— J’avais donné ma parole. Cela doit lui suffire. Maintenant, dites-moi plutôt comment faire pour la tirer de prison.

— Aucune idée ! Il y faudrait une intervention venue de très haut et je vous rappelle que, dans l’état actuel des choses, vous ne savez même pas où vous allez coucher ce soir. Il faudra tout de même qu’avant la nuit j’aille dire à mon patron que vous avez disparu. De cet instant, on vous cherchera.

Guillaume écarta d’un geste une circonstance, déplaisante sans doute, mais dont il ne se souciait guère. Une idée lui venait tandis que le cabriolet remontait lentement la rue du Bac. Une idée que concrétisa soudain l’apparition d’un portail connu : celui du ministère des Relations extérieures. Les portes en étaient larges ouvertes, laissant entrer ou sortir des voitures d’apparence diverse.

— Il y a peut-être là une solution, marmotta-t-il, et, sans plus hésiter, il se dirigea vers la grande cour.

— Que faites-vous donc ? s’écria Guimard, effrayé.

— Vous le voyez : je vais voir M. de Talleyrand. Il est l’ennemi de votre Fouché, n’est-ce pas ?

— Oui, mais est-ce bien prudent ?

— Dès l’instant où ma fille est en danger, j’irais voir le diable en personne. Attendez-moi ici !

Rangeant le modeste cabriolet auprès d’une luxueuse calèche, il sauta à terre et grimpa quatre à quatre les marches en haut desquelles veillaient deux portiers galonnés.

Il lui fallut parlementer un moment pour obtenir d’être conduit à un huissier qui tenait ses assises au bas du grand escalier. À cette heure, le ministre était à table. En outre, il y avait déjà plusieurs visiteurs annoncés pour le début de l’après-midi, expliqua cet imposant fonctionnaire. Il serait plus sage de revenir le lendemain.

— Demain, expliqua Tremaine avec impatience, je dois souper avec M. de Talleyrand qui m’a invité, et si je veux le voir maintenant c’est parce qu’une raison grave ne me permettra pas d’être présent.

— Vous êtes un visiteur privé, alors ? En ce cas, montez l’escalier et demandez à parler à M. d’Hauterive. Il saura ce qu’il doit faire.

Le ton indiquait clairement que l’on ne voyait pas pourquoi il faudrait déranger l’un des grands du régime pour un quelconque M. Tremaine. Le secrétaire du ministre devrait faire l’affaire. Décidé à faire preuve de la plus grande patience pour parvenir à ses fins, Guillaume demanda le personnage en question, mais refusa de prendre place sur la banquette de palier qu’on lui indiquait. Son costume de voyage soulignait d’ailleurs le fait qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il eut même une exclamation de mauvaise humeur en constatant que le valet revenait seul, mais il s’agissait seulement de le guider à travers deux salons qu’il connaissait déjà jusqu’à la double porte d’une bibliothèque que l’on ouvrit en l’annonçant. À sa surprise, il se trouva en face de Talleyrand lui-même :

— Entrez, monsieur Tremaine ! fit la voix profonde et nonchalante. Je suis heureux de vous voir.

— Monsieur le ministre, je vous offre mes excuses d’oser ainsi me présenter chez vous et vous déranger à une heure aussi peu protocolaire. Croyez…

— Allons, laissez les excuses ! Un homme de votre qualité ne se présente pas impromptu chez moi sans une raison grave. Cela valait bien d’interrompre un repas avec un banquier helvétique parfaitement insipide, d’ailleurs. Il faut espérer seulement que Mme de Talleyrand ne s’ennuira pas trop, hé ?

— J’en serais sincèrement désolé.

— Ne le soyez pas ! Si son interlocuteur l’admire, elle assume parfaitement ce genre de situation. Prenez place et dites-moi ce qui vous amène : à votre costume je vois que le temps vous est compté.

— Comme il est compté, lorsque l’on doit fuir et se cacher pour échapper au mécontentement de M. Fouché.

Une rapide étincelle s’alluma dans l’œil de saphir pâle du diplomate.

— Fouché ? Tiens donc ! Que lui avez-vous donc fait ?

— À lui, rien. En tant qu’être humain, tout au moins, et si c’en est vraiment un ! Monsieur le Ministre, l’histoire que je vais vous raconter est celle d’un secret d’État auquel se trouve mêlé l’honneur et peut-être la vie d’une famille : la mienne. C’est à votre cœur autant qu’à l’homme de gouvernement que je la confie.

— Je suis l’être le moins bavard de la terre, monsieur Tremaine. L’Église dont je viens… comme notre cher Fouché d’ailleurs, remarqua Talleyrand avec un mince sourire, m’a appris la valeur du silence et l’intangible loi du secret. Vous venez à moi spontanément ; c’est une démarche que j’apprécie. Parlez sans crainte !

À l’exception de ses propres démêlés avec Lorna, Guillaume raconta tout, depuis l’arrivée aux Treize Vents d’un enfant arraché à la prison jusqu’aux événements de cette matinée, sans être interrompu une seule fois. En vérité, Talleyrand savait écouter. Assis dans un fauteuil, sa mauvaise jambe posée sur un tabouret, on aurait pu le croire changé en statue de pierre s’il n’avait tapoté de temps à autre son soulier du bout de sa canne d’ébène. Dans son pâle et beau visage, le regard à demi caché sous les lourdes paupières ne quittait pas le narrateur. Quand ce fut fini, il garda le silence durant quelques instants puis soupira :

— Louis XVII vivant ! Ce dont j’étais persuadé, d’ailleurs, mais Louis XVII à Paris, c’est là une affaire trop grave pour la laisser dans les seules mains du sieur Fouché. S’il s’en emparait, le malheureux n’aurait à en attendre pitié ni merci : il l’abattrait sans hésitation pour le simple bonheur d’aller ensuite offrir sa tête au Premier Consul ! Si j’en crois votre récit, le roi était bien caché : qu’elle folie d’être revenu ! Il n’a rien à espérer d’un avenir sur lequel brille la seule étoile de Bonaparte.

