Tremaine s’offrit alors le luxe d’un étroit sourire et d’une interruption :
— Tous mes navires sont armés. Pour eux, comme pour tous les capitaines cherbourgeois, la « course » contre l’Anglais est une seconde nature.
Soudain, les nuages qui assombrissaient le visage du Premier Consul disparurent. Son regard s’adoucit. À son tour, il sourit, et Guillaume ressentit soudain l’extraordinaire magie que dégageait cet homme.
— Voilà ce que j’aime entendre ! Quand j’en aurai le loisir, je me rendrai à Cherbourg dont j’ai décidé de faire un grand port. Je serai alors heureux de vous revoir, monsieur Tremaine !
— Quel curieux personnage ! exhala celui-ci, tandis qu’avec le ministre, il regagnait la cour d’honneur. Il menace de me réduire à la misère et, l’instant d’après, il me dit qu’il sera enchanté de me revoir.
— Soyez certain qu’il est également sincère dans les deux cas ! Je croirais volontiers d’ailleurs que vous l’avez séduit.
— Grâce à vous, je pense. Vous aviez dû bien déblayer le terrain devant moi. Je vous ai une profonde reconnaissance, monsieur le ministre.
— Prouvez-la-moi en venant, lors d’un prochain voyage, me demander à dîner… en compagnie de Miss Tremayne, fit Talleyrand avec un sourire de faune. Un de ses regards me paiera amplement de ma peine. En attendant, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, acceptez un conseil. Voyez avec Le Coulteux à placer une partie de vos biens à l’étranger. Nous n’avons dit qu’une demi-vérité. Vous risquez de vous trouver acculé à une situation difficile et il faut tout prévoir. Mais à présent il faut faire vite !
Comme il l’avait annoncé, on retrouva Guimard au-delà des grilles du palais. Déguisé en courrier, il faisait boire son cheval au bassin d’une fontaine. Mis au courant de ce qui venait de se passer, il conclut comme Talleyrand qu’il n’y avait pas de temps à perdre :
— Si M. de Talleyrand veut bien vous ramener à l’hôtel de Courlande, vous y réglerez votre note et ferez vos bagages. De mon côté, je vais vous louer une chaise de poste avec laquelle je viendrai vous chercher à cinq heures et demie. Soyez prêt !
— Ne deviez-vous pas aller rendre compte à Fouché ? dit Tremaine.
— Je vais lui faire porter un billet disant que je vous ai cherché toute la journée, que je viens seulement de vous retrouver au moment où vous quittiez l’hôtel en chaise de poste et que j’ai décidé de vous suivre. Comme il apprendra dans la nuit, au plus tôt, que le Premier Consul est intervenu, il ne pourra que louer mon zèle. Et moi, je m’assurerai qu’il ne vous arrive rien pendant le voyage. Je serai votre cocher.
Le jeune homme semblait extraordinairement heureux et Tremaine retint un sourire. Il n’était pas difficile de deviner à qui s’adressait tant de sollicitude. C’était sans doute la perspective de passer quelques jours dans les environs immédiats d’Elisabeth qui le mettait de si belle humeur.
Talleyrand aussi était satisfait. En usant de ces demi-vérités et de ces astuces dont il avait le secret, il avait réussi à sauver la mise à son vieil ami Crawfurd, « contraint par les armes d’une bande de conspirateurs plus encore que par la puissance d’un amour posthume à ouvrir sa demeure au fils de Marie-Antoinette ». L’Écossais et les siens ne seraient pas inquiétés.
— Où diantre Méneval a-t-il pris que le Consul était de mauvaise humeur ? conclut-il en tapotant le bout de son soulier. Je l’ai trouvé charmant, hé ?
Six heures sonnaient à l’horloge de la prison quand la chaise de poste pénétra dans la cour du Temple et vint se ranger au pied de la petite tour qui s’adossait à la plus grande. En dépit de la douceur de l’air en cette fin d’après-midi, Guillaume se sentit frissonner. Il n’avait jamais approché le donjon. Voir s’élever au-dessus de lui le formidable assemblage de pierres noircies par le temps, les étroites fenêtres défendues par d’épais barreaux rouillés et, là-haut, en plein ciel, les flèches noires des poivrières, était plutôt terrifiant. Surtout lorsqu’il imaginait son enfant prisonnière de ce piège médiéval où tant de vies s’étaient brisées. Elle n’y était pas depuis vingt-quatre heures, mais c’était encore trop. Guillaume se sentit pris d’une hâte fébrile de l’en arracher, de l’emmener avec lui le plus loin possible. Une crainte, en même temps, lui venait : Fouché ne possédait-il aucun moyen de retourner l’esprit de Bonaparte ? Ignorait-il vraiment tout ce qui s’était passé durant cette affolante journée ? Une fois, déjà, il avait fait « doubler » Guimard. Peut-être ses agissements avaient-ils été espionnés ?
Ses craintes, Guillaume en avait fait part au jeune policier quand il était venu le chercher à l’hôtel, mais celui-ci s’était contenté d’en rire.
— On ne me prend pas deux fois au même piège. Soyez-sûr que depuis ce matin je n’ai cessé d’observer nos entours. Et puis, tout de même, il ne faut pas prendre le Premier Consul pour une girouette. Fouché le sait bien. En revanche, vous risquez dans la suite des temps d’avoir en lui un ennemi dangereux. Si d’aventure il retrouvait son ministère, il faudrait vous garder, mais nous n’en sommes pas là et apparemment rien de semblable ne se dessine à l’horizon.
