Un sifflement d’admiration lui échappa. Il fallait que l’Écossais fût vraiment riche pour s’offrir une demeure de cette dimension ! De la rue il était impossible d’apercevoir les bâtiments d’habitation, défendus par de hauts murs qui s’incurvaient en demi-lune autour d’un gigantesque porche arrondi, encadré de deux paires de colonnes ioniques. Essayer de pénétrer dans ce monument sans l’aveu du propriétaire relevait de la pure folie, à moins que l’on n’eût pris la précaution d’acheter la valetaille au complet ou d’amener des canons. On comprenait sans peine les difficultés d’un ancien ministre de la Police privé de la majeure partie de ses moyens ! Mais, ayant déjà opté pour une première visite de courtoisie – il fallait qu’il pût voir l’intérieur et surtout la fameuse collection qui l’amènerait à parler de ce qu’il possédait lui-même ! –, Guillaume fit avancer sa voiture jusqu’à l’immense porte cochère et ordonna à son cocher de demander au portier si Sir Quentin Crawfurd se trouvait chez lui et voulait bien recevoir M. Guillaume Tremaine.

L’équipage de location était élégant et la mine altière de son occupant plaidait largement en sa faveur, mais le cerbère – une sorte de heiduque moustachu comme un vrai Hongrois dans la meilleure tradition viennoise – ne consentit à ouvrir ses énormes vantaux qu’après de longues minutes meublées par le tintement d’une cloche et sans doute l’avis du majordome. Enfin l’attelage pénétra dans une vaste cour encadrée de belles dépendances, au fond de laquelle on découvrait une superbe demeure. La façade, surmontée d’une balustrade ajourée, présentait un avant-corps central semi-circulaire avec consoles sculptées supportant un beau balcon orné de trophées qui rappelaient les victoires du maréchal de Luxembourg, pour le fils de qui l’hôtel avait été construit. Par-dessus le toit les frondaisons d’un parc apparaissaient5.

« Même un roi couronné pourrait se contenter d’un logis comme celui-là, pensa Guillaume, à plus forte raison un roitelet errant… » Mais l’idée que sa fille habitait peut-être là ne lui causait aucune joie ni fierté.

Lorsque Tremaine y pénétra, la maison lui parut curieusement sombre et silencieuse, sans doute à cause des grands rideaux de velours garnissant les hautes portes-fenêtres du vestibule. Un laquais impassible en sévère livrée brune le précéda dans un large escalier de marbre ourlé d’une très belle rampe de bronze doré jusqu’au palier de l’étage, sur lequel ouvrait une enfilade de salons. Un serviteur en turban blanc veillait devant une porte qu’il ouvrit en s’inclinant devant le visiteur. Celui-ci se trouva dans une sorte de grand cabinet tellement empli de meubles, de tableaux, de livres et d’œuvres d’art de toute sorte que, s’il n’était venu à sa rencontre, Guillaume aurait sans doute eu quelque peine à découvrir la silhouette lourde et la calvitie de l’Écossais. D’autant que les rideaux étaient déjà fermés et que de longues bougies plantées dans des candélabres précieux accentuaient le côté sanctuaire de la pièce.

À leur lumière, Tremaine put voir que tableaux et œuvres d’art représentaient tous le même personnage. En bronze, en toile, en marbre, en albâtre, en argent, c’était partout le beau visage altier de Marie-Antoinette que rencontraient les yeux du visiteur. Les meubles faisaient sans doute partie, jadis, du mobilier de Versailles ou du Petit Trianon et, dans les vitrines, s’épanouissaient éventails, flacons, tabatières, mouchoirs. Un peu partout, des livres portant soit les armes soit le monogramme de la souveraine et, sur les murs tendus de soie grise, quelques billets écrits de sa main, encadrés d’or, alternaient avec ses effigies.

— Pardonnez-moi de ne pas vous recevoir dans un salon d’apparat, dit Crawfurd en indiquant un siège, mais je me tiens plus volontiers dans ce cabinet.

— Croyez que j’apprécie, au contraire, l’honneur que vous me faites, et c’est à moi d’offrir des excuses pour me présenter chez vous impromptu, mais je désirais beaucoup prendre des nouvelles de lady Leonora. Son malaise d’hier au soir m’a inquiété d’autant plus que j’ai craint, sans trop savoir pourquoi, d’en être la cause.

— Qu’est-ce qui a pu vous donner cette idée ?

— Les circonstances. Souvenez-vous, je venais de lui être présenté, elle me tendait déjà la main quand elle l’a retirée en devenant très pâle. J’ai même cru un instant qu’elle allait s’évanouir. Je ne me savais pas si effrayant ou si antipathique.

Cette fois l’Écossais se mit à rire :

— Ni l’un ni l’autre, mon cher monsieur. Vous avez simplement été victime d’une coïncidence. Mon épouse, qui est italienne, a le malheur d’être extrêmement sensible aux différences de température et, surtout, aux parfums. Au moment de votre rencontre, elle a senti une odeur de tubéreuse qu’elle ne supporte pas. Vous voilà rassuré, j’espère ?