— Si vous le permettez, je me soucie peu de lui. La seule qui m’intéresse, c’est ma fille. C’est elle qui est prisonnière, elle qui risque sa vie.

— Je vous entends bien. De mon côté, je ne supporte pas l’idée de cet enfant qui a déjà tant souffert, abattu dans quelque ruelle par un sbire ou croupissant au fond d’une basse-fosse. Le sang du roi et de la reine pèsera déjà suffisamment lourd sur la France… (Puis, changeant soudain de ton :) Dites-moi, mon ami, avez-vous confiance dans ce policier qui vous attend en bas ?

— Oui, parce que rien ne l’obligeait, bien au contraire, à me sauver à tout prix. Il y risque sa carrière, peut-être sa vie, mais je crois qu’il est tout simplement tombé amoureux d’Elisabeth. Amoureux comme on peut l’être quand on est jeune.

— Pourquoi pas, mon Dieu ! L’amour entraîne à de bien redoutables sottises.

— Il y a aussi votre ami Crawfurd, avança Tremaine presque timidement. Il est peut-être déjà arrêté à cette heure.

La canne frappa le parquet d’un coup violent.

— Allons donc ! Fouché n’oserait pas se lancer, sans y avoir le moindre droit, dans ce genre d’aventure. Entre un coup de main de Pasques contre un pavillon isolé sous le prétexte de poursuivre un conspirateur et une descente de police en règle dans la maison d’un homme que je protège, il y a un monde. Jamais le Grand Juge Régnier ne signerait un tel ordre sans m’en avertir. Il est de ceux qui m’ont aidé à arracher les plus grosses griffes de Fouché. Cependant…

Il se leva, resta un instant immobile le poing fermement serré sur le pommeau d’or, réfléchissant puis, brusquement, décida :

— Il n’y a qu’un être au monde qui puisse régler cette affaire, vous rendre votre fille et faire souvenir à Fouché qu’il n’est plus ministre : c’est Bonaparte.

— Le Premier Consul ?

— Et qui d’autre ? Seulement, je ne vous cache pas qu’aller lui raconter ce que je viens d’entendre comporte des risques pour vous et les vôtres…

— Pour vous aussi peut-être ? suggéra doucement Guillaume.

— Non. Il a trop besoin de moi. Il protégera même mon vieux Crawfurd, eu égard à sa manie… collectionneuse. Vous, c’est autre chose, et vous allez dépendre de son humeur. S’il est mal luné où si sa femme a rêvé qu’un attentat était imminent, vous pouvez vous retrouver en prison vous aussi.

— Si c’est au Temple, j’aurai au moins la satisfaction d’être auprès de ma fille.

— Ce serait justement une excellente raison pour vous envoyer à Vincennes. À présent, il faut agir, et vite : nous ne devons pas laisser à Fouché le temps de suggérer un songe providentiel à Joséphine Bonaparte !

— Il a accès auprès d’elle ?

— Vous voulez dire qu’il s’en sert depuis des années contre argent comptant : la malheureuse est toujours couverte de dettes inavouées. Mais d’abord, chapitrer votre ange gardien !

Une sonnette fit apparaître un valet vêtu de velours noir, majestueux comme un évêque, mais dont le sourire montrait assez qu’il était très proche de son maître :

— Mon bon Courtiade, dit celui-ci, vous trouverez dans la cour un cabriolet et, à l’intérieur, un jeune homme d’assez bonne mine, paraît-il. Au fait, comment s’appelle-t-il ?

— Victor Guimard, monsieur le ministre.

Peu de temps après, le jeune homme faisait son entrée dans la bibliothèque et les yeux de Talleyrand s’arrondissaient.

— Le baron de Clacy ? Vous êtes policier, vous ?

— Sous le nom de ma mère, Excellence. J’espérais que vous ne me reconnaîtriez pas.

— Je connais tous ceux que j’invite. Votre petit groupe de jeunes fous élégants est de ceux qu’une maîtresse de maison aime avoir chez elle pour s’occuper des dames, mais j’étais à cent lieues d’imaginer…

Le curieux visage asymétrique du jeune homme s’éclaira d’un sourire.

— N’allez pas en conclure que je suis un espion. Des soirées comme les vôtres, monsieur le ministre, me permettent de me retrouver moi-même, de me détendre, en quelque sorte. J’y rencontre des amis bien éloignés, eux aussi, de supposer un seul instant de quelle façon je gagne ma vie mais, que voulez vous, il faut bien vivre et je n’ai reçu en héritage que de vieux bouquins, quelques ouvrages impubliables et la nostalgie des temps anciens. Ajoutez à cela que l’armée ne me tente pas et que j’ai toujours éprouvé pour le mystère et les énigmes à résoudre un attrait particulier. Il paraît que je travaille bien ! ajouta-t-il avec un clignement de paupières sous lequel filtra un éclair moqueur.