Seul dans la voiture – craignant une réaction d’Elisabeth si elle le voyait au greffe de la prison, il avait envoyé son faux cocher s’assurer que l’ordre de mise de liberté avait bien été porté depuis le ministère de la Justice –, il s’efforçait de ne pas compter les secondes, les minutes. Il vit relever la garde, passer une blanchisseuse, un panier au bras. Quand la porte s’ouvrait, son cœur s’arrêtait puis repartait, plus péniblement, en constatant que ce n’était pas encore celle qu’il attendait. Le jour commençait à baisser, ajoutant à son angoisse.
Et puis, tout à coup, Guillaume eut l’impression que le ciel s’ouvrait pour laisser passer une belle lumière chaude : la porte basse venait de se rouvrir, livrant passage à Guimard, qui s’effaça aussitôt devant la silhouette noire d’une femme enveloppée d’un grand manteau dont le capuchon encadrait la tête rousse qu’il espérait.
Tous deux passèrent devant les factionnaires, rejoignirent la voiture dont Tremaine, se penchant vivement, venait d’ouvrir la portière. Elisabeth monta mais, en reconnaissant son père, elle eut un mouvement de recul.
— Comment ? C’est vous ?
Aucune joie dans cette froide interrogation ! Plutôt une déception qui frappa Guillaume.
— Qui voulais-tu donc que ce soit ? murmura-t-il.
— Je ne sais pas… quelqu’un des nôtres.
— Montez, mademoiselle ! souffla Guimard, que cette station sur le marchepied inquiétait. Nous n’avons pas de temps à perdre !
Elisabeth obéit machinalement, prit place à côté de son père, tandis que Guimard sautait en voltige sur le siège. On entendit claquer son fouet. Les chevaux enlevèrent la voiture. Avec une tristesse grandissante, Guillaume considéra le profil immobile de sa fille.
— Tu ne m’embrasses pas ?
— Dans les circonstances présentes, je m’étonne que vous le demandiez.
— Les circonstances ? Il est vrai que tu ne me considères pas comme étant « des vôtres », mais je viens tout de même de te tirer de prison.
Elle tourna la tête, et il eut soudain devant lui l’image même de la colère et de la douleur mêlées.
— Qui vous dit que je ne souhaitais pas y rester sachant que vous avez tout fait pour nous y envoyer ?
Guillaume sentit un manteau de glace tomber sur ses épaules. Pouvait-elle vraiment croire que… ?
— Moi ? Moi, je t’ai jetée en prison ? Veux-tu dire par là que tu me soupçonnes de vous avoir dénoncés ?
— Qui d’autre pouvait le faire ? Comme par hasard, la police nous a envahis quelques heures seulement après votre visite. Votre culpabilité n’a fait de doute pour personne, et moi j’ai cru mourir de honte !
— Tu as pu croire une chose pareille, croire au point d’avoir honte alors que je vous avais donné ma parole ? J’espérais que tu me connaissais mieux.
— Moi aussi, mais, depuis le Noël dernier, force m’a été de constater que je ne vous connaissais pas autant que je le pensais.
— Et que penses-tu, maintenant ?
— Que la satisfaction de vos volontés comme de vos désirs passe avant tout. Vous avez pris Lorna sans vous soucier des conséquences, et, comme je vous ai échappé, vous n’avez eu de cesse de me ramener dans l’obéissance. Par n’importe quel moyen !
Ainsi on en était là ! L’enfant qu’il aimait tant venait de se changer en ennemie ! La douleur qu’en éprouva Guillaume fut si vive qu’il faillit se mettre à pleurer. Une brusque poussée de fureur l’en sauva.
— Tu n’es pas encore reine, que je sache, alors, quitte un peu tes grands airs ! Je connais mes fautes, mais toi, il serait temps que tu considères un peu les tiennes ! N’importe quelle fille convenable qui se serait enfuie avec un garçon éprouverait au moins un peu de gêne, de remords peut-être pour le chagrin qu’elle a causé, mais pas toi ! Tu es trop haute, n’est-ce pas ? Tu tranches, tu juges, tu décides, alors que tu ne sais rien. Bien sûr, je t’ai cherchée mais quel père n’en aurait fait autant ? Je te l’ai dit d’ailleurs. Bien sûr, je voulais que tu reviennes. Dans ce cas, je ne vois pas comment je pouvais espérer te ramener en t’envoyant d’abord en prison avec l’accusation de complot contre la sûreté de l’État ?
— Il semble que vous m’en ayez fait sortir avec une grande facilité. Cet épisode – ô combien dramatique – n’en était qu’un dans la pièce que vous avez conçue. On m’arrête ; vous me sauvez… et je tombe dans vos bras en pleurant de soulagement et de reconnaissance ! C’était bien imaginé.
La gifle claqua. Une seule mais si violente que la tête d’Elisabeth rebondit contre le capiton de la voiture. C’était la première que Guillaume appliquait à sa fille. Elle le laissa tremblant, vaguement terrifié à l’idée de ce qu’il venait de faire. La jeune femme, elle, ne broncha pas, se contentant de porter sa main à sa joue marquée d’une grande tache rouge.
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