— Êtes-vous fou ou aveugle et sourd ? La police officielle, je vous l’accorde, mais croyez-vous que Fouché se croise les bras ?
Pour la première fois, Crawfurd se mêla au dialogue :
— Fouché ? Qu’en savez-vous ? grogna-t-il.
— Je le sais ; cela doit vous suffire.
— Alors, c’est que vous êtes encore plus dangereux que je ne le croyais ! dit l’homme au pistolet. En ce cas, j’ai bien peur de ne plus pouvoir vous laisser le choix. Soyez certain que je le regrette, mais nous sommes en guerre… ou peu s’en faut. Veuillez vous retourner, monsieur Tremaine, et marcher vers la porte ! Le parc est vaste et plein d’ombres douces : vous y reposerez en paix…
Avec un haussement d’épaules, Guillaume fit ce qu’on lui ordonnait et se trouva en face de deux autres armes à feu braquées sur lui.
— Vous avez une curieuse façon d’honorer les lois de l’hospitalité, Mr Crawfurd, dit-il avec mépris, mais je ne suis pas sûr, voyez-vous, que ma fille apprécie cet épisode de son roman d’amour.
— Elle n’en saura rien.
L’un des conspirateurs mettait déjà la main à la poignée de la porte quand celle-ci s’ouvrit à deux battants, si violemment qu’elle cogna contre le mur.
— Vous imaginiez-vous un seul instant, messieurs, que j’allais vous laisser assassiner mon père ? s’écria Elisabeth.
1- Cette belle demeure, qui fut celle du marquis de Galliffet avant la Révolution, ouvrait alors sur la rue du Bac et occupait un grand espace. Elle est, de nos jours, située au 73 de la rue de Grenelle et abrite le consulat général d’Italie.
2- Talleyrand est en effet le père du grand peintre Eugène Delacroix.
3- Aujourd’hui, rue Boissy-d’Anglas.
4- Dont le « testament authentique » de Marie-Antoinette (Mémoires du baron de Frénilly).
5- En 1808, Crawfurd échangea avec Talleyrand cette trop grande demeure contre l’hôtel que possédait celui-ci rue d’Anjou.
Chapitre IV
Un curieux policier
Guillaume ne s’attendait pas à se trouver si soudainement en face de sa fille, mais était-ce vraiment sa fille ? La longue et gracieuse silhouette appartenait bien à Elisabeth. À elle aussi, le fin visage au teint de fleur couronné de cuivre blond ; à elle toujours, les larges prunelles d’un gris nuageux, mais le regard hautain, glacé, de ces yeux-là, mais le ton impérieux de la voix familière étaient nouveaux et rappelaient Agnès.
— Madame, dit le petit homme rond avec une nuance de respect ennuyé qui n’échappa pas à son prisonnier, vous ne devriez pas être là.
— Mais j’y suis, monsieur de Sainte-Aline, et fort heureusement ! Je ne vous aurais jamais pardonné un tel crime, et Monseigneur non plus.
— Voilà qui est réconfortant ! soupira Tremaine. Je suis heureux de te revoir, Elisabeth ! J’ai bien cru que ce ne serait plus jamais possible. Tes amis ne semblaient pas disposés à favoriser une rencontre.
— Ils ont outrepassé leurs ordres. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir, même si ce n’est que pour un instant puisque, malheureusement, nous appartenons désormais à des camps…
— Ne dis pas le mot ! Je ne serai jamais ton ennemi et tu le sais…
— Madame, intervint Sainte-Aline, nous nous trouvons dans une situation très délicate. Que vous soyez attachée à votre père…
— Le terme est faible, vicomte ! Je l’aime tout simplement et quelle que soit la situation, elle n’y changera rien.
— Sans doute, mais il nous a laissé entendre que Fouché s’intéressait à nous, et vous savez quel danger ce regard peut faire courir à notre cause.
— Encore faut-il savoir à qui vous avez affaire ! Pensez-vous que mon père s’abaisserait à renseigner un ancien régicide, l’un de ceux qui furent les bourreaux de ma mère ? On voit bien que vous ne le connaissez pas…
— Peut-être est-ce vous qui le connaissez mal, madame. Je lui ai proposé de le libérer contre sa parole de nous oublier. Je lui ai même dit que nous lui ferions parvenir de vos nouvelles…
— … et moi je vous ai dit, coupa Guillaume, que je voulais voir ma fille, parler avec elle. Nous avons, voyez-vous, beaucoup de choses à nous dire.
— Très bien. Vous l’avez vue ! À présent, que faisons-nous ?
La nervosité du garde du corps, puisque c’était sans doute son rôle, parut amuser Tremaine.
— Vous êtes bien pressé de vous débarrasser de moi ! Je la vois, c’est entendu, mais nous n’avons pas échangé vingt paroles.
— Et, de toute façon, ce n’est pas à vous de prendre une décision sur un sujet aussi grave. (Puis, se tournant vers Guillaume :) Je pense en effet que nous avons à causer, père. Voulez-vous que nous allions au jardin ? Nous y serons plus tranquilles. Vous voudrez bien, messieurs, nous y laisser seuls et ne pas franchir les limites des portes-fenêtres.
