— Serait-il prêt à risquer sa vie pour un… objet particulièrement précieux, particulièrement cher à la reine défunte ?
— Sans aucun doute.
Tremaine allait peut-être tenter de préciser sa pensée quand on annonça le souper. Il se retira pour retrouver ses amis Lecoulteux.
La soirée se termina tard dans la nuit. On joua au whist, en gens que ce jeu passionne, et Guillaume enchanta son hôte en perdant sans sourciller une assez jolie somme d’argent.
— Vous êtes un homme comme je les aime, monsieur Tremaine, lui dit Talleyrand en lui serrant la main à la mode anglaise. Venez donc un soir prochain souper ici en petit comité. Disons… mercredi ? Je serais très heureux que vous me parliez encore de votre belle nièce !
À dire vrai, Guillaume se sentait aussi peu enclin aux mondanités qu’à entendre chanter les louanges de Lorna, cause première de ses graves ennuis ; cependant il s’entendit accepter en donnant toutes les marques d’une grande satisfaction. Dieu seul savait où il se trouverait dans cinq jours ! Il était décidé, en effet, à surveiller la maison de ce Crawfurd et à ne lâcher prise qu’après avoir acquis une certitude : la présence ou l’absence d’Elisabeth dans ses murs.
Le jour se levait quand la voiture de Lecoulteux le déposa devant l’hôtel de Courlande où les femmes de ménage étaient déjà à l’œuvre, lavant à grande eau les dallages de marbre. Seul un noctambule, appuyé à l’un des pilastres, fumait un cigare en suivant d’un œil rêveur les volutes bleues de la fumée. Une fumée qui s’éteignit comme par miracle dès que la voiture eut tourné le coin de la rue des Champs-Élysées3.
— Auriez-vu du feu, sir ? fit le jeune Guimard avec un furieux accent britannique. Cette… chose vient de s’éteindre.
— Ne vous fatiguez pas, mon vieux ! grogna Tremaine. Il n’y a personne que des matous attardés qui rentrent chez eux.
— Ces femmes ont des oreilles. Je le sais : il m’est arrivé d’en faire partie. Je suis divin en ménagère !
— Vous avez quelque chose à me dire ? fit Guillaume en s’efforçant de ranimer le tabac éteint.
— Oui. Vous ne me verrez pas demain… enfin, tout à l’heure, ni d’ailleurs le jour d’après. Une mission particulière. Alors, si vous avez des révélations à me confier ? On dirait que vous avez fait merveille ce soir ! Je vous ai vu avec Crawfurd. Vous voilà amis ?
— Oh ! non ! Je ne crois pas qu’il m’aime beaucoup. J’ai même l’impression que mon nom ne lui a pas plu du tout.
— À sa femme non plus, d’ailleurs, fit le policier avec un sourire en coin tout en exhalant une bouffée voluptueuse. Ces gens-là savent quelque chose.
— Si vous avez remarqué ça, pourquoi me posez-vous des questions ?
— Peut-être… pour vérifier la qualité de votre coopération. Allons, ne vous fâchez pas ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant Tremaine devenir aussi rouge que le ciel où se levait l’aurore. S’il y a quelque chose que vous désirez savoir, c’est le moment de le demander.
— Oui. L’adresse de ces gens.
— Facile. Rue de Varenne, vers le milieu. Crawfurd habite un petit palais derrière de grands murs et un énorme porche arrondi où il y a écrit « Hôtel de Matignon ». Vous ne pouvez pas le manquer.
— Un palais ?
— Princier. Il appartenait au prince de Monaco. N’exagérons rien, tout de même : ce n’est pas Versailles, mais c’est joli. Que voulez-vous faire ?
— Voir d’abord. Entrer ensuite, si c’est possible.
— Prenez garde ! Les serviteurs mâles sont des espèces d’ours assez bien stylés. Certains sont indiens, et il y a aussi les enfants que le couple a eus ici ou là, chacun de son côté, d’ailleurs. Enfin, il est probable que si le prince est là, il n’est pas tout seul…
— Soyez tranquille ! Je sais me garder. Mon intention est d’entrer par la grande porte. La première fois tout au moins.
— Quel prétexte allez-vous invoquer ?
Le sourire de Tremaine fut un poème d’ironie dédaigneuse :
— Curieuse question pour un homme du monde, mon cher… baron ? À propos, il faudra que vous m’expliquiez ce titre un de ces jours. Lady Crawfurd a eu un léger malaise cette nuit. Il est normal que j’aille prendre de ses nouvelles…
En fait, il avait une autre idée qu’il préféra garder pour lui. Sur un « au revoir » rapide, il rentra chez lui et se coucha pour quelques heures de sommeil indispensables s’il voulait avoir l’esprit clair et mener à bien son plan.
Quelques minutes après dix heures, il pénétrait dans le cabinet de travail de Lecoulteux où celui-ci l’accueillait d’un joyeux :
— J’espère que vous venez me demander à dîner ? Avec ce jeu d’enfer, vous n’avez guère eu le temps de me confier vos impressions. Comment trouvez-vous notre ministre ?
— Tout à fait remarquable ! Un personnage exceptionnel, mais ce n’est pas lui qui motive cette visite matinale, encore que je vous doive de grands remerciements. Pas davantage d’ailleurs la gourmandise… Je veux vous demander un service un peu particulier.
