Hortense hésita, impressionnée comme si elle se trouvait au seuil d’un tombeau. La mort était déjà embusquée dans ces ombres denses où se perdaient les poutres du plafond. Devinant ce qu’elle éprouvait, Godivelle entra devant elle, alla tirer les rideaux de la fenêtre et se précipita vers la cheminée pour rallumer le feu.
Au bruit qu’elle fit en pelletant le trop-plein de cendres, une voix faible mais impérieuse sortit de sous les rideaux du lit :
— Je ne veux pas que l’on rallume ce feu !…
Du fond de la cheminée où elle entassait en hâte des brindilles et des pommes de pin sous des fagots légers, Godivelle protesta :
— Comptez pas sur la vieille Godivelle pour vous aider à vous détruire, Monsieur Étienne ! C’est pas chrétien ce que vous faites parce que votre vie c’est un don du Bon Dieu et elle ne vous appartient pas !
— Elle n’intéresse personne, pas même moi… Et dès l’instant où elle peut être une entrave pour quelqu’un d’autre, j’ai le droit d’en disposer.
Du malade, caché par ses rideaux, Hortense ne voyait qu’une main maigre posée, inerte, sur le drap. Les derniers mots emportèrent son ultime hésitation. Elle fit un pas de façon à voir et à être vue.
— Qui vous demande quelque chose ? fit-elle.
La surprise se traduisit chez Étienne par une plainte où entraient de la colère et de l’angoisse, une plainte qui ressemblait à un appel au secours :
— Godivelle ! Pourquoi l’as-tu laissée entrer ?
— C’est moi qui le lui ai demandé, dit calmement Hortense en s’approchant à toucher le lit. Ne croyez-vous pas, mon cousin, qu’il est grand temps, pour nous, d’avoir un entretien ?
Elle se contraignait à garder un ton normal, à cacher à ce malheureux garçon la pitié qui la bouleversait. Il était si pâle et semblait si fragile au fond de ce vaste lit trop grand pour sa silhouette émaciée ! L’inanition creusait son visage, révélant la charpente osseuse, accentuant les grands cernes bleus qui avaient si fort frappé Hortense lorsqu’on avait ramené le jeune homme. Ses cheveux blonds dont on ne semblait guère prendre soin lui faisaient sur l’oreiller une espèce d’auréole qui était déjà celle du martyre.
Pour se donner une contenance, Hortense attira du pied un tabouret et y posa le plateau non sans s’être assurée que tout y était encore bien chaud. Étienne, en effet, ne répondait pas. Il regardait cette jeune fille aussi blonde que lui-même mais si belle, si vivante !… Cette jeune fille dont il avait conservé l’image, entrevue un court instant sur fond de neige, comme un dernier joli souvenir qu’il voulait emporter avec lui. Et voilà qu’à l’instant où il commençait à s’enfoncer dans le crépuscule de la vie qui s’éteint, elle surgissait devant lui avec plus d’éclat encore que l’autre jour, avec, surtout, le désir visible d’engager un combat qu’il ne se sentait pas capable de soutenir.
— Faites-moi la grâce… de me pardonner, ma cousine… si je vous parais discourtois et même… incivil. Mais j’ai à peine la force de parler et un entretien…
— Je parlerai donc seule. J’espère qu’au moins vous aurez la force de m’écouter.
Elle atténua de son plus chaud sourire l’ironie de la phrase qui pouvait paraître cruelle s’adressant à un moribond. Puis, attirant une chaise auprès du lit, elle s’installa de façon à voir le jeune homme bien en face.
— Vous n’ignorez pas, je pense, la raison pour laquelle je suis venue habiter votre maison ? J’ai perdu, en une nuit, tout ce que j’aimais en ce monde. Et, en venant ici, chez le frère de ma mère, J’espérais tout de même, en dépit d’une longue brouille, retrouver un foyer et peut-être réussir à gagner un peu d’affection, un semblant de tendresse qui feraient ma solitude moins dure. J’ai vite compris que j’avais peu d’attachement à attendre de mon oncle. La mort de ma pauvre maman n’a pas suffi, apparemment, à faire fondre sa rancune…
— Il ne pardonne jamais rien, murmura Étienne.
— Il est comme il est. On ne peut espérer le changer. Mais en apprenant que j’avais un cousin de mon âge, j’ai pensé que, n’ayant plus ni père ni mère. J’aurais au moins le frère que je n’ai jamais eu. Pourtant, à peine suis-je arrivée que vous vous enfuyez.
— Mais… je…
— Laissez-moi parler, s’il vous plaît ! Non seulement vous vous enfuyez mais votre escapade n’ayant pas réussi, vous choisissez de vous enfuir… d’une autre manière. Alors je suis venue vous demander pourquoi vous me détestez à ce point ?
— Vous n’imaginez pas… cela ?