Retrouvant d’instinct un geste qui lui était habituel depuis qu’elle était assez grande pour le faire, Elisabeth glissa son bras sous celui de son père. Aussitôt, celui-ci répondit comme il le faisait toujours en coiffant de sa grande main les doigts fragiles posés sur sa manche, heureux de retrouver leur chaleur et leur douceur, après ces mois de séparation. Il se sentait fort, tout à coup, même s’il allait avoir à livrer un difficile combat, mais que ne ferait-il pas pour garder cette petite main dans la sienne ?
Ils descendirent ainsi, traversèrent un salon déjà envahi par les ombres du soir, gagnèrent le parc. La fin de ce jour était grise et triste. Des nuages roulaient sur Paris depuis le matin, apportant un peu de pluie. L’automne s’annonçait, il faisait presque froid.
L’immense jardin où aucune statue n’accrochait plus le regard – elles avaient été enlevées ou brisées pendant la Révolution – ressemblait à une avenue triomphale avec sa pelouse étendue presque à perte de vue entre de hautes charmilles et d’épais bosquets. Tout au bout cependant, mais noyée dans la grisaille crépusculaire, un petit bâtiment sans étages, une de ces folies dont avait été si prodigue le siècle précédent, montrait sa silhouette imprécise et que l’on n’eût sans doute pas remarquée si un peu de lumière n’avait brillé derrière l’une des fenêtres.
— Quelque chose me dit que tu habites là, murmura Guillaume, et ce furent les premiers mots prononcés.
— Oui. Allons de ce côté en prenant bien soin de rester à découvert. Inutile de donner de l’inquiétude à ceux qui nous observent. Père… pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici ?
Il ne répondit pas, préférant suivre sa pensée.
— J’espère que tu y vis seule, en ce cas.
Elle s’arrêta, lâcha le bras de Guillaume et lui fit face.
— Pourquoi vivrais-je seule ? Vous savez bien qui j’ai suivi.
Guillaume sentit monter en lui l’une de ces rares colères dont ceux des Treize Vents avaient appris à craindre la brutalité. À celle-là s’ajoutait un affreux sentiment de frustration, de déception, et même de honte. N’avait-il donc parcouru tant de chemin que pour découvrir chez l’enfant qu’il aimait par-dessus tout les signes de la dépravation, de la perversité peut-être, venue de l’odieux grand-père1 ?
— Tu oses me dire ça ? gronda-t-il.
— Je ne vous ai jamais menti. Pourquoi commencerais-je ?
Elisabeth connaissait trop son père pour ne pas deviner la fureur qui lui venait ; pourtant elle ne courba pas la tête, bien au contraire : sous la masse rutilante de la chevelure, celle-ci se redressa davantage et le clair regard demeura ferme.
— Toi, ma fille, tu vis avec un homme et tu me le déclares sans même rougir ! Qu’il soit prince, roi ou Dieu sait quoi ne change rien à la souillure que tu m’infliges. Est-ce que tu te rends compte seulement ?…
— Et vous ? Est-ce que vous vous rendez enfin compte de ce que vous avez fait en engrossant votre nièce, la fille de votre maîtresse, et cela chez nous ? Au fait, l’avez-vous épousée ?
Elle s’était mise à parler avec la violence d’un torrent qui déborde, soulageant ainsi son cœur d’une amertume accumulée depuis trop longtemps. Furieux, Guillaume faillit la gifler. Seule, la crainte de mettre entre eux l’irréparable le retint. Peut-être aussi la conscience de sa propre misère.
— Non. Je l’ai dit et répété : pas tant que l’enfant ne sera pas né viable !
— Et vous êtes content de cette morale-là ? Avant de jeter l’anathème sur les autres, regardez un peu où vous en êtes ! Ainsi cette chère Lorna étale toujours son ventre dans les fauteuils de ma mère ? J’espérais, en vous voyant, que vous veniez me dire que c’en était fini du cauchemar, qu’elle était enfin partie… Mais, s’il n’en est rien, qu’aviez-vous donc à m’annoncer de si urgent pour me courir après ? Rien n’a changé chez nous, alors à quoi bon me poursuivre ? Vous savez très bien que sans cette horrible histoire je n’aurais jamais quitté la maison.
— Vraiment ? Aurais-tu refusé de suivre ce jeune misérable ?…
— Je vous défends de l’insulter !
— Tu n’as rien à me défendre ! Réponds plutôt : qu’aurais-tu fait si, au lieu de te rencontrer par hasard sur une plage déserte, il était venu jusqu’aux alentours des Treize Vents ?
— Il ne se serait pas contenté des alentours : il serait même venu jusqu’à la maison. Il s’y rendait lorsque nous nous sommes retrouvés.
— Pour quoi faire ? Me remercier de l’asile accordé, des dangers courus, du sacrifice de ta mère ?
— Ne croyez-vous pas que vous devriez être le dernier à évoquer ce souvenir ? Elle est morte pour ses convictions, sans doute, mais aussi, mais surtout, parce que vous l’aviez trahie. Alors, je vous en prie, laissez-la reposer en paix ! Quant à moi…
— Tu veux que toi aussi je te laisse reposer en paix auprès de ton amant ? ricana Guillaume. Tu es ma fille, tu es mineure et je viens te chercher…
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