— Encore mieux ! Si c’est possible, c’est fait, si ce ne l’est pas, cela se fera, comme disait M. de Calonne à la défunte reine.
— Vous êtes charmant comme toujours… et un peu devin peut-être, car c’est justement son souvenir qui m’amène.
— Marie-Antoinette ? C’est Crawfurd qui déteint sur vous ?
— Disons… qu’il m’a rappelé quelque chose. Ma nièce Lorna, dont M. de Talleyrand a gardé un souvenir si enthousiaste, voue une sorte de culte à cette malheureuse femme. Avant mon départ elle m’a demandé d’essayer de trouver un objet quelconque lui ayant appartenu. Vous qui connaissez tout le monde ici, sauriez-vous me dire où je pourrais avoir une chance d’exaucer son souhait ? J’ai pensé un instant m’adresser à cet Écossais, mais…
— Vous auriez perdu votre temps, Guillaume ! Le bonhomme ne se séparerait même pas d’un centimètre de dentelle déchirée. Voyons un peu qui serait disposé, parmi ceux que je sais plus ou moins collectionneurs, à vous céder une babiole ? La reine possédait tant de choses qu’il en reste beaucoup éparpillées dans diverses maisons, mais il y a ceux qui considèrent ces reliques comme objets sacrés et ne s’en déferaient pour rien au monde : inutile d’essayer ! Restent ceux qu’une affaire pourrait séduire et qui, peut-être, vous arracheraient la peau du dos.
— C’est sans importance ! Je voudrais vraiment lui faire plaisir.
— Le chiendent est que je n’en connais pas beaucoup. Laissez-moi réfléchir un instant…
La méditation dura dix bonnes minutes, à l’issue desquelles le banquier jaillit de son fauteuil et quitta son bureau en courant presque, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne prit même pas le temps d’annoncer où il allait.
Lorsqu’il reparut, un sourire éclairait son large visage et il semblait plutôt satisfait :
— Pardon de vous avoir abandonné, mais il m’est revenu tout à coup une idée et je tenais à m’en éclaircir dans nos livres. Nous comptons au nombre de nos anciens clients un homme qui traverse en ce moment une période difficile. C’est un ancien conventionnel, l’un de ceux qui ont voté la mort du roi, ce qui ne l’a pas empêché de jouer un rôle assez important le 9 thermidor pour qu’on lui ait confié l’examen des papiers de Robespierre ainsi que ce qui se trouvait dans les bureaux de Fouquier-Tinville. Je sais qu’il s’est emparé de certaines pièces plutôt compromettantes pour des gens actuellement en place, afin de s’assurer une tranquillité d’esprit. Et aussi qu’il a gardé quelques souvenirs enlevés aux victimes de l’échafaud. Il doit avoir deux ou trois objets qui devraient vous intéresser. Voulez-vous que j’aille le voir ?
— Je vous en saurai un gré infini, cher ami… surtout si vous vouliez bien vous y rendre le plus tôt possible. Aujourd’hui, par exemple.
— Vous êtes pressé à ce point ? Votre nièce doit être en effet bien belle.
— Elle l’est, mais surtout je n’ai pas l’intention de m’attarder encore longtemps à Paris. Aussi j’aimerais être fixé rapidement, afin de chercher ailleurs si votre ancien conventionnel nous décevait… ou si Crawfurd était déjà passé par là.
Un valet vint annoncer que le dîner était servi. Lecoulteux prit son ami par le bras :
— Allons nous mettre à table ! Mme du Moley déteste attendre. Après le café nous irons chez cet homme, mais vous resterez dans la voiture pour ne pas l’effaroucher. Seul, d’ailleurs, j’obtiendrai de meilleures conditions. Quant à Crawfurd, je ne crois pas qu’il soupçonne seulement l’existence de ce Courtois, qui se garderait bien d’ailleurs de nouer la moindre relation avec un Anglais.
L’ancien client du banquier détenait en effet plusieurs objets ayant appartenu à la famille royale4 mais ne se montra guère disposé à s’en séparer. Après bien des palabres, il finit tout de même par accepter de mettre à la disposition de son acheteur un petit peigne de poche venant de la reine et un gant d’enfant, jadis propriété du Dauphin. Le tout, bien sûr, à prix d’or. Prudent, Le Coulteux acheta le peigne et ne cacha pas sa surprise quand Guillaume le renvoya chercher aussi le gant.
— Vous trouvez que vous n’avez pas encore dépensé assez d’argent ? s’indigna-t-il. Il me semblait que seule la reine vous intéressait.
— Un objet de coiffure n’a qu’une importance relative pour une mère, mais le moindre des petits riens laissés par l’enfant qu’on lui a arraché doit lui être infiniment cher.
— J’y vais ! Vous avez fichtrement raison ! Voulez-vous que je rende le peigne ?
— Non. Je le donnerai à ma nièce. Quant au gant, je sais déjà à qui je vais l’offrir.
Vers la fin de l’après-midi, Tremaine se faisait conduire rue de Varenne, trouvait sans peine l’adresse indiquée par Guimard, mais se faisait arrêter un instant à quelque distance afin d’examiner la maison.
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