— La raison ? En me faisant commettre une faute ridicule que je n’ai pas cessé de me reprocher ? Tout ce que vous pourrez dire ne changera rien au fait que j’ai toujours considéré l’arrivée de miss Tremayne chez moi comme une espèce de malédiction. Tout va mal depuis son entrée aux Treize Vents.

Mme de Varanville offrit à Guillaume ce sourire éclatant, irrésistible et qui n’appartenait qu’à elle :

— Chacun doit porter sa croix, ici-bas ! Il n’y a aucune raison que nous fassions exception.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, il considéra avec colère le charmant visage auréolé d’une sorte de capeline de velours noir qui en exaltait le teint de pêche et la chevelure où l’or et le cuivre se mêlaient aux tons chauds de la châtaigne. Dieu, qu’elle était jolie, cette Rose qu’il avait connue un peu trop ronde, un peu trop « poulain échappé » et qui, maintenant, à trente-cinq ans, trouvait le moyen après trois maternités et un deuil profondément douloureux d’avoir plus d’éclat, plus de vitalité que n’importe quelle jeune fille !

— La vôtre n’a pas l’air bien lourde, ma chère Rose. Ou bien est-ce ce M. de La Morinière qui vous aide à la porter ?

Elle rougit cependant qu’un éclair d’irritation faisait scintiller l’eau verte de ses yeux.

— Faut-il qu’après tant d’années je vous découvre cancanier, Guillaume ? Laissez donc cela aux commères et ne vous souciez pas de mes amis ! À moins que vous ne me déniez le droit d’en avoir ?

— Non, mais…

Le retour d’Elisabeth habillée pour sortir lui coupa la parole. Rose, d’ailleurs, rejoignait près de la cheminée les deux vieilles dames qui achevaient tranquillement leur second petit verre. Il se sentit tout à coup très seul, comme abandonné et au fond, c’est bien ce qu’il était : les deux femmes qu’il aimait le plus au monde s’étaient détournées de lui ; elles allaient repartir ensemble, emportant avec elles toute la lumière de sa vie, l’abandonnant à ses ténèbres peuplées de haine et du spectre de la folie. Comme lorsqu’il était enfant, il eut envie de s’enfuir à travers la campagne jusqu’à ce que la fatigue étouffe le chagrin et le ramène à un sommeil de bête harassée, mais il fallait respecter les convenances.

Après les avoir mises en voiture, il allait reprendre Sahib qu’il laissait toujours dans le petit clos aux pommiers brouter ce qui lui convenait, quand Mlle Anne-Marie le tira par sa manche :

— Viens donc boire toi aussi un petit verre avant de partir ! J’ai idée que tu rumines des idées noires. Tu as la figure à l’envers. Tu veux me confier ce que vous vous êtes dit ?

— Pas grand-chose, mais c’est suffisant ! Que Lorna passe des années chez moi ou parte dans huit jours n’a plus aucune importance : je n’ai plus rien à espérer de Rose. Elle a retrouvé à Coutances un amoureux d’autrefois et on dirait qu’elle y tient.

— Il faudrait pour ça qu’elle ait bien changé ! Souviens-toi ! Quand vous l’avez rencontrée pour la première fois, Félix de Varanville et toi, elle ne faisait attention à aucun de ceux qui lui tournaient autour. En revanche, elle a tout de suite décidé d’épouser ton ami Félix. Alors, pourquoi veux-tu qu’à présent elle s’intéresse à ce qu’elle dédaignait tellement ?

Guillaume vida la ration généreuse qu’elle venait de lui octroyer, en réclama une autre et eut un petit rire sans gaieté.

— Vous parlez comme un livre, Anne-Marie ! On aimerait vous écouter pendant des heures mais vous n’oubliez qu’une chose : avec les années on change, et j’en suis le meilleur exemple. Si l’on m’avait dit, quand Félix a épousé Mlle de Montendre, que je pourrais un jour être amoureux de ce bouquet de fleurs trop rond qui ne cessait de se mêler de ce qui ne le regardait pas, j’aurais taxé de folie ce prophète incongru, et pourtant ! Voilà qu’à présent je l’aime à en mourir.

— Ce serait la dernière chose à faire ! Vis, mon grand, et laisse un peu le temps au temps !

— Le temps n’y fera rien si elle épouse La Morinière !

— Les billets de faire-part ne sont pas encore écrits ! Si noble dame que soit notre Rose, elle est avant tout une femme… pas un ange, et il faudrait être un ange pour avaler sans faire la grimace la mauvaise potion que ta belle nièce t’a poussé à lui faire ingurgiter. Peut-être souhaite-t-elle t’en faire goûter une de sa façon ?

— Si seulement vous pouviez dire vrai !

Un peu réconforté tout de même par les paroles de sa vieille amie, la chaleur de l’alcool parfumé et aussi, il faut bien le dire, par la perspective des visites qu’il pourrait rendre à Chanteloup – distant de Varanville d’à peine une demie-lieue – et par l’assurance que Mlle Le Houssois s’y installerait quand viendrait le moment critique, Guillaume remonta au pas vers les Treize Vents sans se soucier des manifestations d’impatience de Sahib, peu habitué à ces allures épiscopales. Il n’avait aucune envie de rentrer dans sa belle maison rendue si peu accueillante par la présence de miss Tremayne, tapie au milieu comme une araignée dans sa toile. Il en avait même si peu envie qu’arrivé à mi-chemin, il fit demi-tour, lança son cheval au galop et s’en revint à Saint-Vaast demander à souper à son vieil ami le fournier Louis Quentin. Une bonne soupe chaude et une plongée au sein de cette famille simple, chaleureuse et amicale, lui feraient plus de bien que de se mettre à table en face de l’élégiaque Mr. Brent et de deux garçons visiblement exaspérés par les soupirs de leur précepteur.