— Et quoi d’autre puisque vous ne supportez même pas l’idée de vivre sous le même toit que moi ? Puisque vous préférez la mort à ma présence ?…
— Ce n’est pas cela… mais vous ne pouvez pas comprendre…
Il y eut un court silence, peuplé seulement par la tempête que Godivelle déchaînait dans la cheminée avec son buffadou. Étienne avait caché sa figure dans ses mains… Comprenant qu’il ne souhaitait peut-être pas en dire plus devant Godivelle et que, d’autre part, la vieille femme faisait sans doute durer un peu le rallumage de la cheminée pour en entendre davantage, Hortense alla la prier tout bas de la laisser seule. Le feu d’ailleurs flambait haut et clair à présent et la chambre redevenait humaine.
Godivelle fit signe qu’elle avait compris et disparut, refermant la porte assez fort pour qu’Étienne la sût partie. Hortense alors revint vers son cousin et, repoussant la chaise, s’assit sans façons sur le bord du lit.
— Vous vous trompez ! Je sais beaucoup de choses déjà parce que Godivelle sait beaucoup de choses. Et ce qu’elle ne sait pas, elle le devine. Vous avez voulu partir et, à présent, vous voulez mourir parce que je suis riche et que votre père, mon oncle, veut nous marier afin de s’assurer que ma fortune ne quittera pas la famille. Je me trompe ?
Les deux mains glissèrent d’un seul coup du visage d’Étienne. Mais s’il fut surpris, il n’en montra rien de plus.
— Non, dit-il seulement.
— Au moins vous êtes franc. J’espère que vous allez continuer à l’être… Ainsi vous n’hésitez pas un instant, alors que je viens de connaître le chagrin, à m’accabler d’un autre malheur, peut-être pire que le premier ? Vous êtes en train de vous suicider – le mot vous fait peur ? Il faut pourtant regarder la vérité en face. Vous êtes en train d’accomplir le péché majeur, celui pour lequel il n’y a pas de pardon et, qui plus est, vous êtes en train de m’en faire supporter la responsabilité !
— En aucune manière. Je vous libère au contraire…
— Vous me libérez avec la joyeuse idée que, si je n’avais pas perdu mes parents ou si je n’existais pas, vous vivriez encore ici, heureux et insouciant ? Drôle de libération !
— Je n’ai jamais été heureux ni insouciant. Mon père a fait de ma vie un enfer. Et je vous supplie de croire que ce n’est pas depuis votre arrivée que je cherche à lui échapper, ainsi qu’à ce Garland sournois dont il a fait mon geôlier. Alors laissez-moi à mon destin sans plus vous en soucier !
La colère, accumulée peut-être depuis longtemps, rendait des forces à Étienne et même ramenait une légère rougeur à ses joues creuses. Mais c’était une bonne colère, une colère qui ressemblait à de la vie, et Hortense pensa qu’il fallait s’en servir.
— Non, je ne vous laisserai pas, parce que, quoi que vous puissiez dire, je me reprocherais votre mort toute ma vie ! Oh, Étienne, je vous en supplie, ne me chargez pas d’un tel poids, n’empoisonnez pas définitivement ma vie à moi ! Vivez !
— Vous me reprochez comme une faute majeure de vouloir mourir mais n’en est-ce pas une, selon vous, que haïr son père et lui souhaiter tout le malheur du monde ?
— Sans doute… Je crois pourtant que c’est moins grave. Pourquoi le haïssez-vous si fort ?
— Parce qu’il a tué ma mère…
Cette fois, ce fut le silence. Hortense écoutait en elle-même la résonance des mots terribles. C’était comme un gouffre ouvert subitement devant elle avec de trop noires profondeurs pour qu’elle eût le courage de se pencher dessus et de les scruter. Elle voulut, au contraire, essayer d’en repousser l’horreur et murmura :
— On m’a parlé d’un accident, cependant…
— Il l’a voulu ainsi mais je sais, moi, que ce n’en était pas un.
— Mais vous n’étiez pas là au moment où…
— Je le sais quand même !… Ne me demandez pas pourquoi. Je vous dirai seulement ceci : un fantôme ne hante une maison que s’il a eu à se plaindre des habitants. C’était hier l’anniversaire.
— Vous… vous l’avez déjà vu ?
— Oui. Et vous aussi n’est-ce pas ? C’est vous que j’ai entendue crier cette nuit ?…
Le regard bleu du jeune homme transperçait Hortense qui, mal à l’aise en face de ces yeux qui semblaient connaître déjà les secrets de l’au-delà, se leva et alla tendre ses mains froides à la cheminée.
— Nous nous égarons, soupira-t-elle. La haine que vous éprouvez pour votre père est une chose. Que vous vouliez me charger d’un crime même involontaire en est une autre. Je vous demande… Je vous supplie de renoncer à votre affreux projet ! Je vous supplie de vivre… pour que je puisse encore dormir…
Les larmes avaient jailli de ses yeux qu’elles faisaient briller comme de l’or pur. Etienne ne disait rien. Il la contemplait, avec un émerveillement qu’il ne songeait pas à cacher puisqu’elle ne le regardait pas.
— Par pitié, Étienne… vivez !
Il resta un moment silencieux, la contemplant avec une espèce de désespoir. Elle était la vie même et jamais sans doute la vie ne lui était apparue aussi belle. D’une toute petite voix, une voix d’enfant mouillée de larmes, elle répéta :
— Par pitié…
— Soit ! soupira-t-il enfin. Mais alors fuyez puisque je ne puis le faire.
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