Inquiétante perspective pour une toute jeune femme ! Mais que faire d’autre ? Mariée, Elisabeth était parfaitement en droit de choisir l’habitation convenant à son époux. En outre, employer la force et l’autorité ne servirait de rien : à moins de l’enfermer à double tour et de la surveiller jour et nuit, Elisabeth, en vertu de ce principe que l’amour donne des ailes, trouverait le moyen de s’échapper d’une façon ou d’une autre ; puis, il y avait cette promesse faite à Bonaparte : ne donner asile au jeune roi errant sous un aucun prétexte aux Treize Vents. Si la jeune femme y revenait, comment en refuser l’accès à son mari ? D’autant que les lois de l’hospitalité étaient en Normandie d’une rigueur absolue : qui leur manquait se mettait au ban de la société ou peu s’en fallait !

Tout en fumant sa pipe, les pieds sur les chenêts de la cheminée, Guillaume pensa soudain que ce dernier problème pouvait s’arranger. Dès son retour chez lui, il enserrait des ouvriers à la maison du Galérien pour la faire remettre en état, la redécorer même, afin d’en chasser les fantômes inquiétants des derniers habitants2. Il irait même jusqu’à la faire bénir, voire exorciser, par le curé de Morsalines ! En même temps, il verrait son notaire afin que la propriété soit désormais au nom d’Elisabeth seule. Jusque-là, elle faisait partie de l’héritage de sa mère, Agnès de Nerville, indivis entre la jeune fille et son frère Adam. Il suffirait de consentir à celui-ci un avantage équivalent et, désormais chez elle, Elisabeth pourrait tout à loisir y vivre avec son époux aussi longtemps que tous deux le jugeraient bon sans que Tremaine manque à sa parole.

— Demain, pensa-t-il, je lui ferai part de ces dispositions. Elles l’inciteront peut-être à revenir plus vite au pays… Évidemment, cela ne m’évitera pas de la laisser à Bayeux au moins pour un temps !

Un peu rasséréné, Guillaume eut soudain envie de respirer de l’air frais. Il sortit sur la galerie de bois où donnaient les chambres de l’auberge afin de fumer une dernière pipe. Ensuite il se coucherait. Peut-être alors arriverait-il à dormir ?

La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Guillaume, avant d’allumer le tabac, respira son parfum d’herbe mouillée, de feu de bois et de crottin de cheval. Il s’approcha du garde-corps courant jusqu’à l’escalier extérieur, voulut s’y appuyer mais, ayant jeté un œil dans la cour, il recula aussitôt : un gros arbre où, dans la journée, on attachait les montures des voyageurs de passage, occupait le milieu et sous cet arbre il y avait un banc fait d’une planche posée sur d’anciens montoirs. Or, sur ce banc, un homme était assis.

Ce fut d’abord le point rouge de son cigare qui attira l’attention de Tremaine. Il se détachait bien dans l’ombre formée par les branches encore feuillues. Parmi ceux qui avaient pris place autour de la table d’hôte, un seul homme fumait le cigare : c’était Victor, et Guillaume voulut s’accorder le loisir de l’examiner un instant. Retranché derrière l’un des piliers de bois, il plongea dans la cour un regard accoutumé dès l’enfance à percer les ténèbres. Il n’eut pas à se donner beaucoup de mal. Le jeune homme se leva soudain et s’approcha de la maison, étirant une grande ombre sur la flaque de lumière que la cour formait sous la lune. Lentement, la tête levée, il s’avança vers l’endroit où se trouvait la porte d’Elisabeth, à peu près à angle droit de celle de Guillaume, et il resta là, regardant cette porte avec une intensité qui fit sourire l’observateur. Ce garçon aimait avec passion une fille qu’il n’avait jamais vue vingt-quatre heures plus tôt.

Un moment, les deux hommes restèrent sur leurs positions : l’un contemplant, l’autre observant. Une idée, petit à petit, prenait forme dans l’esprit de Tremaine. Une impulsion plutôt : pourquoi ne pas faire entière confiance à ce jeune homme capable de risquer la colère et la rancune d’un homme aussi redoutable que Fouché pour venir en aide à la belle de ses pensées ? Pourquoi ne pas lui confier une garde qu’on ne lui permettrait pas, à lui le père, d’exercer ?

Guillaume retourna pendant un moment cette pensée dans sa tête, puis soudain se décida : longeant la galerie sans faire plus de bruit qu’un chat, il atteignit l’escalier, descendit dans la cour où il fit quelques pas, s’arrêta et se mit à bourrer sa pipe. Ayant entendu le bruit de ses bottes sur le gravier, Guimard se retourna.

— Oh ! vous êtes là ? fit Guillaume jouant la surprise. Est-ce que, par hasard, cette fichue pleine lune vous empêcherait de dormir vous aussi ? D’après mon médecin, j’ai des nerfs trop sensibles et chaque mois l’astre des nuits me vaut une bonne insomnie…

— Ce n’est pas mon cas. Cependant, je n’avais pas sommeil.

— C’est une heureuse coïncidence ! Je souhaitais vous parler sans témoins et je n’osais pas vous déranger. Voulez-vous que nous nous asseyions sur ce banc ? Nous devrions y être presque invisibles pour tout amateur de promenades nocturnes.

