un sourire taquin.
— La Morinière ou pas, c’est vraiment impossible, coupa Arthur qui entamait une partie d’échecs avec Mme de Chanteloup. Les lilas sont morts cette nuit du grand froid que nous avons eu avant-hier. Quelqu’un a ouvert la porte du compartiment de la serre où on les isolait pour les forcer. On a même brisé plusieurs carreaux. C’est Daguet qui s’en est aperçu au matin. Les fleurs étaient déjà noires.
— Qui a pu faire une chose pareille ?
— Va savoir ! grogna Guillaume en haussant les épaules avec agacement. Le vent peut-être… J’aimerais mieux que nous n’en parlions plus !
En fait, il s’en doutait : quand ils avaient quitté les Treize Vents, tout à l’heure, Lorna, qui était sortie faire quelques pas avec Brent, leur avait lancé un regard à la fois indigné et déçu en les voyant partir avec les camélias. Persuadée qu’ils allaient à Varanville, la coupable ne pouvait être qu’elle et sans doute regrettait-elle à cet instant de n’avoir pas démoli toute la serre. Cependant, Elisabeth ne s’avouait pas vaincue.
— Alors, portez au moins à tante Rose la moitié de nos fleurs ! Ce bouquet est beaucoup trop gros pour Mme de Chanteloup et moi. Nous serons heureuse de le partager avec elle.
— M’as-tu déjà vu reprendre ce que je donne ? Et je te trouve bien généreuse avec ce qui ne t’appartient pas tout à fait ! Gardez-vos fleurs, mesdames, et oublions tout ceci !
Il se pencha sur sa fille pour l’embrasser. Ce faisant, son regard rencontra celui de Mme de Chanteloup. Un regard vite détourné mais où il eut le temps de lire une espèce de pitié triste, et, comme elle faisait mine de s’absorber dans son jeu, il en conclut qu’elle en savait peut-être beaucoup plus qu’elle ne voulait le dire sur les intentions de sa nièce. Alors, Guillaume se sentit très malheureux tout en se félicitant de n’être pas allé à Varanville : l’idée de croiser l’œil ironique d’un heureux rival le révulsait.
Son humeur ne s’arrangea pas quand, rentré à la maison, il remit Sahib aux mains de Daguet. Elle empira plutôt lorsque celui-ci lui annonça que peu de temps après son départ pour Chanteloup, Mr. Brent était venu lui ordonner d’atteler un cabriolet pour qu’il puisse emmener Miss Tremayne faire un tour de promenade.
— Je lui ai d’abord demandé s’il avait votre permission mais il l’a pris assez mal, disant qu’il ne voyait pas pourquoi votre nièce devrait attendre une autorisation pour sortir, et que vous seriez sûrement très mécontent en apprenant que j’avais refusé. Alors… j’ai fini par céder, et ils sont partis tous les deux.
— Bien que je n’aime pas beaucoup cela, vous n’aviez pas vraiment de raison valable pour refuser, Daguet ! Après tout, c’est une bonne chose que miss Tremayne ait envie de prendre l’air. Est-ce qu’ils sont rentrés ?
— Il n’y a pas dix minutes, et c’est là que je me suis demandé si je n’avais pas eu tort de les laisser partir. Si vous aviez vu la tête que faisait le précepteur ! Il n’avait pas l’air dans son assiette.
— Et… ma nièce ?
— Elle ? C’était tout le contraire : on aurait dit qu’elle venait de conclure la meilleure affaire de sa vie.
— Eh bien ! fit Arthur qui avait entendu, il n’y a qu’une chose à faire, père, c’est d’interroger Mr Brent. Et moi je vais aller causer avec Lorna.
— N’en fais rien pour l’instant, Arthur ! Mieux vaut ne pas l’irriter, ces temps-ci. Nous savons trop comment cela peut finir. Je vais voir ton précepteur.
Il n’eut pas à aller bien loin pour le trouver : lorsqu’il pénétra dans le vestibule, Potentin vint lui dire que le jeune homme désirait lui parler, l’attendait dans le petit salon… et qu’il semblait très malheureux.
Guillaume en fut aussitôt convaincu : assis sur un tabouret, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, Jeremiah Brent offrait l’image même du chagrin. Et de la nervosité : il tressaillit quand le pas du maître des Treize Vents fit grincer les parquets, se leva et se tint devant lui comme un coupable devant son juge.
— Que se passe-t-il ? demanda Guillaume. On dirait… on dirait que vous avez pleuré.
— Oui, j’ai pleuré mais, monsieur Tremaine, cela tient à ce que je ne sais plus que faire de moi. Savez-vous où nous sommes allés ce tantôt ?
— J’étais sur le point de vous le demander.
— À la gendarmerie ! Oui… c’est là que miss Lorna m’a obligé à la conduire. Quand nous sommes partis, je ne savais pas où nous nous rendions. Elle avait dit « Saint-Vaast » pour faire un tour sur le port, mais une fois là il a bien fallu que je m’exécute.
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