Protégeant de sa main la flamme de sa chandelle qu’elle avait reprise sur la maie de la cuisine, elle remonta doucement, lentement l’escalier de pierre. Ses pas ne faisaient aucun bruit et la lumière tremblante éclairait son visage beaucoup plus qu’il n’éclairait l’escalier mais elle connaissait suffisamment les aîtres, à présent, pour ne pas trébucher. Le silence était oppressant. C’était comme si le château pesait sur les minces épaules de la jeune fille de tout le poids de ses pierres, et Hortense hâta le pas, pressée de retrouver l’asile vert de sa chambre.
Mais, comme elle débouchait dans la galerie, un courant d’air l’enveloppa de son tourbillon glacé et souffla sa chandelle. C’est alors qu’elle la vit…
A quelques pas d’elle une forme blanche, imprécise, mais qui semblait sécréter sa propre lumière, voletait doucement à ras du sol. C’était comme une nuée claire où se retrouvait pourtant la forme d’une femme en robe ample. Il était impossible de distinguer un visage, le moindre trait mais, en dépit de la clarté émise par l’apparition, il se dégageait d’elle une écrasante impression de tristesse et d’angoisse…
Plaquée contre le mur, Hortense laissa échapper sa chandelle inutile. Le fantôme venait vers elle. Dans un instant il serait sur elle. Une terreur folle s’empara de la jeune fille qui, dans un effort désespéré, réussit à retrouver sa voix. Le cri d’épouvante s’enfla, monta jusqu’au plafond, résonna dans toute la maison. Une porte s’ouvrit en face d’Hortense et le marquis de Lauzargues, une robe de chambre hâtivement jetée sur sa chemise, surgit, silhouette noire sur le fond clair d’une chambre. D’une chambre qui n’était pas la sienne mais dans laquelle Hortense terrifiée s’engouffra. Ce fut seulement quand elle se trouva en face de Mlle de Combert, assise sur le lit à moitié nue, qu’elle comprit. Elle venait de déranger deux amants.
Le dégoût qu’elle éprouva fut plus fort que la peur. Bousculant son oncle qui revenait, elle se jeta hors de la chambre, atteignit sa porte et se précipita vers son lit qu’elle ne put atteindre. Avec un petit gémissement, elle glissa à terre, évanouie…
CHAPITRE VI
ÉTIENNE
Mlle de Gombert quitta Lauzargues le lendemain matin et le bruit de son départ tira Hortense du profond sommeil où elle avait trouvé refuge. Il faisait grand jour et cependant la jeune fille eut peine à ouvrir les yeux. Elle se sentait la tête lourde avec, dans la bouche, un goût amer qui lui donna quelque peine à retrouver le fil de ses idées.
La mémoire lui revint quand elle tourna la tête. Sur sa table de chevet, un flacon de sels d’ammoniaque voisinait avec une tasse vide. Elle revit la terrible scène de la veille, la forme blanche qui errait dans la galerie et l’apparition tellement stupéfiante du marquis sortant du lit de sa cousine. Elle se souvint de Godivelle penchée sur elle, de l’odeur piquante du flacon qui l’avait fait éternuer, et puis du bien-être qu’elle avait éprouvé après qu’une fois couchée on lui eut donné à boire une tisane sucrée au goût douceâtre. Elle avait senti son corps se détendre dans la tiédeur du lit puis perdre toute pesanteur, tandis qu’une douce torpeur l’entraînait insensiblement au fond du sommeil…
La pendule de sa chambre marquait dix heures mais Hortense n’avait aucune envie de se lever ni de quitter l’abri soyeux de son baldaquin vert. Il lui semblait que, dès l’instant où elle mettrait le pied à terre, toutes les choses étranges qui lui étaient arrivées la veille, tous les tracas qui en avaient résulté allaient de nouveau se jeter sur elle pour la tourmenter, comme ces Lilliputiens dans les aventures de Gulliver qu’elle avait lues au Sacré-Cœur. Le lit était un merveilleux refuge… D’autant que la seule idée de se retrouver en face du marquis et de sa maîtresse lui donnait mal au cœur et qu’elle ne voyait pas bien comment elle pourrait faire face à une telle situation…
En entrant avec une tasse de café et des tartines, Godivelle vint mettre fin à ses hésitations. Après avoir demandé comment Hortense se sentait et lui avoir déposé son plateau sur les genoux, la gouvernante tira une chaise et s’assit près du lit avec la mine de quelqu’un qui vient d’éprouver une véritable satisfaction.
— La demoiselle de Combert rentre chez elle ! Fit-elle presque joyeusement. Elle dit que la neige commence à fondre et que si elle ne veut pas rentrer à pied il faut que l’on ramène bien vite le traîneau à Combert. Jérôme la conduit et ramènera la voiture qu’il a laissée là-bas.
— Je l’ai entendue partir. C’est même cela qui m’a réveillée.
— Bon débarras ! s’écria la gouvernante avec plus de franchise que de politesse… Ah ! j’allais oublier. Elle vous fait ses adieux et plein d’amitiés. Elle espère que vous irez bientôt passer quelques jours dans sa maison.
— Pourquoi n’est-elle pas venue me le dire elle-même ?
