— Comprenez donc ! Les préparatifs du camp de Boulogne ne vont pas assez vite ! Les Anglais en profitent ! Savez-vous qu’ils sont allés bombarder Granville ? Heureusement, la 24e légère sur ses bateaux canonniers a pu leur courir sus et les disperser. Il faut en finir avec ce piratage, et pour cela il nous faut une quantité de bateaux !

Brusquement, il tourna la tête vers Guillaume, dardant sur lui son regard gris bleuté qui, à cet instant, avait l’exacte couleur de l’acier.

— Vous êtes armateur, je crois ?

— Oui, monsieur le Premier Consul.

— On dit citoyen Premier Consul !

— Veuillez me pardonner. Je n’ai jamais pu m’habituer à cette appellation qui, d’ailleurs, si vous le permettez, ne vous va pas… citoyen Premier Consul.

— Cela ne m’étonne pas que vous soyez un ami de Taillerand. Lui non plus n’aime pas ça, mais lui, c’est un grand seigneur (Et soudain, avec dans l’œil une étincelle d’espièglerie :) Comment souhaiteriez-vous donc m’appeler ?

Tremaine devinait ce que Bonaparte souhaitait entendre. Cependant il se résignait mal à la flatterie. Ce fut un coup d’œil suppliant de Talleyrand qui le décida :

— Si l’avenir s’accomplit selon des vœux que j’entends de plus en plus souvent, pourquoi pas Sire ?

— Vraiment ? Vous pensez que cela m’irait ?

Guillaume s’accorda le temps de considérer ce petit homme dont le pâle visage au front haut, au menton puissant, aux traits d’une régularité remarquable sous les cheveux châtains coupés court et déjà un peu clairsemés à la partie supérieure de la tête, surmontait de larges épaules et un buste d’une grande noblesse qui aurait pu servir de modèle pour celui d’un empereur romain. Aussi fut-ce avec une totale sincérité qu’il répondit enfin :

— Oui, je le crois.

Quittant sa table et nouant à nouveau les mains dans son dos, Bonaparte se mit à arpenter le ravissant tapis de la Savonnerie couvrant le plancher de son bureau. Il fit ainsi quelques allées et venues pour se planter finalement devant son visiteur, qu’il toisa de la tête aux pieds.

— Ce sont de curieux propos chez un royaliste.

— Je n’ai jamais été royaliste au sens plein du terme. J’entends que je n’ai jamais éprouvé de grande passion pour les rois.

— Un révolutionnaire, alors ?

— Pas davantage. Vous me comprendrez mieux si je dis que, né en Nouvelle-France et l’ayant vue mourir, j’ai détesté presque autant le roi Louis XV qui nous abandonnait que le roi anglais qui nous asservissait. En fait, je souhaite seulement la paix et la grandeur de mon pays, quel que soit son régime. Cette grandeur, vous la lui apportez, monsieur le Premier Consul.

— Mais votre famille est royaliste, elle ?

— Mon épouse, Agnès de Nerville, l’était passionnément : elle l’a payé de sa vie. Mes fils sont trop jeunes encore pour avoir une opinion tranchée. Quant à ma fille, son amour va à un homme beaucoup plus qu’à un prince.

— Voulez-vous dire qu’elle l’aimerait même s’il n’était qu’un simple pêcheur ou Dieu sait quoi d’autre ?

— Sans aucun doute. Elle n’a jamais triché ni raisonné avec son cœur. J’admets qu’à l’origine, lorsque l’enfant du Temple s’est réfugié chez nous, l’auréole d’une destinée si tragique ait pu influencer une imagination qu’elle a vive et ardente, mais l’attirance de cette petite fille et de ce petit garçon a été visible dès qu’ils se sont vus. À présent, elle l’aime comme on aime à seize ans et qu’on s’appelle Elisabeth Tremaine : elle donnerait sa vie pour lui.

— À cet âge, on a tous les courages, toutes les audaces, toutes les certitudes. Heureusement, cela passe.

La voix nonchalante de Talleyrand se fit entendre :

— Pas si on la laisse en prison ! Les âmes bien nées se forgent davantage dans l’épreuve quand s’y mêle le goût de l’héroïsme. Une femme trouve plus de difficultés à oublier un homme pour qui elle a souffert ; plus encore une jeune fille : son amant se double alors du paladin dont elle espère le retour du bonheur avec la liberté.

Dans la voiture qui les conduisait à Saint-Cloud, le diplomate avait réussi à convaincre Tremaine de ne parler à aucun prix du mariage d’Elisabeth. Bonaparte se laisserait peut-être persuader de libérer une adolescente partie sur un coup de tête à la suite d’un prince charmant, mais il y regarderait peut-être à deux fois avant de lâcher l’épouse de qui ne pouvait être pour lui qu’une menace, un rival que sa jeunesse et les légendes courant déjà autour de lui pouvaient rendre dangereux. Néanmoins, à ce mot d’amant il sentit que son cuir tanné rougissait comme si Talleyrand venait d’infliger une flétrissure à la pureté de sa fille.

