Il avait formé le projet de demeurer chez lui ce soir-là pour réfléchir, se préparer à ce qui allait venir mais, son souper expédié, il lui fut impossible de tenir en place : la maison de l’Écossais l’attirait comme un aimant. Il fallait qu’il y retourne.

Ayant renvoyé sa voiture dès son retour, il prit un fiacre et se fit conduire rue de Varenne en admettant volontiers que c’était idiot : en pleine nuit, les abords de l’hôtel, ses « remparts », étaient plus muets encore que dans la journée. On n’y voyait même pas un chat attardé…

Tremaine resta là un moment, écoutant, regardant. La rue demeura obstinément déserte. Aucun passant et, dans l’hôtel, aucun mouvement…

Soudain, le guetteur se souvint de ce que lui avait dit Guimard : derrière cette demeure princière s’étendait le plus grande parc privé de Paris. Ce jardin devait bien aboutir quelque part, il pouvait être intéressant d’y aller voir. Appelant son cocher, il lui tendit une pièce d’or qui fit ouvrir des yeux ronds au bonhomme, puis, désignant l’hôtel de Matignon :

— Savez-vous sur quelle rue aboutit le parc de cette maison, en admettant qu’il y en ait une au bout ?

— Bien sûr, monseigneur ! La rue de Babylone. Vous voulez voir ?

— Pourquoi pas ?

Mais il n’y avait rien à voir… sinon des murs, encore des murs. Percés d’une porte sans doute mais qui, pour être plus petite que la principale, semblait au moins aussi solide.

— C’est l’entrée de service, j’imagine ?

— Oh ! non ! l’hôtel est beaucoup trop loin. Il y a là, derrière les murs, un pavillon que l’on appelait le Petit Trianon de M. de Matignon. Un endroit commode… et discret pour recevoir des dames !

— Comment savez-vous ça ? fit Tremaine, éberlué par la science de ce vieil homme dont l’aspect extérieur ne laissait guère entendre qu’il eût fréquenté les palais. Sauf peut-être pour les envahir au temps joyeux des sans-culottes. Mais il n’avait pas affaire à un révolutionnaire.

— Oh ! c’est tout simple. Mon défunt père était valet de pied à l’époque du prince de Monaco, et moi-même j’ai fait là-dedans mes débuts comme gâte-sauce. Ça m’a pas plu et j’ai cherché pâture ailleurs, mais je connais bien la maison.

Ainsi encouragé, Guillaume posa encore deux ou trois questions puis rentra, bien décidé à revenir pour tenter de s’introduire dans le parc la nuit suivante, dans les heures noires qui précèdent le matin, s’il n’était pas satisfait de sa seconde visite à Crawfurd…

Il fut exact au rendez-vous et le cérémonial de la veille se renouvela. La maison était exactement comme il l’avait laissée : sombre et silencieuse. Le même valet le conduisit au palier, le même serviteur hindou s’inclina en ouvrant la même porte. Seul l’accueil de l’Écossais fut un peu plus cordial :

— J’ai regret, dit-il, de vous avoir laissé vous déranger. Il eût été si simple… et plus courtois que je passe chez vous.

— Parler d’objets sacrés dans un vulgaire appartement d’hôtel ? Il me semble que c’eût été manquer au respect qui leur est dû. Ici… ils sont… en famille.

— C’est trop juste ! Prenez place, je vous en prie.

Il s’installa lui-même sur une chaise proche du fauteuil de son visiteur. Sans un mot, celui-ci tira de sa poche deux petites boîtes recouvertes de velours noir, ouvrit la première, découvrant un peigne d’ivoire marqué, en fil d’argent, de deux initiales entrelacées. S’il avait eu le moindre doute sur l’authenticité de cet achat, Guillaume l’eût perdu en voyant trembler les mains couvertes de taches brunes de Crawfurd quand, avec autant de douceur que si de blonds cheveux y demeurassent attachés, il prit le mince objet et le caressa longuement.

— Vous avez eu de la chance, dit celui-ci d’une voix enrouée. Il s’agit bien d’une pièce authentique. Je possède moi-même un polissoir à ongles provenant du même nécessaire de voyage. Dieu sait où se trouve le reste ! Je donnerais cher pour le retrouver…

— Voici à présent le gant. Qu’en pensez-vous ?

L’amoureux de la reine se contenta d’un regard sur la petite pièce de soie blanche, ternie par le temps et peut-être aussi par les larmes versées dessus, où ressortait à peine le monogramme brodé en bleu et or. Ses yeux l’examinaient, mais il semblait ne pouvoir détacher ses doigts du peigne d’ivoire. Au bout d’un instant, d’ailleurs, il détourna la tête et reprit sa manipulation quasi maniaque.

— Eh bien ? fit Guillaume avec un peu d’impatience. Cet objet est-il aussi véridique que celui-ci ?

Crawfurd parut sortir d’un rêve :

— Comment ?… Ah ! Ce… tout à fait véridique. J’ai vu moi-même, à Versailles, Monseigneur le Dauphin en porter de semblables… Monsieur Tremaine, consentiriez-vous à me vendre ce bibelot ?

Guillaume s’attendait à cela depuis un moment et s’était préparé.