Pendant ce temps, Elisabeth retrouvait Chanteloup avec plaisir. Datant des premières années du siècle précédent, le petit château posé sur un « soupir » de la terre, comme disait sa propriétaire, dominait – de peu, mais dominait tout de même – un parc-jardin d’étendue restreinte mais admirablement entretenu, un village ponctué par la tour carrée de son église et puis des champs, des bois, des haies vives, une ou deux métairies et, tout là-bas, la ligne bleue de la mer, cette mer d’où Louis-Charles était venu, un matin de printemps. On ne la voyait pas depuis Varanville, plus encaissée, et la future mère appréciait l’idée de la contempler dans les jours à venir. D’autant qu’on lui donna la plus belle chambre avec celle de la maîtresse de maison et que, de ses fenêtres, elle en avait la vue.

L’intérieur qui, grâce à Dieu, n’avait guère souffert des troubles années de la Révolution, évoquait irrésistiblement un nid douillet : une suite de pièces aux dimensions intimes – à l’exception de l’inévitable grand salon – pleines de petits meubles fragiles et précieux ornés de bouquets en porcelaine de Sèvres, de bergères et de fauteuils « à la duchesse » gonflés de coussins aux courbes féminines avec leurs satins couleur d’aurore ou de lilas (la couleur préférée de Mme de Chanteloup). Et puis, des tables, des consoles dont les pieds s’arrondissaient avec grâce, supportant un peuple de figurines en pâte tendre et une foule de menus objets : statuettes, tabatières, petits bronzes… Beaucoup de coussins aussi : Mme de Chanteloup les adorait comme tout ce qui était moelleux et confortable. En résumé, un décor parfaitement adapté à sa personne replète évoquant les grâces dodues chères au Bien-Aimé…

Au milieu de tout cela, elle évoluait à pas menus mais avec une agilité encore enviable et si, depuis la mort tragique de son neveu chéri Félix de Varanville, fusillé à Auray par les Bleus en 1796, elle avait remplacé les moires, velours et satins mauves qu’elle adorait porter auparavant par des robes noires, elle conservait toujours, lorsqu’elle était au logis, l’immense bonnet de dentelles blanches à rubans de satin qui lui « mettait la tête à mi-chemin des pieds », selon l’expression de Rose, mais qui allait si bien à ses joues légèrement fardées pour leur rendre un peu de printemps et à ses cheveux neigeux.

Elisabeth connaissait moins bien Chanteloup que Varanville, la vieille comtesse choisissant le plus souvent de vivre auprès de sa nièce, surtout l’hiver. Jadis et comme presque toute la noblesse de la région, elle passait la mauvaise saison dans son hôtel de Valognes. Malheureusement, si le château avait été épargné, la maison citadine n’avait pas eu autant de chance : le sinistre Lecarpentier, le « bourreau de la Manche » et son compère Buhot la récurèrent comme une coquille d’huître : de la cave où il ne resta pas une seule bouteille jusqu’aux greniers d’où l’on ôta même les objets de rebut, il ne resta pas une tête d’épingle. Aussi la douairière décida-t-elle de ne plus jamais y mettre les pieds.

— C’est vraiment trop triste ! déclara-t-elle à Rose. Quand je n’y serai plus, vous pourrez remeubler si vous le souhaitez pour l’un de vos enfants, mais jusque-là que l’on m’en parle plus.

Il était donc tout à fait anormal que Mme de Chanteloup s’installât au château pour hiverner. En son absence, on fermait les pièces de réception et la maisonnée vivait au ralenti. En l’honneur de l’invitée et surtout de celui qui allait venir, on enleva les housses des fauteuils et on remit tout en état. Les serviteurs – tous anciens et d’âges échelonnés entre cinquante et soixante-dix ans – n’eurent qu’un peu plus d’une matinée pour tout préparer, allumer les feux, fleurir les vases et faire en sorte que toutes choses soient comme si la maîtresse était seulement sortie pour faire une visite. Ce n’était pourtant pas si facile, mais quand ils surent le rang réel de celle pour qui on leur demandait cet effort et l’événement qui s’annonçait, ils se mirent à l’ouvrage avec cette joie, cet empressement et ces soins pleins d’une certaine grandeur que savent déployer les serviteurs de haute maison attachés depuis l’enfance à une famille dont ils peuvent à bon droit se vanter de faire partie.

Le secret d’État que l’on remettait ainsi entre leurs mains leur convenait d’autant mieux qu’il faisait appel à leur honneur. Tous étaient prêts à se dévouer, voire à se sacrifier pour la protection du dépôt sacré qu’on leur confiait. Sachant cela, Mme de Chanteloup se contenta d’ajouter seulement quelques indications à l’usage de la vie quotidienne :