— Est-ce que vous ne vous livrez pas, pour l’instant, à des dépenses inutiles, puisque je n’ai toujours aucune information présentant le moindre intérêt ?

— Rien n’est inutile. D’abord j’aime à m’assurer que mon système fonctionne de façon satisfaisante. En outre, ajouta-t-il avec un sourire qui lui rendait ses quinze ans, je commence à croire que vous intéressez plus de gens que nous ne le croyions. Vous êtes suivi, mon cher monsieur !

— Par qui ?

— Je n’en sais encore rien. Pas par un policier, en tout cas. Je connais tous ceux qui sont restés en place et, en général, ils sont visibles comme le nez au milieu de la figure. Vous les auriez repérés tout de suite. Celui-là est plus habile : c’est un petit bonhomme sans aucun signe distinctif. Le passant anonyme s’il en est, mais, où que vous alliez, il trouve moyen de lire son journal dans les environs. La gazette change de temps en temps mais pas lui… Soyez tranquille, je vais essayer d’en savoir plus.

— Si je vous comprends bien, vous me suivez vous aussi ?

Guimard eut un haussement d’épaules et un bref sourire qui montra un instant l’éclair de ses dents blanches :

— Parbleu ! Vous ne vous en doutiez pas un peu ?

Aussi Guillaume ne fut-il qu’à moitié surpris quand, pénétrant dans les salons du ministère, il aperçut son ombre admirablement vêtue d’un frac noir, sur lequel éclatait l’irréprochable blancheur de la chemise et de l’immense cravate où reposait son menton. Des breloques d’or brillaient à la chaîne barrant son gilet de satin blanc. Des bas de soie gainaient des jambes bien dessinées terminées par des pieds élégamment chaussés d’escarpins vernis. Plus étonnant encore, passant auprès du petit groupe qu’il formait avec deux autres jeunes gens, il entendit l’un d’eux l’appeler en riant « mon cher baron »…

Tremaine remit à plus tard l’examen de ces bizarreries, estimant que l’éclat de la réception requérait toute son attention. Et surtout ceux qu’il allait y rencontrer.

Grand seigneur jusqu’au bout des ongles, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, qui par sa naissance appartenait à la plus haute noblesse française, avait toujours été un maître de maison accompli, se distinguant en cela de la plupart des collaborateurs du Premier Consul. Ayant quitté son hôtel de la rue d’Anjou pour celui de son ministère, il entendait faire oublier que, sous Robespierre, des gens moins reluisants : les citoyens Bruhot, Mangourit, Miot et Colchen, l’y avaient précédé. Il accordait cependant une petite exception indulgente au citoyen Charles Delacroix dont la ravissante épouse avait su le séduire au point de lui faire un enfant2. Et y réussissait parfaitement.

Élevé en partie aux Indes, Guillaume ne se laissait pas facilement émouvoir par le faste. Cette fois, cependant, il dut s’avouer quelque peu impressionné. Franchie la cour d’honneur où voitures et carrosses se pressaient au point qu’il fallut attendre un moment pour aborder le perron, on accédait à un large escalier éclairé par de hauts candélabres de bronze et tellement couvert de fleurs qu’il ressemblait à l’allée triomphale de quelque jardin de rêve. Au-delà, sous des lustres de cristaux scintillants, s’ouvraient des galeries à colonnes et des salons parfumés à l’ambre, décorés de grands feuillages dorés, regorgeant déjà d’invités : les hommes en habits brodés avec leurs ordres, les femmes vêtues le plus souvent de blanc, satin, crêpe, mousseline ou velours ; quelques-unes, d’âge certain, en dentelles noires mais toutes avec beaucoup de diamants. À travers cette foule, des laquais en livrée amarante naviguaient habilement avec de grands plateaux d’argent chargés de flûtes remplies de vin de Champagne.

— Que de monde ! grogna Tremaine déçu. Vous êtes certain d’avoir bien choisi votre jour pour cette rencontre ? Ce personnage n’accordera pas la moindre attention au provincial que je suis.

— Il accorde toujours son attention à ceux qu’il invite et vous l’êtes. Dites-vous qu’il y a des réunions semblables deux fois la semaine et ceci n’est qu’un petit comité : quelques ambassadeurs, les familiers du ministre, ses belles amies aussi qui appartiennent toutes à l’ancienne et haute noblesse. Rien d’exceptionnel ! Si vous aviez vu la fête que Talleyrand a offerte à Madame Bonaparte après la signature du traité de Campo Formio, vous vous feriez une idée plus exacte du faste de la maison : je n’ai jamais rien vu de plus somptueux : les salons étaient entièrement décorés de lauriers vert et or. Mais nous approchons du maître. Dernière recommandation : n’oubliez pas de perdre galamment quelques louis s’il vous invite à sa table de whist !

— Comptez sur moi ! Comme tous les bons joueurs, je fais cela très bien.

