2- L’appellation redevenait habituelle.

Chapitre III

La maison de l’Écossais

Selon la prédiction de Fouché et en dépit de la hâte qui le tenaillait, ce fut seulement dans la première quinzaine de septembre que Guillaume, flanqué de Jean-Jacques Lecoulteux du Moley, franchit l’imposant portail donnant accès au ministère des Relations extérieures, situé alors rue du Bac1.

Jusque-là, il s’était efforcé de tuer le temps aussi intelligemment que possible, peaufinant son image de riche armateur provincial venu à Paris traiter quelques affaires importantes, rencontrer des clients, voir d’anciens amis, sans négliger de se distraire un peu. Le nouvel état de guerre permettait à Lecoulteux de mettre en valeur la situation intéressante de son ami Tremaine, posté à la pointe extrême du Cotentin, face à l’Angleterre, alors que Bonaparte rassemblait des troupes à Boulogne pour tenter de renouveler l’exploit de Guillaume le Conquérant et d’envahir le sol ennemi. Le banquier prônait aussi la qualité des navires de Guillaume, la valeur de ses capitaines, de ses équipages et la confiance que l’on pouvait placer en eux. Comme il l’avait annoncé, Tremaine rencontra le financier Labouchère entre deux tasses de café au Courlande et réussit à traiter, par son entremise, une importante commande de bois du Nord destiné justement à ce camp de Boulogne où Bonaparte faisait mettre en chantier toute une flotte de bateaux plats destinés au transport de ses troupes et au débarquement. Cette affaire l’occupa pendant deux ou trois jours où il ne quitta guère la plume afin de passer des ordres précis à ses employés de Cherbourg. Il s’agissait en effet d’envoyer chercher le précieux bois jusque dans les pays scandinaves.

Grâce à Bougainville qu’il alla surprendre un après-midi au Bureau des Longitudes où siégeait le grand navigateur, il fit aussi la connaissance d’un curieux personnage, un ingénieur américain nommé Robert Fulton qui, deux semaines auparavant, avait fait évoluer sur la Seine un bizarre engin : un bateau armé de deux grandes roues posées sur un essieu, derrière lesquelles était une espèce de grand poêle avec un tuyau formant une petite pompe à feu destinée à mouvoir les roues et le bateau lui-même. Paris s’était beaucoup diverti avec le « grand poêle de M. Fulton », mais n’y avait pas attaché plus d’importance qu’à une nouvelle attraction foraine. Et, malheureusement pour le génie méconnu, Bonaparte s’était montré tout aussi réfractaire.

— Il y a dans toutes les capitales une foule d’aventuriers et d’hommes à projets offrant à tous les souverains de prétendues merveilles qui n’existent que dans leur imagination, déclara-t-il à Monge qui le pressait d’accorder une chance à cette invention. Ce sont autant de charlatans et d’imposteurs : cet Américain est du nombre. Ne m’en parlez pas davantage !…

Ce qui, selon Guillaume, était fort injuste. Ce Fulton, rencontré au château de Suisnes, chez Bougainville où l’avait conduit le savant Laplace, président du Bureau des Longitudes, pour le consoler un peu de sa déconvenue, semblait capable d’ouvrir à la marine une ère nouvelle. D’autant qu’en 1801, ce mécanicien qui avait dû étudier Léonard de Vinci était arrivé à faire évoluer, à Brest, un navire sous-marin long d’un peu plus de six mètres et baptisé Nautilus. Pour Guillaume, curieux par nature, ces inventions offraient un intérêt certain et il déplorait qu’elles soient ainsi condamnées par le simple fait que le Premier Consul refusait d’y attacher la moindre importance. Mais, pour aider Fulton, il aurait fallu risquer une fortune que Tremaine se sentait peu disposé à jeter ainsi à la mer, même s’il trouvait l’homme sympathique. Il causa beaucoup avec lui et souhaita même correspondre quand il serait de retour en Amérique.

Pour sa part, Bougainville se montrait moins enthousiaste :

— Je pense que vous venez trop tôt, dit-il à l’Américain. Tant que votre machine sera moins rapide que nos cathédrales de toile, on ne pourra s’en remettre à elle pour l’issue d’un combat naval. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, vous permettrez bien au vieux marin que je suis de préférer la splendeur de nos vaisseaux, la blancheur des voiles dans le soleil du matin, la chanson du vent dans les haubans…

Ce dimanche à Suisnes laissa au cœur de Guillaume une poignante impression de tristesse. Le petit château, avec son parc verdoyant environné des centaines de rosiers implantés par le navigateur et son jardinier pour la prospérité de cette partie de la Brie, semblait créé pour le bonheur, la joie de vivre, les yeux aussi d’une femme aimée et d’une heureuse famille. Hélas ! de cette pièce écrite avec tendresse par l’amiral ne restait plus que le décor : les personnages se fondaient peu à peu dans les brumes du chagrin. L’ombre d’Armand de Bougainville, le fils cadet, trouvé noyé dans l’étang du château l’année précédente alors qu’il venait d’avoir seize ans, planait sur ses parents et sur le domaine en dépit des efforts du père pour maintenir les habitudes de vie et l’atmosphère de la maison.

