Quarante-huit heures plus tôt, Adam, venu embrasser sa sœur et sa vieille amie leur avait raconté que la veille il s’était rendu au château pour voir si Amélie, la plus jeune des petites Varanville et sa compagne de prédilection, était enfin arrivée de Coutances où elle se trouvait depuis plusieurs semaines avec sa mère et sa sœur Victoire.

Grâce à Dieu tout le monde était rentré ! Cependant, la satisfaction du jeune garçon subit une espèce de fêlure en constatant qu’il y avait là des visiteurs : un certain M. de La Morinière et ses deux sœurs passaient les fêtes de fin d’année à Varanville. Et il n’avait pas aimé du tout ce gentilhomme !

S’il s’était agi d’un vieillard blanchi par les ans, marchant avec peine ou même un peu malade, Adam n’aurait pas vu d’inconvénient à sa présence, mais il s’agissait d’un bel homme encore jeune, très élancé, de visage agréable en dépit d’une légère cicatrice à la joue, jouissant d’une démarche aisée et d’une évidente bonne santé. Sans compter des yeux bruns plutôt vifs montrant une désagréable tendance à suivre tous les gestes de leurs hôtesse ! Et Adam qui rêvait comme son frère et sa sœur de voir un jour leur père épouser « tante Rose » s’était senti tout déconfit.

Bien sûr, il avait reçu de Rose son habituel accueil plein d’affection mais il était difficile de ne pas observer qu’on lui demandait seulement des nouvelles d’Arthur. De leur père pas un mot ! Ni d’ailleurs de leur maison. Et comme il avait été impossible d’entraîner Amélie hors du salon où l’on prenait le thé en écoutant Victoire jouer de la harpe, le pauvre garçon finit par choisir la retraite, navré de n’avoir pu délivrer les merveilleuses nouvelles qu’il apportait : la fausse grossesse de Lorna et surtout le retour d’Elisabeth, qui ne regardaient en rien ces étrangers !

Le retour fut morose, mais Adam ne trouva guère plus de réconfort à la maison. Son père, plus blessé qu’il ne voulait l’admettre d’apprendre l’installation d’un homme en qui il voyait un rival, lui reprocha sèchement d’être allé au château sans l’en avoir averti au préalable. Comme si ce n’était pas chose tout à fait normale peu de temps auparavant ! Quant à Arthur, il marmonna des paroles peu aimables sur l’inconstance féminine et la facilité avec laquelle une blessure d’amour-propre et une petite contrariété pouvaient détourner le cœur de la plus noble dame. Outré d’une telle partialité, Adam ne mâcha pas sa façon de penser une fois éloignées les oreilles paternelles.

« Aller dire à une femme qu’on l’aime après avoir couché avec une autre, ça ne te paraît pas suffisant pour “détourner un cœur” ? Quant à ta petite contrariété, si c’est comme ça que tu appelles la fuite d’Elisabeth en qui tante Rose pouvait espérer avoir confiance, ça ne me paraît pas d’une haute moralité ! »

Écœuré, Adam s’en était donc allé déverser le trop-plein de son chagrin dans le giron toujours accueillant de Mlle La Houssois, qui lui conseilla de rentrer à la maison et de ne plus parler de rien.

— Je vais m’occuper de cette histoire, assura-t-elle, sinon nous pourrions aller vers l’une de ces brouilles indémêlables qu’excellent à créer les gens qui s’aiment.

Son arrivée au château de Varanville prit tournure d’événement. Félicien Gohel se précipita pour l’aider à descendre de charrette et s’occuper de l’âne. Marie accourut pour l’embrasser, Victoire et Amélie se jetèrent dans ses jupes avec des cris de joie ; quant à Rose, elle abandonna ses invités aux bons soins de sa tante en les priant de ne pas l’attendre car elle allait avoir à traiter une affaire de grande importance. Finalement elle vint glisser son bras sous celui de la vieille demoiselle pour l’entraîner dans la petite pièce intime et chaleureuse qu’elle appelait en riant son « confessionnal ».

— Nous déjeunerons là toutes les deux pendant que vous ferez servir mes hôtes, dit-elle à Marie. Je suis sûre que Mlle Anne-Marie a beaucoup de choses à me dire.

Celle-ci demanda courtoisement pardon du dérangement qu’elle causait, assura que quelques minutes d’entretien lui suffiraient, mais se laissa cependant faire une douce violence : d’abord parce qu’elle se sentait en appétit et aussi parce qu’elle pouvait voir briller, dans les beaux yeux verts de la baronne, une étincelle traduisant une joie réelle, et peut-être une espérance.

— Si j’avais pu supposer que vous aviez des visites, je ne me serais pas permis de venir vous importuner.

— Et vous auriez eu tort. D’abord parce que vous ne m’importunez pas, bien au contraire ! Quant aux personnes qui séjournent ici, ce sont d’anciens amis perdus de vue par la force des choses. Ils reviennent d’émigration, nous nous sommes retrouvés à Coutances. Je les ai ramenés. Avec plaisir, mais je dois l’avouer… ils ne sauraient en faire oublier d’autres.

— Ceux des Treize Vents par exemple ?

— Oui. Adam est venu hier, mais il n’est pas resté.

