L’ancien ministre quitta son bureau et vint s’y adosser, face à son visiteur forcé. Ses yeux étaient, cette fois, grands ouverts.

— Je vous remercie d’une sincérité dont je ne doute pas un instant, monsieur Tremaine. Tout cela confirme ce que je pensais. S’il a touché terre dans le Cotentin, c’est qu’il venait d’Angleterre.

— J’ai tout lieu de le croire.

L’ancien ministre passa sur sa joue mal rasée une main songeuse qui vint ensuite tortiller sa lèvre inférieure.

— Pitt jouerait donc sur deux tableaux : Louis XVIII… et Louis XVIII marmotta-t-il, pensant tout haut. L’un contre l’autre ou l’un à côté de l’autre, en se réservant d’éliminer celui qui ne gagnerait pas ? Je ne crois pas qu’il prenne le second vraiment au sérieux : trop jeune, trop inexpérimenté, alors que l’autre est un vieux renard, vaniteux mais rusé. Il est certain que les Anglais s’y intéressent beaucoup plus qu’à son neveu ; cependant celui-ci peut apporter une diversion. Aussi, serais-je assez tenté de croire que sa trace pourrait être retrouvée dans les alentours d’un des rares Britanniques installés depuis longtemps en France, apparemment coupés de toutes relations avec leur mère patrie, et qui bénéficient de la protection ouverte du ministre des Relations extérieures. Comptez-vous M. de Talleyrand-Périgord au nombre de vos connaissances parisiennes ?

— Je n’ai pas cet honneur.

— Votre ami Lecoulteux, comme tous les hommes d’argent, entretient d’excellents rapports avec lui. J’aimerais qu’il vous présente et que vous vous arrangiez pour gagner sa sympathie afin d’être invité facilement.

— Vous devriez être invité en permanence, monsieur le ministre !

— Ne croyez pas ça ! Nous nous exécrons cordialement. Il déteste en moi l’ancien Jacobin, et moi je hais en lui l’ex-évêque d’Autun, le grand seigneur pervers. Il est l’un des trois hommes qui ont convaincu le Premier Consul d’abolir mon ministère. Quand vous serez dans ses salons, recherchez donc un certain Quentin Crawfurd, un Écossais tombé voici longtemps amoureux de la reine Marie-Antoinette et qui ne s’en est jamais guéri. Il lui voue un culte. De là à penser qu’il pourrait le reporter sur un fils qu’elle adorait, il n’y a qu’un pas.

— Pourquoi ne faites-vous pas surveiller cet homme ? Même si vous n’êtes pas personna grata chez M. de Talleyrand, cela doit vous être facile.

— Soyez sûr que je n’y manque pas. Mais entre ce qui se passe dans la rue et ce qui se passe dans un salon, il y a une grande différence. D’autant que je n’ai pas accès chez Crawfurd. Ses quelques serviteurs sont anciens et à toute épreuve. Quelque chose me dit que vous pourriez faire bonne chasse rue du Bac. Par exemple, il serait bon de voir comment Crawfurd ou certains de ses amis réagiraient en entendant votre nom. Que dites-vous de mon idée ?

— Elle est à considérer, à ce détail près que j’ai en horreur le rôle d’espion ! lâcha Tremaine, hautain.

— Vous n’avez pas le choix ! coupa Fouché, cassant. Si vous m’aidez à mettre la main sur le prince, vous ramènerez votre fille chez vous dans la plus grande sécurité. En revanche, si je retrouve le petit couple sans vous et, surtout, si vous vous avisiez de travailler pour votre seul compte, Mlle Tremaine serait traitée en complice de conspiration, donc en prisonnière d’État. Elle pourrait peut-être même… disparaître : les policiers sont si maladroits !

— Si vous faisiez ça !… gronda Guillaume les poings serrés.

— Calmez-vous et tâchez de me comprendre ! En fait, c’est moins le prince que Talleyrand qui m’importe : si je peux le convaincre aux yeux de Bonaparte de protéger des ennemis de la Nation, je lui aurai amplement rendu la monnaie de sa pièce. Qu’en dites-vous ?

— Répondez d’abord à une question : qu’avez-vous fait du messager de M. de Saint Sauveur ?

— Il est au frais, mais sain et sauf, rassurez-vous ! Il vous intéresse ?

— J’aimerais que vous le relâchiez quand tout ceci sera fini. Ce n’est qu’un fidèle serviteur dont son maître a besoin pour vivre. Et surtout, je voudrais que le bailli ne soit pas inquiété. C’est un homme infirme, usé, à qui on est venu demander plus qu’il ne pouvait donner. Laissez-le achever sa vie entre Dieu et sa demeure aussi ruinée que lui-même ! Puis-je avoir votre promesse ?

Fouché scruta le regard fauve que la flamme des bougies faisait étincelant, puis soupira :

— Si vous me faites l’honneur de croire en ma parole, je vous la donne. Je renverrai ce Morel dans quelques jours. Quand à votre vieux « Maltais », il pourra mourir tranquille si je n’entends plus parler de lui et si vous faites ce que je vous demande. À présent, on va vous reconduire à Paris.