L’explication eût été valable pour quelqu’un pourvu d’un nez moins sensible que celui de Tremaine. Il ne voyait pas bien comment on pouvait démêler une senteur bien définie au milieu de toutes celles qui encombraient des salons plus fleuris qu’un jardin au mois de juin. Cependant son infaillible odorat lui assurait qu’à cet instant précis personne ne sentait la tubéreuse autour de leur groupe. C’était donc bien lui qui avait suscité l’émotion de la dame, et cette émotion ne pouvait avoir qu’une seule cause. Il fallait toutefois continuer à jouer le jeu.

— Tout à fait rassuré. Aurai-je, ce soir, le plaisir de lui offrir l’hommage de mon respect ?

— Malheureusement non. Elle est sortie. Croyez qu’elle le regrettera infiniment.

Il y eut un silence que Guillaume n’eut pas de peine à interpréter : son hôte n’avait qu’une hâte, c’était de le voir tourner les talons. Mais il n’était pas venu pour le seul plaisir d’échanger des banalités, et, pour la première fois de sa vie, il se conduisit en homme mal élevé. Il se leva comme s’il se disposait à sortir, mais ce fut pour aller se planter devant l’une des vitrines dont il examina le contenu en prenant bien son temps, avant de consacrer son attention à l’un des billets encadrés d’or et à un ravissant pastel représentant Marie-Antoinette au temps où elle était Dauphine. Finalement, il se tourna vers son hôte forcé dont depuis un moment il sentait le poids du regard dans son dos :

— Mes compliments ! fit-il avec suavité. J’avais entendu vanter votre collection mais je ne pensais pas qu’elle fût si importante.

— Le mot collection me choque, monsieur ! Vous ne voyez ici que des témoignages de dévotion à la mémoire d’une femme admirable. Depuis le jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, je voue à la reine martyre un culte dont vous constatez ici les effets. De son vivant, j’ai tout tenté pour l’arracher à ses ennemis. À présent, j’essaie d’arracher à des mains trop souvent indignes les objets dont elle s’entourait ou qui lui étaient chers.

Le ton était rude mais Tremaine, bien décidé à ne pas s’offenser, se contenta d’un sourire amer et d’un dédaigneux haussement d’épaules.

— Vous ne pensez pas être le seul dans ce cas ? Chez nous aussi nous vénérons son souvenir. Vous n’avez aucune raison de le savoir, mais mon épouse est au nombre des victimes de la Terreur. Il est vrai que la reine était déjà morte quand elle est montée à l’échafaud… pour son fils ! Nous possédons aussi quelques objets.

Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’œil gris de l’Écossais qui perdit du même coup son attitude ennuyée. La passion montra le bout de l’oreille.

— Vraiment ?… De quoi s’agit-il ?

— Comme je n’ai pas l’intention de m’en séparer, il est inutile d’en parler. Ah ! si, peut-être ! J’ai acquis tout récemment, ici même, deux petites choses : un peigne d’ivoire, et un gant d’enfant qui a appartenu au Dauphin. Nous autres Normands, ajouta-t-il avec une totale hypocrisie, aimons à nous rappeler qu’il était notre duc. Mais je ne désespère pas de trouver mieux encore : l’homme qui me les a cédés détiendrait le testament de la reine.

La froide réserve de Crawfurd fondit comme neige au soleil. Son regard flamba.

— Qui le détient ? Je veux le savoir ! Pour le posséder, je donnerais une fortune.

— Tout beau, monsieur ! Me prenez-vous pour votre rabatteur ? Je ne vous ai révélé ces détails que pour vous prouver que nous sommes entre gens sérieux. Et je suis assez riche pour payer le prix que l’on me demanderait.

— Encore faudrait-il être certain de son authenticité. De même pour vos dernières acquisitions, fit Crawfurd, redevenu maussade. Dans les temps où nous vivons, tous les moyens sont bons pour obtenir de l’argent, et les faussaires…

— L’authenticité ne fait aucun doute pour moi. Voulez-vous que je vous montre mes achats ?

— Vous les avez sur vous ?

— Vous plaisantez, je pense ? Mais, ajouta-t-il avec un sourire, je vous les apporterai si vous le souhaitez. Je suis encore ici pour quelques jours. Voulez-vous demain ?

La rapidité de la dernière phrase ne laissait pas à l’Écossais le temps de proposer de se rendre lui-même chez Tremaine. Il ne pouvait qu’accepter. Ce qu’il fit de meilleure grâce que l’on ne pouvait s’y attendre :

— J’en serais très heureux ! Demain donc ! Voulez-vous à la même heure ?

Le mouvement qu’il ébauchait raccompagnait déjà le visiteur. Quelque envie qu’il eût de s’attarder, il fallut bien que celui-ci se résigne. Cette maison où l’on n’entendait aucun bruit, pas même un crissement de parquet ou le tintement d’un objet, l’angoissait un peu et l’irritait en même temps. Son instinct lui soufflait qu’elle gardait un secret et que, de toute façon, il n’y était pas le bienvenu. Il fallait que la passion de l’Écossais fût bien forte pour qu’il eût accepté de le recevoir de nouveau ! Mais cette fois, Guillaume était bien décidé à en savoir un peu plus : il jouerait le tout pour le tout.