Annoncés par un gigantesque valet de pied, les deux amis pénétrèrent dans la grande pièce où le ministre et son épouse recevaient leurs invités. Tremaine vit soudain devant lui un personnage extraordinaire qui, dans son habit de velours pourpre à large broderie d’or, des plaques endiamantées sur la poitrine, ressemblait à quelque empereur sans couronne. C’était un homme blond légèrement grisonnant, dont les cheveux mi-longs, soyeux et frisés, encadraient un curieux visage dont la peau pâle semblait adhérer à l’ossature parfaite jusqu’à donner une idée de ce qu’il serait dans le tombeau. Très grand et d’une suprême élégance naturelle, Talleyrand avait un menton fort, une lippe méprisante qui lui donnait un air de hauteur et d’impertinence, des pommettes saillantes, un nez droit un peu retroussé et plein d’insolence, une bouche sensuelle et des yeux de saphir dur qui semblaient toujours sommeiller sous de lourdes paupières. L’ensemble était à la fois impressionnant et plein de séduction. Surtout quand il souriait, ce qui fut le cas en voyant approcher le banquier et son protégé :

— Bonsoir, cher du Moley ! fit-il avec un geste d’excuse qui ne congédiait pas, mais retenait au contraire l’homme âgé avec lequel il parlait. Voici donc cet ami que vous m’avez vanté si chaleureusement, hé ?

Talleyrand avait coutume de ponctuer ses phrases de cette interjection, qui était moins une interrogation qu’une habitude acquise au cours de sa carrière de diplomate. Elle avait l’avantage de provoquer, sans qu’ils s’en doutent, l’assentiment de ses interlocuteurs. La voix était lente, profonde, peu disposée aux éclats. On sentait qu’elle ne devait jamais sortir d’un certain registre, donnant ainsi la mesure de l’extrême maîtrise de soi que possédait son propriétaire. Elle se chargea d’une note plus aimable encore en s’adressant à Guillaume.

— Soyez le très bienvenu, monsieur Tremaine ! Je suis heureux d’accueillir en vous l’un des hommes qui s’efforcent de contribuer à la prospérité de notre pays. D’autant plus que votre nom m’est familier. Vous avez des parents anglais, je crois ?

— En effet, monsieur le ministre, acquiesça Guillaume plutôt étonné. Des… neveux.

— C’est cela : une famille canadienne séparée après la chute de Québec. Vous êtes revenu en France tandis que votre frère choisissait le camp anglais, hé ?

— C’est tout à fait exact, mais je me sens à la fois flatté et plutôt surpris d’être si bien connu d’une des plus importantes personnalités de l’État !

Talleyrand se mit à rire :

— Je n’oublie jamais une jolie femme, surtout lorsqu’elle est aussi belle que l’Honorable Lorna Tremayne. Elle était très jeune lorsque je l’ai connue chez lady Shelburne, pendant mon temps d’émigration en Angleterre, et j’ai eu la grande joie de la recevoir à l’automne dernier. Elle s’apprêtait à vous faire visite dans votre château du Cotentin avant de rentrer pour épouser le duc de Lenster, hé ?

Devoir parler de Lorna ne causait aucun plaisir à Tremaine, mais si celle qu’il considérait comme sa Némésis personnelle pouvait lui être de quelque utilité pour une fois, dans sa recherche d’Elisabeth, il ne fallait pas manquer l’occasion. Il s’entendit répondre qu’en effet, les Treize Vents avaient reçu, à Noël, la visite de Lorna. Visite qui se poursuivait, malheureusement, la jeune femme s’étant trouvée trop souffrante pour supporter une traversée quand il en était encore temps avant la reprise de la guerre.

— Ce m’est un souci, ajouta-t-il sans mentir tout à fait. Je serais profondément navré que le mariage de ma nièce soit ainsi remis aux calendes grecques et, bien entendu, qu’elle ait à souffrir des récents décrets touchant les Anglais résidant en France.

— Pour cela, n’ayez aucune inquiétude ! J’en fais mon affaire. Quant à son retour, nous en reparlerons à loisir, mon cher ami, quand vous viendrez souper en petit comité. J’ai quelque influence, ajouta-t-il avec un sourire dont un couple qui approchait reçut la moitié. Voici tout justement mon cher ami, Sir Crawfurd, vieux Parisien s’il en est, et qui nous est revenu depuis peu d’un exil en province.

— Grâce à vous, mon cher ministre, grâce à vous qui m’avez sauvé. Je respire mal loin de Paris.

On avait peine à croire que ce vieil homme, bâti comme un ours et qu’un bon début de calvitie faisait ressembler à Benjamin Franklin, pût respirer mal quelque part si l’on considérait la largeur de sa poitrine d’où sortait une voix rude à l’accent des Hautes Terres. Il formait avec sa femme un couple quelque peu baroque. C’était une Italienne demeurée très belle, en dépit de son embonpoint, grâce surtout à de magnifiques yeux noirs, à des traits délicats et à un teint de camélia. Sa vie tenait du roman : née à Lucques, Anne-Leonora Franchi avait d’abord fait partie d’une troupe de danseurs, dont, à quinze ans, elle épousait le premier sujet. Les voyages de ladite troupe la menèrent du lit du duc de Wurtemberg, dont elle eut deux ou trois enfants, à celui de l’empereur d’Autriche Joseph II puis du chevalier d’Aigremont, un diplomate français ; après quoi, veuve, elle épousa un Irlandais nommé Sullivan qui l’emmena aux Indes. C’est là qu’elle rencontra Crawfurd qui avait fait là-bas, au service de la Compagnie des Indes, une grande fortune. Et quand, en 1780, l’Écossais décida de revenir en France, l’Italienne planta là son Irlandais et suivit son amant en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie et finalement à Paris où le couple se fixa. Vite reçus dans la meilleure société, Leonora et Quentin eurent l’honneur d’approcher la reine, à Versailles, grâce à lord Strathavon et surtout à certain Suédois célèbre, le comte Axel de Fersen, le grand amour de Marie-Antoinette, ce qui ne l’empêchait pas d’être l’amant de Leonora.