— Ça veut dire que je vais devoir la garder encore ? Moi qui venais lui dire que j’allais l’emmener à Paris…

— Il faut y renoncer… pour le moment ! Je ne suis pas médecin, Guillaume, mais j’ai peur que son cerveau ne soit plus malade encore que nous le pensions. Ne te tourmente pas au sujet d’Elisabeth ! Nous trouverons bien l’endroit convenable pour ce qui se prépare.

Un souci profond se lisait sur sa figure. Peu expansive d’habitude, elle prit cependant Guillaume par son habit pour l’embrasser, ce qui inquiéta encore plus celui-ci :

— Donne-moi des nouvelles ! conclut-elle en s’en allant.

— Je descendrai vous en donner demain, promit Guillaume. De toute façon j’avais l’intention d’aller voir Elisabeth… Vous êtes certaine, pour elle ?

— Aucun doute possible ! Dans six mois environ tu seras grand-père !

Sans se montrer aussi pessimiste que la sage-femme, le médecin manifesta tout de même une certaine anxiété : l’état mental de miss Tremayne n’allait pas en s’améliorant. Les chocs nerveux reçus l’hiver précédent, joints à l’idée fixe qu’elle développait au sujet de l’enfant, n’étaient pas vraiment rassurants et, sans aller jusqu’à enfermer la jeune femme, tout cela nécessitait une surveillance attentive. Rendue d’ailleurs possible par la présence de Kitty, le personnel des Treize Vents qui, outre Lisette, comptait deux autres chambrières… et par Jeremiah Brent par-dessus le marché. Éperdu de douleur et d’inquiétude, le jeune précepteur ne prenait même plus la peine de cacher sa passion pour Lorna et suppliait qu’on voulût bien lui permettre de veiller sur elle.

— Ce n’est pas pour ça que je l’ai engagé, confia Guillaume à sa vieille amie quand il se rendit chez elle le lendemain après-midi, mais il est si malheureux qu’il me fait pitié. Et puis, au fond, Adam en apprend autant avec l’abbé Landier à Escarbosville. Quant à Arthur, le domaine l’attire de plus en plus et les études de moins en moins…

Le bruit d’une voiture lui coupa la parole. Il alla ouvrir la « causette » de la porte, se pencha au-dehors puis se retourna, visiblement ému.

— C’est Rose ! Que vient-elle faire ?

— Je l’attendais un peu. Ne sois pas si troublé, Guillaume ! Je crois qu’elle veut nous aider. Mais tu n’avais pas tout vu : on dirait que Mme de Chanteloup est avec elle ?

En effet, Mme de Varanville soutenait à cet instant la vieille dame pour descendre de voiture, ce qui la faisait glapir d’indignation :

— Dirait-on pas que je suis impotente ? Je sais encore descendre toute seule, ma nièce ! Après tout, je n’ai jamais que quatre-vingt-deux ans !

— Et vous ne les faites pas ! fit Mlle Anne-Marie en se portant au-devant des arrivantes qu’elle conduisit à l’intérieur de la maison. J’ai un visiteur, fit-elle en découvrant Guillaume qui s’inclinait comme il l’eût fait devant une reine. J’espère que cela ne vous contrarie pas ?

— En aucune manière. Bonsoir, Guillaume ! dit Rose avec beaucoup de naturel en tendant une petite main gantée de chevreau qu’il porta à ses lèvres après une toute légère hésitation, mais, déjà, la douairière détournait son attention :

— Quelle joie de vous revoir, mon ami ! Il me semble qu’il y a des siècles…

— À moi aussi, le temps m’est apparu fort long, comtesse !… Et pourtant il n’a pas l’air d’avoir prise sur vous !

Il n’exagérait même pas : la vieille dame, toujours aussi rose, aussi dodue, aussi potelée, semblait coulée pour l’éternité dans une apparence débonnaire et soyeuse. Seul petit changement dans ses habitudes, elle avait perdu la manie de s’évanouir à tout bout de champ et pour la plus petite contrariété : la Terreur s’était chargée de lui donner une plus juste appréciation des événements de la vie quotidienne. Quand il lui arrivait d’y recourir, c’était pure comédie et afin de s’éviter quelque désagrément, mais à cet instant, elle n’y songeait certainement pas : elle paraissait ravie.

— Qu’il est galant ! roucoula-t-elle. J’ai toujours dit, Guillaume Tremaine, que vous étiez l’un des trois ou quatre hommes les plus séduisants de France ! Mais ce n’est pas pour vous que nous venons, c’est pour la petite. Où est-elle ?

À cet instant, Elisabeth, qui était allée jusqu’au poulailler chercher des œufs, pénétra dans la maison. En reconnaissant les visiteuses, elle eut une exclamation joyeuse, mais retint l’élan que la jetait vers elles. Il se passait quelque chose d’incroyable, d’inoui : avec un ensemble parfait et sans s’être concertées, les deux dames plongeaient lentement dans une révérence, une profonde et majestueuse révérence comme on savait les faire à Versailles.

Les larmes aux yeux, Elisabeth protesta, tendit les mains vers elles :

— Oh ! non !… Pas vous !