Il saisit un cordon de sonnette qui pendait près de la cheminée et tira trois fois. Presque aussitôt un jeune homme apparut. Sa tenue n’était pas celle d’un valet mais plutôt d’un garçon appartenant à la bonne société. Mince et de taille moyenne mais bien bâti, il avait un visage où rien ne semblait vraiment d’aplomb, ce qui ne lui en donnait pas moins une physionomie extraordinairement mobile. Le menton était carré, volontaire, la bouche se relevait d’un côté en une curieuse expression d’ironie et les yeux trop enfoncés sous l’orbite en surplomb pour qu’on pût en lire la couleur annonçaient un chasseur, tant leur regard était acéré. Cette figure-là laissait supposer que le personnage était intelligent, sans doute d’esprit vif, avec peut-être un certain goût pour la raillerie. Les cheveux bruns et plats étaient coiffés à la dernière mode ; une légère odeur de verveine se dégageait du linge d’une impeccable blancheur ; quant à la seule main qui ne fût pas gantée, elle était fine, nerveuse, presque aristocratique.

Le nouveau venu salua en entrant puis se tourna vers Guillaume sans rien dire mais en accentuant le pli moqueur de ses lèvres.

— Je vous présente Victor Guimard, dit Fouché. C’est l’un des plus jeunes mais aussi des meilleurs parmi les agents qui me sont demeurés fidèles. Il va vous ramener à votre hôtel et il sera désormais chargé d’assurer la liaison entre vous et moi. Chaque matin, il flânera dans le grand vestibule de l’hôtel de Courlande. Vous pourrez alors lui remettre tel message que vous jugerez bon. De son côté, il vous donnera les nouvelles susceptibles de vous aider.

— Est-ce que cette rencontre journalière ne finira pas par paraître bizarre ?

— Vous ne serez pas obligé de lui parler si vous n’avez rien à dire. D’autre part, il ne se présentera pas toujours à vous sous l’apparence que vous lui voyez.

— Même déguisé, Monsieur doit être facile à reconnaître, fit Tremaine avec un léger dédain.

— Ah ! vous croyez ? Alors, dites-moi si vous reconnaissez en lui l’un de vos deux compagnons de voyage lorsque vous êtes arrivé ? Vous savez, ces hommes qui puaient tellement le vieux tabac et la crasse.

Aussitôt une voix épaisse, affreusement vulgaire, se fit entendre :

— Faut pas poser trop d’questions ! C’est mauvais pour la santé. – Puis, changeant du tout au tout, la voix, devenue douce et cultivée, reprit :

— Vous ai-je convaincu, Monsieur, ou tenez-vous vraiment à ce que j’aille reprendre ma défroque de tout à l’heure ?

Guillaume ne put s’empêcher de rire.

— Inutile, je suis tout à fait persuadé. Mes félicitations ! Mais si vous vous transformez, à quoi vous reconnaîtrai-je ?

Ce fut l’ancien ministre qui se chargea de la réponse :

— Vous vous apercevrez à l’usage que Victor n’est pas bavard. Les quelques paroles qu’il vient de prononcer représentent un long discours pour lui. Quant au signe, je vous conseille de remarquer ce petit brin de bruyère qu’il porte à sa boutonnière. Il en aura toujours un semblable sur lui et si vous avez de bons yeux… ce que je crois !

Quelques instants plus tard, Guillaume Tremaine, aux premières lueurs de l’aube, quittait, dans un élégant coupé, le petit château des bois où Fouché, qui l’avait acheté pour sa femme l’année précédente, achevait de passer l’été. Ce domaine s’appelait Ferrières et se composait d’une de ces aimables gentilhommières que le XVIIIe siècle avait semées comme autant de fleurs sur la vieille terre de France, et surtout d’un parc forestier superbe, étalé autour d’un grand étang que la lumière naissante faisait miroiter.

Le ciel où s’attardait l’étoile du berger était pur. La journée s’annonçait belle et Guillaume, satisfait au fond de cette entrevue commencée de si inquiétante façon, se sentait soulagé et même rendu à une certaine confiance. L’aide d’un homme tel que Fouché n’était pas à dédaigner. Cependant, il ne se dissimulait pas qu’il aurait à jouer serré s’il arrivait à retrouver la piste des fugitifs car il serait sans doute difficile d’arracher Elisabeth à celui qu’elle aimait. Au fond de lui-même, Guillaume craignait fort que sa fille ne fût de l’étoffe dont on bâtit les héroïnes de roman qui préfèrent la mort avec l’homme aimé à une séparation déchirante.

À présent, Guillaume sentait la fatigue de la nuit l’envahir. Il respirait avec délices l’air frais du matin, mais éprouvait de plus en plus de peine à tenir les yeux ouverts.

— Sommes-nous loin de Paris ? demanda-t-il à son compagnon.

— Six lieues environ… Vous devriez dormir un peu !

Le père d’Elisabeth ne se le fit pas dire deux fois. Il se cala dans son coin, ferma les yeux et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Son jeune voisin, pour sa part, écoutait avec un demi-sourire le chant d’une alouette qui montait droit vers le ciel.




1- L’hôtel de Courlande, qui abrita un temps l’ambassade d’Espagne, fut rendu à la famille de Crillon à la Restauration, et y demeura jusqu’à ce qu’en 1907 la Société des magasins du Louvre l’achète pour en faire le plus beau des palaces parisiens : l’actuel hôtel Crillon.