— Il avait pourtant beaucoup de choses à vous dire, seulement vous n’étiez pas seule. J’ajoute que, durant votre absence, Guillaume est venu plusieurs fois jusqu’ici.

Rose aida Mlle Anne-Marie à prendre place à la petite table que Marie Gohel venait de dresser pour elles deux, pensant ainsi dissimuler une émotion qui se trahit cependant dans le son de sa voix.

— Marie et Félicien me l’ont dit. J’imagine qu’il s’est passé… bien des choses aux Treize Vents. A-t-on enfin des nouvelles d’Elisabeth ?

Mlle Le Houssois se carra dans le confortable fauteuil où l’on venait de l’installer en ajoutant même un coussin sous les reins et un autre sous les pieds. Avec un demi-sourire, elle leva sur son hôtesse son grand nez qui se plissait de malice et ses yeux d’azur un peu fané, mais tout pétillants.

— Eh bien ! On dirait que j’ai beaucoup à vous apprendre ! Vous êtes à une lieue à peine des Tremaine et vous ne savez rien des événements de leur maison ?

— Comment le saurais-je ? La dernière fois que j’ai vu Guillaume, il partait pour Paris. Cela fait plus de quatre mois. J’ajoute que nous ne sommes rentrées que depuis cinq jours. La… naissance s’est-elle bien passée ?

— Il n’y a pas eu de naissance et je vais tout vous raconter, mais si vous vouliez bien me verser un peu de ce joli vin que Félicien nous a porté, je crois que cela m’aiderait. Et vous ne feriez pas mal d’en boire un peu, vous aussi… et de vous asseoir, car vous allez entendre des choses peu ordinaires.

Rose obéit machinalement. Son teint toujours aussi ravissant venait de s’animer soudain, la faisant plus jolie que jamais et à l’empressement qu’elle mit à tirer son siège plus près de celui de sa visiteuse, celle-ci pensa qu’elle ne vieillirait jamais : elle ressemblait tout à fait à une petite fille qui attend une belle histoire.

— Dites, je vous en prie ! Dites vite !

Jamais conte de la veillée ne fut suivi avec une attention plus passionnée : les aventures de Tremaine à Paris, le mariage d’Elisabeth, la nuit étrange des Treize Vents, l’escapade d’Arthur, le départ du prince et, pour finir le retour d’Elisabeth, la vieille demoiselle retraça le tout sans cesser pour autant de faire honneur à l’agréable déjeuner qu’on lui servait et qu’elle ne craignit pas d’arroser, sans jamais, bien sûr, perdre le sens de la mesure.

Quand parut le café, le récit était achevé ou presque et Rose de Varanville totalement abasourdie :

— Elisabeth ! notre petite Elisabeth mariée au dernier de nos rois ! Qui pourrait croire pareille chose ? Sans cette affreuse révolution, rencontre et mariage fussent restés du domaine de l’impossible.

Mlle Le Houssois pensa que son hôtesse méritait un bon point : son premier commentaire s’attachait à cet événement et non pas au naufrage des désirs de miss Tremayne. C’était bien d’elle de penser d’abord aux autres ! La conclusion vint presque aussitôt dans un soupir :

— Voilà Elisabeth perdue pour mon pauvre Alexandre ! J’ai peur qu’il n’en ait beaucoup de chagrin, mais c’est un garçon raisonnable : il finira par comprendre. Ainsi, elle est chez vous ? Toujours aussi intransigeante vis-à-vis de sa… cousine ? Peut-être devrait-elle pardonner ?

— En ce qui concerne son père, elle a pardonné. C’eût été par trop injuste après son équipée. Quant à miss Lorna, il n’est pas exagéré de dire qu’elle l’exècre. Pourtant son entêtement à refuser de rentrer chez son père ne vient pas de là. Dans sa situation actuelle ce pourrait être dangereux.

— Je ne connais pas miss Tremayne, mais j’ai peine à croire qu’elle se laisserait aller à divulguer…

— Vous n’y êtes pas. C’est actuellement une femme furieuse qui réclame à cor et à cri l’enfant dont elle est persuadée qu’on le lui a enlevé. Or, il se trouve qu’Elisabeth est enceinte de près de trois mois : elle me l’a avoué hier et, jusqu’à présent, vous et moi sommes les seules à le savoir…

— Son père l’ignore ?

— Oui. Elle ne veut pas le tourmenter davantage. C’est pourquoi je suis venue vous demander conseil. Que vais-je faire d’elle ? Je ne pourrai la garder chez moi.

— C’est pourtant chez vous qu’elle serait le mieux, fit Rose avec un sourire.

— Bien sûr. Cependant il faut compter avec les cancans. Je suis environnée de bavardes et, pour l’instant, les gens de Saint-Vaast considèrent avec un intérêt plutôt amusé le conflit entre la belle cousine qui veut se faire épouser et la fille légitime qui n’en veut à aucun prix. Avec, bien sûr, une totale préférence pour cette dernière, mais quand la grossesse deviendra visible ? Chez moi on entre à longueur de journée. Tout naturellement, dirai-je, et je ne peux pas fermer ma porte…

— Je vois…

Mme de Varanville réfléchit un instant.

— La première chose à faire est d’avertir Guillaume. Il aura peut-être une solution ?