Celui-ci réussissait assez bien à donner le change : il restait mince, droit et élégant malgré ses soixante-quatorze ans, mais l’air de jeunesse conservé si longtemps s’était effacé sous le poids de la profonde tristesse réfugiée dans ses yeux las.

Guillaume sentit toute l’intensité du drame lorsque, seul parmi les quelques invités de ce jour, il fut admis à saluer la maîtresse de maison qui ne quittait ses appartements que pour se rendre sur la tombe de son fils. Là, il reçut un choc : celle qui avait été l’éclatante, la ravissante Flore de Montendre, cousine de Rose de Varanville et presque aussi rieuse qu’elle, n’était plus qu’une ombre grise aux traits creusés, aux cheveux prématurément blanchis. Bien que de trente ans sa cadette, elle semblait aussi âgée que le mari épousé par amour vingt-deux ans plus tôt.

Un instant, Guillaume avait été amoureux de sa rayonnante blondeur et de ses grands yeux bleus et, en s’inclinant sur la main diaphane qu’elle lui tendit avec une ébauche de sourire, il eut beaucoup de peine à retenir des larmes. L’entrevue fut brève d’ailleurs. Flore, après quelques paroles où l’amitié perçait encore malgré tout, s’excusa de ne pas rejoindre les invités de son époux, chargea son visiteur de mille tendresses pour sa « chère Rose et les petites », et laissa entendre, finalement, qu’elle souhaitait rester seule dans le boudoir où elle l’avait reçu et où elle vivait en compagnie du portrait de l’enfant défunt.

En rejoignant les autres, Guillaume s’avouait que si cette immense douleur l’impressionnait, le touchait même, il ne parvenait pas à la comprendre. Armand n’était pas le seul fils, loin de là. Certes, l’aîné Hyacinthe, sorti de l’École polytechnique, servait à présent dans la Marine et le troisième, Alphonse, entrait dans l’armée, ce qui les éloignait du foyer paternel ; mais le plus jeune, Adolphe, était encore au collège et son absence, en cette période où s’achevaient les vacances, était plutôt étonnante. Sa mère n’aurait-elle pu chercher auprès de lui un palliatif de sa douleur ? Or, il se trouvait chez sa tante de Baraudin sans que quiconque songeât à expliquer cette anomalie. Sa mère n’avait-elle d’amour que pour le disparu ou bien sa mort tragique, en concentrant toute la capacité de souffrance de Flore, réduisait-elle à des ombres encore chères mais plus lointaines les personnalités des autres garçons ? Certes, lui-même consacrait tout son temps, toutes ses pensées à sa petite Elisabeth, et s’il devait la perdre, peut-être réagirait-il comme Mme de Bougainville. Pourtant, il gardait la certitude qu’Adam et Arthur lui deviendraient peut-être plus précieux encore mais, évidemment, il n’était pas une femme. Et puis Elisabeth vivait toujours, Dieu merci !

Lorsqu’il regagna la bibliothèque où l’on discutait ferme sur l’avenir de la marine, son regard croisa celui de l’amiral où il lut une interrogation. Il y répondit par un sourire : tout allait bien. En revanche, il posa une question : où donc était passé son vieil ami Joseph Ingoult, le platonique amoureux de Flore, qui, depuis des années, vouait sa vie, son temps de vieux garçon riche, à la dame de ses pensées, dans la meilleure tradition d’un chevalier du Moyen Âge, occupant dans la famille une place située entre le génie tutélaire et l’oncle toujours prêt à se dévouer.

— Vous vous êtes peut-être croisés sur la route, expliqua Bougainville. Ce cher ami a dû voici quelques jours partir pour Cherbourg afin de veiller à je ne sais quel procès de bornage que lui intente un voisin peu commode. Il semblerait que même les anges gardiens aient à tremper parfois leurs ailes dans l’encre de la paperasserie, ajouta-t-il avec un sourire, mais si vous nous restez encore quelque temps, il se peut que vous le voyiez revenir.

— J’en serais très heureux. Il y a des mois que je ne l’ai vu.

En fait, et pour la première fois, il n’y tenait pas vraiment. Il craignait l’esprit essentiellement curieux et plus vif que nature de l’avocat sans cause. Ingoult savait poser les questions gênantes. Or, si grande que fût la confiance qu’il mettait en lui, Guillaume ne voulait pas partager le secret de l’aventure d’Elisabeth. Ni avec lui, ni avec Bougainville ni avec qui que ce soit d’autre : il y avait déjà suffisamment de gens au courant.

Durant ces quelques jours d’attente, il rencontra chaque matin l’homme au brin de bruyère : parfois sous son aspect normal de jeune homme élégant venu goûter à l’excellent café de l’hôtel de Courlande, parfois déguisé en travailleur ou en militaire flânant sous les arcades de la Concorde, parfois même sur le siège de sa propre voiture.

— Votre cocher, expliqua-t-il, m’a quelques obligations. Il me cédera sa place quand je le voudrai et d’autant plus volontiers qu’il est toujours agréable de toucher double salaire.