Le ton un peu raide d’Hortense éveilla la curiosité de Godivelle dont les petits yeux noirs se rétrécirent encore.
— Elle a dit comme ça qu’elle ne voulait pas que l’on vous réveille après la secousse que vous avez eue cette nuit. Au fait… pourquoi donc que vous avez crié comme ça en remontant chez vous ?
— Est-ce que vous ne le savez pas ?
— Ma foi… non.
L’hésitation, pour imperceptible qu’elle eût été, n’échappa pas à Hortense.
— Allons, Godivelle, vous ne me ferez pas croire que vous ignorez ce qui se passe, la nuit dans les couloirs du château ?… que vous ne l’avez jamais vue ? Et ne me regardez pas comme ça ! Je vous parle de la Dame blanche… du fantôme !
La vieille femme parut s’affaisser, se dissoudre. Un instant Hortense vit la terreur dans ses yeux, mais elle se hâta de les cacher dans ses deux mains.
— Que Dieu et tous les saints du vieux pays nous protègent, gémit-elle. C’était hier, 9 mars, le jour anniversaire de son trépas, et la pauvre âme est venue réclamer… comme chaque année… la messe qu’on ne dit pas pour elle !
Cette fois Godivelle pleurait, à petit bruit pourtant comme si elle craignait d’être entendue, mais les sanglots secouaient ses épaules sous la robe noire comme la mer par gros temps. Hortense quitta son lit et vint se pencher sur elle, l’entourant de son bras.
— Si ce n’est que cela, ne vous désolez pas. Nous irons au village demander à l’abbé Queyrol de dire quelques messes et l’âme de ma tante retrouvera la paix…
Mais Godivelle ne voulait pas être consolée et secouait désespérément la tête.
— Ça… ça ne suffira pas ! Il y a eu… la cloche… et à présent… l’apparition ! L’enfant va mourir… l’enfant va mourir ! Oh, mon Dieu, protégez-nous de votre colère ! Je savais bien que… cette maison était maudite !…
Hortense se redressa, chaussa ses pantoufles et enfila sa robe de chambre pour aller ranimer le feu qui commençait à pâlir. La glace au-dessus de la cheminée, piquée et tachée par le temps, lui renvoya une image charmante mais un peu floue qui lui arracha une grimace craintive. Avec ses vêtements blancs et les longs cheveux de soie claire qui enveloppaient ses épaules, elle offrait une sorte de ressemblance avec l’ombre blanche de la veille. Vivement elle se baissa, remit quelques bûches, tisonna et revint vers Godivelle qui continuait à pleurer dans ses mains.
— Avez-vous essayé de porter un repas chez mon cousin ce matin ? demanda-t-elle.
Godivelle fit signe que non mais entreprit de sortir de son chagrin. C’est-à-dire qu’elle tira son mouchoir pour essuyer ses yeux et se moucher.
— A le voir, je perds courage, balbutia-t-elle. Je crois… que je finirai… par ne plus oser monter !
— Ce n’est pas le moment de vous décourager. Il faut faire quelque chose. Allez préparer un plateau. Pendant ce temps je fais ma toilette et je m’habille. C’est moi qui vais lui monter son repas et si le marquis…
— Votre oncle est parti lui aussi !
— Avec… elle ?
— Non. Il a fait seller une mule et il est parti voir son notaire à Saint-Flour. Il reviendra demain… Oh, demoiselle Hortense, vous voulez vraiment essayer de ?…
— Il faut tout essayer ! Je crois que nous n’avons pas le choix ! Allez vite !… Et que Dieu nous aide !
Dans un geste d’effusion presque juvénile, Godivelle saisit la main d’Hortense et la baisa avant de disparaître dans un grand mouvement de jupe noire, de jupon blanc et de devancier bleu. Hortense se mit à sa toilette sans plus attendre, emportée par le grand élan généreux qui succédait à sa nuit de cauchemar. L’avenir était peut-être sombre mais la première chose qui importait était tout de même de sauver Étienne. Un seul fantôme suffisait au château…
Vingt minutes plus tard, suivie de Godivelle qui avait tenu à monter le plateau pour elle, la jeune fille frappait à la porte de son cousin. Elle le savait seul. Eugène Garland était descendu à la demande de la gouvernante, sous prétexte d’apporter son linge en vue de la grande lessive qui se préparait. Une fois en bas, on l’avait mis au courant et installé devant un bol de café supplémentaire pour lui faire prendre patience.
Hortense crut entendre qu’on lui disait d’entrer mais la voix était si faible qu’elle pouvait aussi bien n’exister que dans son imagination.
— Entrez ! lui souffla Godivelle en mettant son plateau dans les mains de la jeune fille puis en ouvrant la porte devant elle. A l’exception d’une chandelle brûlant sur la table de chevet, la chambre était obscure car on n’avait pas tiré les grands rideaux de tapisserie qui pendaient devant la fenêtre. Mais plus obscure encore était l’alcôve délimitée par des rideaux assortis. L’atmosphère lourde, confinée, glaciale était sinistre. C’était aussi celle d’une chambre de malade avec les odeurs aigres d’un corps mal portant se mêlant à celle de la chandelle brûlée. Il faisait froid enfin car le feu était éteint.
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