Sa vieille cousine lui avait raconté ce massacre qu’elle avait vu, tapie dans une mansarde de sa maison. Elle avait dit la mort atroce de la douce princesse de Lamballe et maintenant son récit revenait à la mémoire de Marianne jusque dans ses plus affreux détails. Et la jeune femme ne pouvait s’empêcher de frémir d’angoisse en face de cette espèce de fatalité qui semblait mener inexorablement Jason Beaufort sur le chemin tragique de la princesse-martyre. Il était passé si rapidement de sa maison à sa prison ! Et Marianne n’avait-elle pas entendu pleurer son ombre dans la demeure où Mme de Lamballe était venue chercher l’oubli d’une royale ingratitude ? L’esprit impressionnable et aisément superstitieux de la jeune femme voyait là un avertissement funeste. Si Jason allait, lui aussi, ne quitter la Force que pour marcher à la mort ?...
De telles pensées, jointes à celle de son impuissance totale à secourir son ami et de ce qu’elle appelait la « cruauté de l’Empereur » n’avaient rien de réconfortant et, en arrivant à Bourbon, le surlendemain, Marianne, qui n’avait pas dormi depuis Paris et qui n’avait absorbé qu’un peu de pain trempé dans du lait, était dans un tel état de dépression qu’il fallut la mettre au lit sitôt débarquée.
Bourbon-l’Archambault était, cependant, une bien charmante petite cité. A la corne d’un grand étang traversé d’une rivière vive, ses maisons blanches et roses se tassaient à l’ombre d’un puissant éperon rocheux où se dressaient jadis les dix-sept tours orgueilleuses – désormais réduites à quatre[2] – des ducs de Bourbon. La ville avait été riche, puissante et très fréquentée quand, au siècle du Grand Roi, les beaux esprits de la cour venaient y soigner leurs rhumatismes. Mais là aussi la Terreur était passée. L’ombre du poète Scarron, de Mme de Sévigné et de la marquise de Montespan qui, fièrement, y avait achevé une vie contestable, s’était fondue dans les brouillards de l’Allier tandis que tombaient les tours du château, son beau logis et sa Sainte Chapelle. Mais Marianne n’eut pas un regard pour les trois rescapées qui se miraient si joliment dans les eaux moirées de l’étang, ni pour les harmonieuses collines où se nichaient la ville, ni même pour les villageois, dans leur pittoresque et seyant costume, qui se pressaient curieusement autour de l’élégante berline et des chevaux fumants.
On l’installa au pavillon Sévigné, dans la chambre qui avait été celle de la charmante marquise, mais ni les soins d’Agathe ni la bienvenue respectueuse et pleine de rondeur de l’hôtelier ne purent vaincre l’humeur noire dans laquelle Marianne s’enfermait volontairement. Elle ne souhaitait qu’une chose : dormir, dormir le plus longtemps possible et, autant que faire se pourrait, jusqu’à ce que quelqu’un vînt lui donner des nouvelles de Jason. Hors cela, il était inutile de lui parler de quoi que ce soit ou de lui vanter les charmes du paysage. Elle était sourde, muette, aveugle pour tout ce qui l’entourait. Elle attendait.
Quinze jours passèrent ainsi. Jours assez étranges car, dans la suite, ils devaient disparaître totalement du souvenir de Marianne tant elle s’était appliquée à ne pas les vivre et à faire des heures une longue suite si unie et si monotone qu’aucune d’elles ne se distinguait de l’autre. Sa porte était condamnée, même et surtout, aux médecins de la station qui ne comprenaient rien à l’attitude bizarre d’une aussi étrange curiste.
L’arrivée de Talleyrand vint briser cette grisaille en même temps qu’elle apportait à la petite cité une toute nouvelle agitation... et à Marianne une contrariété imprévue. Elle s’était, en effet, attendue à voir le prince venir en petit appareil, avec un secrétaire et son valet Courtiade, par exemple. Or, quand la maison voisine de la sienne s’emplit d’une foule de gens, force lui fut d’admettre que Talleyrand avait, de ce que pouvait être un train princier, une idée diamétralement opposée de celle de Marianne. Là où la princesse Sant’Anna se contentait d’une femme de chambre et d’un cocher, le prince de Bénévent entraînait à sa suite une armée de valets et de marmitons, son cuisinier, ses secrétaires, sa fille adoptive Charlotte, flanquée de son précepteur, le toujours aussi myope M. Fercoc, son frère Boson de dix ans son cadet mais sourd comme un pot et, enfin, sa femme ! Parfois, d’ailleurs, il avait, en plus, des invités.
C’était encore l’arrivée de la princesse qui avait le plus étonné Marianne. Alors qu’à l’hôtel Matignon Talleyrand s’efforçait de vivre le moins possible en contact avec sa femme, alors qu’en général, dès les beaux jours revenus, il l’envoyait villégiaturer dans le petit château de Pont-de-Sains qui était à elle et où il ne mettait jamais les pieds, préférant de beaucoup la société de la duchesse de Courlande et son agréable demeure estivale de Saint-Germain, il l’emmenait toujours, régulièrement, à Bourbon.
Elle devait apprendre qu’il s’agissait là d’une tradition instituée par Talleyrand qui estimait ne pouvoir faire moins que passer trois semaines d’été en la compagnie tout à fait relative de sa femme. Au surplus, Marianne fut touchée de l’accueil de son ex-maîtresse qui l’embrassa chaleureusement dès qu’elle l’aperçut et qui montra une joie sincère de la retrouver.