Un silence suivit ses paroles. Bonaparte réfléchissait. Il chercha parmi le désordre de sa table une tabatière d’or, y prit une pincée de tabac qu’il aspira par les narines, non sans en répandre une partie sur son uniforme vert à parements rouges porté sur un gilet bleu assez long. Curieusement, ce mélange de couleurs lui seyait, sauvé d’ailleurs de l’excès par le noir des culottes et des bas de soie. Après avoir humé voluptueusement son tabac, il revint à Guillaume :

— Je vais vous rendre cette jeune folle, monsieur Tremaine.

— Comment vous dire ma reconnaissance, monsieur le Premier Consul ? murmura Guillaume, ému.

— N’essayez pas pour le moment : je ne vous la libère pas sans conditions. Qu’allez-vous en faire dans l’immédiat ? La ramener chez vous, j’imagine ?

— Naturellement ! approuva sans hésiter Guillaume, remettant à plus tard l’examen de ce problème-là. Nous rentrerons chez nous, à Saint-Vaast-la-Hougue.

— Un tragique et sublime souvenir dans l’histoire de la marine ! Ceux de chez vous l’ont-ils gardé ?

— Fidèlement ! L’image de M. de Tourville et de ses vaisseaux assassinés par l’Anglais n’est pas près de s’effacer.

— J’espère fermement lui faire payer ça avec le reste ! À présent, voici mes conditions : vous me répondrez de la conduite de votre fille sur votre propre liberté ainsi que sur vos biens.

Tremaine eut un haut-le-corps et bénit le hâle profond qui le mettait à l’abri d’une certaine pâleur.

— Mes biens ?

— Oui. Vous êtes, m’a-t-on dit, un homme riche, et j’entends que cette fortune ne profite pas à ce jeune présomptueux que l’Angleterre nous envoie. Aucune aide, vous m’entendez ? De quelque sorte que ce soit ! Et pas davantage d’hospitalité au cas où, poussé par la nécessité ou le désir de revoir votre fille, ou les deux, l’ex-Dauphin viendrait vous demander asile. Je veux votre parole… mais n’allez pas vous imaginer que le fait d’habiter les confins de la France peut vous permettre une certaine latitude. Je sais toujours ce que je veux savoir et j’aurai un œil sur vous !

La voix, où subsistaient les traces de l’accent corse, martelait les paroles pour mieux les enfoncer dans le crâne de Tremaine. Celui-ci devinait que les jours à venir ne seraient pas faciles, mais il était prêt à tout pour sauver une Elisabeth dont il savait d’expérience qu’elle n’était pas facile à manier. Son regard fauve plongea dans celui de cet aigle naissant peu disposé apparemment à refréner son instinct de prédateur.

— Vous avez ma parole… citoyen Premier Consul !

Il avait appuyé sur l’appellation détestée. Bonaparte en eut conscience et fronça le sourcil, tenté peut-être de revenir sur sa clémence, mais il avait déjà dit qu’il libérait Elisabeth et il y avait un témoin : Talleyrand, qui semblait pourtant se désintéresser du débat et faisait toute une affaire de suivre avec sa canne le contour d’une des fleurs du tapis.

— Bien. Soyez partis ce soir ! Mais entendons-nous bien ! Je ne vous exile pas et vous pourrez revenir à Paris vous occuper de vos affaires.

Puis, élevant la voix, il appela :

— Méneval !

Le secrétaire reparut instantanément :

— Voyez donc si le Grand Juge Régnier est arrivé ! Je l’ai convoqué pour cette-heure-ci.

Un instant plus tard, Méneval introduisait une personne à la mine solennelle qui pénétra dans le rayon de soleil. C’était un homme déjà âgé portant ses cheveux blancs coupés et légèrement hérissés sur le devant, mais réunis en queue à l’ancienne mode sur la nuque. Une coiffure qui, au fond, était tout un programme. Les saluts échangés, Bonaparte fit savoir au Grand Juge que la fille de M. Tremaine ici présent venait d’être arrêtée par erreur et conduite au Temple. Il importait donc au Premier Consul, qui venait de griffonner de sa main un ordre d’élargissement, que le Grand Juge le fît exécuter dès son retour à Paris.

— Notre cher Fouché aurait-il fait du zèle ? marmotta Régnier du ton de condescendante indulgence dont il usait lorsqu’il était question de son prédécesseur. Puis-je savoir qui a procédé à l’arrestation ?

— L’inspecteur Pasques, sussura Talleyrand.

— Il serait temps qu’il apprenne qui est son chef et qui ne l’est plus, fit le Grand Juge offensé. Pasques – l’un de nos meilleurs éléments, d’ailleurs – a d’autres chats à fouetter que courir sus à des jeunes filles. Je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas.

— Veillez d’abord à faire exécuter mes ordres. M. Tremaine attendra sa fille devant la prison à six heures. Restez un instant, Monsieur le Grand Juge, puisque vous avez demandé à me parler ! Ces messieurs allaient partir.

Déjà debout, Talleyrand se rapprocha de Guillaume, à qui Bonaparte tendait un nouveau papier.

— Voici un passeport qui vous permettra de quitter Paris sans être importuné. Songez seulement que vous m’avez donné votre parole !

— Je ne l’oublie pas… et je vous remercie infiniment.

— Peut-être pourriez-vous le faire de façon plus concrète ? Nous sommes en guerre et vous possédez des navires. Il serait bon qu’ils servent…