— Pourquoi pas nous ? fit Mme de Chanteloup avec rudesse. Nous refuseriez-vous l’honneur d’être les premières à rendre l’hommage royal ? Ce n’est pas vous que nous saluons, jeune dame, encore que vous soyez bel et bien notre duchesse, c’est votre ventre ! Il porte peut-être un roi ! À tout le moins une altesse !

Figée par l’émotion, Elisabeth quêta le regard de son père comme pour lui demander secours. Il lui sourit de tout son amour mais, posant une main sur son cœur, il courba de nouveau sa haute taille, rendant ainsi à sa fille un hommage muet qui la bouleversa.

Éperdue, elle chercha un refuge, le trouva dans les bras que sa marraine ouvrait déjà pour l’accueillir tandis que son père aidait charitablement Mme de Chanteloup à se relever et à trouver d’autres bras confortables, ceux d’un fauteuil rembourré de coussins rouges où elle s’assit avec un soupir de soulagement : ses vieilles jambes n’étaient plus entraînées à ces exercices de cour.

— J’ai bien des pardons à vous demander, fit Elisabeth. Vous m’aviez recueillie comme votre fille et je vous en ai remerciée en prenant la fuite. Vous avez dû me détester ?

— Ne dis pas de sottises ! Je ne pourrai jamais te détester et tu n’as pas perdu un pouce de mon affection. J’ai seulement eu très peur… mais n’en parlons plus, si tu veux bien. Nous aurons largement le temps de causer, toi et moi, car nous sommes là pour t’emmener.

— Vous voulez que j’aille à Varanville ? Après ce que je vous ai fait ?

— Non, coupa Mme de Chanteloup. Ce n’est pas possible à cause de votre situation un peu délicate mais si vous voulez bien accepter l’hospitalité de Chanteloup, je serai très heureuse et très fière de vous l’offrir… Chère Mlle Le Houssois, il m’est revenu par-dessus les toits que l’on buvait chez vous la meilleure eau-de-vie de pomme de tout le Cotentin. Consenteriez-vous à m’y faire goûter ?

— Avec joie, madame la comtesse !… Je vous sers tout de suite !

Tandis qu’elle s’empressait, Guillaume s’approcha du groupe formé par Rose et Elisabeth.

— Eh bien ? Que penses-tu de cette invitation ? C’est, il me semble, une solution inespérée. À Chanteloup, tu seras à l’abri des regards indiscrets mais, en ce qui me concerne, je me sens confondu et ne sais comment remercier…

— Vous trouverez bien ! fit Elisabeth en posant un baiser sur sa joue. Je vais me préparer ! Mes bagages ne sont pas longs à faire.

— Tu recevras tout ce dont tu auras besoin… et même davantage. Rose, ajouta-t-il tandis que sa fille s’esquivait Elisabeth vous a demandé de lui pardonner et je vais me joindre à elle mais, auparavant, je vous dois des explications.

— Je crois que vous me les avez données ce dernier printemps et puis, hier, Mlle Anne-Marie est venue m’en porter d’autres.

— Qui, hélas ! sont déjà dépassées. Cela ne vous surprend pas que j’accepte si facilement l’hospitalité de Mme de Chanteloup ? Et n’est-ce pas au milieu des siens, aux Treize Vents, que ma fille devrait attendre son enfant ?

— Sans doute… mais les circonstances…

— Hier, j’étais décidé à les brusquer, les circonstances : je voulais apprendre à miss Tremayne que j’allais la conduire à Paris, l’y installer dans les environs d’amis communs, pourvoir bien sûr à tous ses besoins afin qu’elle puisse attendre agréablement son éventuel retour en Angleterre… et son mariage. Je voulais lui faire entendre qu’elle n’avait plus rien à attendre de moi sinon ce que je viens de dire et surtout je voulais ramener Elisabeth. Malheureusement…

Et en quelques mots, il raconta la crise de la veille, la mort des jacinthes et l’écroulement de ses espoirs.

— Pierre Annebrun craint qu’elle ne perde complètement la raison. Il dit qu’à cette femme en proie à une idée fixe, il faut une surveillance continuelle. D’après lui, elle pourrait devenir dangereuse…

Rose eut presque un cri :

— Et vous voulez la garder chez vous ? Mais songez aux enfants, à vos vieux serviteurs… à vous-même !

Elle avait vraiment peur et cette peur rendit un peu d’espoir à Guillaume qui, depuis l’entrée de Rose, cherchait en vain à retrouver dans ses yeux la petite flamme tendre qu’il avait, naguère encore, le privilège d’y allumer.

— Vous ne m’avez pas laissé achever ma phrase, lui reprocha-t-il doucement. J’allais dire : dangereuse pour elle-même. Son désespoir semble sincère et Pierre pense qu’elle serait capable d’attenter à ses jours. Je ne peux pas la renvoyer dans cet état…

— C’est pure charité chrétienne, alors ?

— Rien d’autre. Vous savez bien que je ne l’aime pas et que c’est une autre…

De sa main placée entre eux comme un écran elle le fit taire :

— N’en dites pas plus, Guillaume ! Ce n’est ni le lieu ni l’heure… De toute façon il n’est plus temps !

— Si le temps est passé, pourquoi ne reviendrait-il pas ? s’insurgea-t-il.

— Je ne crois pas que ce soit possible. Voyez-vous, Guillaume, vous et moi nous nous sommes peut-être un peu trop pressés de rêver : la vie est venue nous ramener à la raison.