— Si vous voulez.

Les deux hommes fumèrent quelques instants en silence. Guillaume cherchait comment entamer la conversation. Enfin il se décida :

— C’est de ma fille que je veux vous parler, Clacy.

— Je préfère que vous m’appeliez Guimard.

— Pas en cette circonstance : c’est au gentilhomme que je m’adresse ; pas au policier. J’ai un grand service à vous demander, mais comme il s’agit d’une chose grave, je veux être certain que vous oublierez mes paroles s’il vous est impossible de me le rendre. Je ne veux pas apporter le malheur à des innocents…

— Vous avez ma parole ! fit le jeune avec gravité.

— Voilà : Elisabeth ne veut à aucun prix rentrer à la maison et cela pour une raison que je vous dois d’expliquer. Elle ne l’habitait plus lorsqu’elle a rencontré le prince et a décidé de le suivre.

Guillaume n’était pas l’homme des longs discours ; il savait dire l’essentiel en quelques mots et il lui fallut peu de temps – juste celui de fumer sa pipe – pour expliquer à son compagnon la situation qui était la sienne aux Treize Vents.

— Vous comprenez, conclut-il, que je suis mal placé pour articuler des exigences et elle ne veut aller chez aucun de nos amis. Il m’est bien venu l’idée d’une solution, mais il me faut de la patience pour la réaliser. Or, Elisabeth désire se rendre chez des amis à elle.

— Qui se trouvent où ?

— Je vous le dirai plus tard. Selon ce que vous répondrez…

— C’est assez juste, mais devez-vous vraiment souscrire à toutes ses exigences ? Après tout, si vous avez commis une faute – assez excusable chez un homme –, elle en a commis une beaucoup plus grave. Et elle n’a que seize ans…

— Je sais, mais je ne me reconnais plus le droit de lui refuser son destin.

Il prit un temps comme le nageur qui va plonger et retient son souffle. Tout allait se jouer dans un instant. Il ne restait plus qu’à prier Dieu de le frapper de mutisme au cas où il serait en train de commettre une énorme sottise.

— Je ne le sais que depuis peu, mais le mal n’en est pas moins irréparable : Elisabeth et… le fugitif se sont mariés.

— Ah !

Que craignait-il au juste ? Une explosion de colère ? Des reproches ou toute autre réaction née d’une grande déception ? Il n’entendit qu’un profond soupir, puis :

— Je ne pense pas que vous ayez donné votre consentement ?

— Ne vous ai-je pas dit que je viens de l’apprendre ? Est-ce que cela change quelque chose ?

— Au point de vue de la validité du mariage, sans aucun doute. Surtout s’il s’agit d’une simple bénédiction religieuse. Dans quelques mois vous aurez doublement la loi pour vous. On parle beaucoup de ce Code civil auquel le Premier Consul est très attaché, mais je suppose qu’en me posant votre dernière question vous ne faisiez pas allusion au côté légal de ce mariage. Vous voulez savoir si cela ne change rien pour moi ?

— En effet. J’ai cru m’apercevoir… que ma fille ne vous est pas totalement indifférente.

— Vous êtes franc, je le serai aussi. C’est vrai, je l’aime et ce sont de ces choses qui vous arrivent sans prévenir ; mais qu’elle soit mariée ou non ne change rien à mes sentiments. J’ai, au contraire, plus grande envie que jamais de la protéger, puisque apparemment elle vous en refuse le droit, mais…

— C’est ce que je voulais vous demander ! exhala Tremaine, tandis que sa poitrine se dégonflait. Dieu soit loué, vous m’avez compris !

— Vous ne m’avez pas laissé finir. J’allais dire : mais cette protection ne saurait s’étendre à son époux que je considère toujours comme un ennemi de l’ordre et de la paix en ce pays. Si je peux mettre la main dessus…

— Faites attention ! Elle vous haïrait et je crois qu’elle sait très bien haïr.

— Je n’en doute pas, mais je ferai mon devoir. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de tout essayer pour ne pas opérer moi-même.

— Il y a aussi ceux qui vont la recevoir. S’ils étaient arrêtés, elle serait immanquablement compromise. Je n’ai guère confiance en eux, sans les connaître. Elisabeth pourrait être dénoncée.

— Entre subtiliser un suspect et procéder à une rafle, il y a une grande marge. Les ordres du Grand Juge Régnier sont formels : il faut s’emparer du prince presque en secret, en évitant surtout un scandale qui ferait refleurir une légende particulièrement dangereuse. J’ajoute qu’en aucun cas, il ne doit être porté atteinte à sa personne sous peine de graves sanctions. L’arrêter oui, le tuer, non ! Bonaparte a toujours déploré que l’on ait fait tomber les têtes du roi et de la reine : il ne veut pas de ce sang-là sur les mains… Vous savez tout, à présent. Toujours prêt à me faire confiance ?

— Je crois que oui. C’est à Bayeux qu’Elisabeth veut se rendre. Je ne sais pas au juste chez qui et vous comprenez bien qu’il n’est pas question de l’y conduire moi-même.