— Je viens de l’acheter, monsieur Crawfurd. Il n’a jamais été question de vous vendre quoi que ce soit. En revanche, je pensais vous faire cadeau du gant. Il n’a pas l’air de vous intéresser et je m’en étonne : la reine a dû le caresser plus d’une fois après la cruelle séparation qu’on lui a imposée.

— Ce n’est qu’une supposition, tandis que sa main a dû tenir ceci bien souvent. Je vous l’ai dit : je recherche le nécessaire. Je suis prêt à payer…

— Brisons là, monsieur ! Je ne suis pas venu vous vendre quoi que ce soit. Pourtant, si vous tenez absolument à ce que nous passions un marché, je vais vous en proposer un : je suis prêt à vous donner ce peigne.

— Donner ? Vous n’avez aucune raison pour cela.

— Croyez-vous ? Attendez au moins la fin : je vous le donne si vous me rendez ma fille ! Ou tout au moins si vous me dites où je peux la rejoindre.

Devenu très pâle, Crawfurd se leva si brusquement que le parquet cria, rayé par les pieds de la chaise.

— Votre fille ? Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que je sais de… ?

— Vous savez où elle est parce que vous l’avez vue, parce que vous connaissez son nom : le mien ! C’est en l’entendant que votre femme a failli s’évanouir et si ce gant ne vous intéresse pas, c’est parce que vous approchez sans doute son propriétaire aussi souvent que vous le voulez ! Je me trompe ?

Soudain, Guillaume sentit contre son dos le choc d’un objet qui ne pouvait être qu’un pistolet. En même temps, une voix nonchalante soupirait :

— Que vous vous trompiez ou non est sans importance, mon cher monsieur ! Vous avez commis une grosse sottise en venant fourrer votre nez dans cette maison. Avec vos grands airs et vos belles paroles, vous n’êtes rien d’autre qu’un espion… Et les espions…

— Eh bien ! fit Tremaine avec un haussement d’épaules et un rire méprisant, je vous croyais gardien de musée, monsieur Crawfurd, mais il paraît que vous tenez en réalité un coupe-gorge ! Quant à vous, l’homme au pistolet, montrez-vous donc ! Quand on veut tuer les gens, on a au moins le courage de les regarder en face.

— Qu’à cela ne tienne ! D’autant qu’un de mes compagnons garde la porte…

L’homme qui, sans lâcher son pistolet, vint se placer devant Guillaume ne ressemblait en rien à un bandit de grand chemin : plutôt petit, il avait un visage rond, affable, que des favoris d’un joli châtain clair s’efforçaient d’allonger. Bien habillé avec cela, des mains parfaites sentant son gentilhomme d’une lieue, mais certain éclat métallique dans les yeux noisette dénonçait la bonhomie apparente : ce personnage devait être capable d’abattre qui le gênait sans l’ombre d’une hésitation.

— Bien ! fit Guillaume. À présent, dites-moi ce que vous comptez faire de moi.

— J’hésite encore. Vous êtes trop curieux, monsieur Tremaine.

— Ne le seriez-vous pas si votre fille avait été enlevée ?

— Je n’ai pas de fille. De toute façon, la vôtre n’a pas été enlevée. Elle a agi de son plein gré. Je le sais : j’y étais. Me croirez-vous si je vous affirme qu’elle ne regrette rien, qu’elle est heureuse ?

— Pourquoi pas ? Mais combien de temps le sera-t-elle ? C’est une nature fière, entière, passionnée, qui ne pourra s’accommoder longtemps de vivre cachée, traquée…

— Personne ne la traque… excepté vous ! Aussi, pour répondre à votre question touchant ce que nous comptons faire de vous, je vais vous proposer un marché.

— Le joli mot !

— J’ai pour habitude d’employer ceux qui me paraissent les plus simples. Si vous nous donnez votre parole… disons de gentilhomme, car, pour ce que j’en sais, vous en êtes un à votre manière, que vous allez quitter cette maison en oubliant tout ce que vous venez d’y voir, d’y entendre et, naturellement, ce que vous soupçonnez de ses secrets, il ne vous sera fait aucun mal. Vous repartirez comme vous êtes venu, vous achèverez tranquillement votre séjour à Paris et vous regagnerez enfin votre manoir normand en toute tranquillité.

— Vous n’imaginez pas un instant que je vais accepter ça ? Tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille, je n’aurai ni trêve ni repos.

— Même si je vous promets de vous faire tenir de ses nouvelles aussi souvent qu’il sera possible sans compromettre notre cause ?

— Qui me dit que vous tiendrez parole ? Ces nouvelles, je les veux de sa bouche. Autrement dit, je veux la voir, l’entendre… Faites-la-moi rencontrer et nous aviserons…

— Avec un homme comme vous c’est beaucoup trop dangereux, donc impossible. Je vous en prie, ajouta l’inconnu en accentuant le verbe, acceptez ce que je vous offre ! Donnez-moi votre parole et partez. Plus tard, vous la reverrez.

— Plus tard ? Quand ? À cause de cette aventure où vous l’entraînez, qu’est-ce qui vous permet d’assurer qu’elle sera encore vivante dans six mois, dans un an ? Je ne suis pas le seul à vous rechercher.

— Et qui donc ? La police ? Elle n’est plus bien inquiétante, et puis elle a d’autres chats à fouetter.