— Je sais vos malheurs, mon enfant, lui dit-elle, et je veux que vous ayez entière certitude de ma compréhension et de mon appui.
— Vous êtes infiniment bonne, princesse, et ce n’est pas la première fois que je m’en rends compte ! Une présence amie est une chose précieuse.
— Surtout dans ce trou ! soupira la princesse. On y meurt d’ennui, mais le prince prétend que ces trois semaines font un bien immense à toute la maisonnée. Quand donc retrouverons-nous les étés de Valençay ! soupira-t-elle en baissant le ton pour éviter d’être entendue de son mari.
Le séjour de Valençay, en effet, lui était formellement interdit depuis que, devenu la somptueuse résidence forcée des infants d’Espagne, le château et son décor romantique avaient favorisé l’idylle de leur maîtresse et du séduisant duc de San Carlos. La chose fût peut-être passée inaperçue si Napoléon n’avait jugé bon d’avertir lui-même Talleyrand de son infortune et avec une verdeur de langage qui avait fait la joie des mauvaises langues. Le prince avait dû intervenir et la pauvre princesse « d’Inde » ne se consolait pas d’avoir perdu son paradis personnel.
Tandis qu’elle allait procéder à son installation dans un grand bruit de portes claquées, de malles traînées, de raclements de pieds et d’appels de servante, sous l’œil intéressé d’une cinquantaine de villageois rassemblés autour des berlines de voyage, Talleyrand rejoignit Marianne chez elle sous couleur de s’assurer qu’elle était bien installée. Mais à peine la porte rustique de son petit salon se fut-elle refermée que le sourire insouciant s’effaça du visage du prince et Marianne nota avec épouvante aussi bien le pli soucieux de son front que la soudaine fatigue de ses épaules. Pour vaincre l’angoisse qui lui venait, elle serra fortement les bras du fauteuil où elle était assise.
— Cela... va si mal ?...
— Plus mal encore que vous ne pouvez l’imaginer ! De là vient mon retard à vous rejoindre. Je voulais apprendre le plus de choses possible et, de ce fait, je n’ai fait que toucher terre à Valençay. En vérité, mon amie... je ne sais par laquelle commencer de toutes ces mauvaises nouvelles.
Avec un soupir de lassitude, il s’assit lourdement dans un autre fauteuil, étendit sa mauvaise jambe que le trajet avait ankylosée, posa sa canne contre son genou et passa sur son visage pâle une longue main blanche. Et Marianne crut voir avec horreur que cette main tremblait un peu.
— Par pitié ! Dites-moi tout ! Tout de suite et comme cela vous vient ! Ne me ménagez pas car aucun supplice n’est pire que l’ignorance. Voilà quinze-jours que je meurs de ne rien savoir ! Se peut-il que l’on n’ait pas encore admis l’innocence de Jason ?
— Son innocence ? ricana Talleyrand avec amertume, vous voulez dire que chaque jour qui passe l’enfonce un peu plus dans la culpabilité ! Si cela continue, il ne nous restera plus qu’une chose à tenter d’éviter... désespérément...
— Quoi ?
— L’échafaud !
Avec un cri d’horreur Marianne s’élança de son siège comme si, tout à coup, ces bras, auxquels elle s’accrochait l’instant précédent, s’étaient mis à brûler. Portant ses mains glacées à ses joues brûlantes, elle fit deux ou trois tours dans la pièce à la manière d’une bête affolée pour venir finalement s’agenouiller, ou plutôt s’abattre, auprès du prince.
— Vous ne pouviez prononcer de mot plus affreux, fit-elle sourdement. Le pire est dit ! Maintenant, je vous en supplie, parlez si vous ne voulez pas que je devienne folle !
Doucement, Talleyrand posa la main sur les cheveux bien lissés de la jeune femme. Il hocha la tête tandis qu’une immense pitié débordait de ses yeux pâles, ordinairement si froids et si railleurs.
— Je connais votre courage, Marianne ! Et je vais parler, mais ne restez pas ainsi. Venez... venez vous asseoir près de moi. Tenez... sur ce petit canapé, nous y serons plus près l’un de l’autre, hé ?
Quand ils furent installés côte à côte, la main dans la main, comme un père et sa fille, sur le petit canapé de paille placé près d’une fenêtre ouverte sur le parc, le prince de Bénévent commença son récit.
L’accusation de meurtre qui pesait sur Jason Beaufort, primitivement fondée sur le billet anonyme reçu par la police et sur le témoignage du matelot Perez, qui continuait à jurer avoir reçu du corsaire l’ordre de venir enlever le cadavre de Nicolas Mallerousse pour le jeter à la Seine, se trouvait maintenant renforcée de plusieurs faits. D’abord, le matelot Jones, dont Perez affirmait qu’il devait l’aider à transporter l’homme assassiné mais l’avait abandonné à l’arrivée des policiers, avait été retrouvé deux jours plus tard dans les filets de Saint-Cloud, noyé. Comme son cadavre ne portait aucune marque de violence, la police en avait conclu que, en fuyant le parc de Passy dans la nuit noire, Jones était tombé à la Seine dont les berges avaient été rendues particulièrement glissantes par l’orage du soir et y avait trouvé la mort.
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