— Entrez ! Voyez !
Jason entra, le premier, eut un sursaut et, instinctivement, tenta de barrer le passage à sa compagne, à la fois pour lui cacher l’affreux spectacle et pour l’empêcher de marcher dans le sang qui inondait la petite pièce. Mais il était trop tard. Elle avait vu.
Un hurlement d’horreur jaillit de sa gorge. Elle vacilla sur ses jambes, se retourna brusquement pour fuir ce cauchemar et s’abattit sur la poitrine de l’inspecteur qui bouchait le seuil de la porte.
Au milieu de la pièce, les jambes passées sous un billard au drap crevé, un gigantesque cadavre gisait, la gorge tranchée, les yeux grand ouverts sur l’éternité. Mais, malgré la pâleur exsangue du visage, malgré l’effrayante fixité du regard figé dans une expression de surprise, il n’était que trop reconnaissable : l’homme qui reposait là, dans ce lieu jadis créé pour le loisir et si tragiquement transformé en abattoir, c’était Nicolas Mallerousse, l’oncle fictif de Marianne, c’était Black Fish le marin, le passeur de prisonniers évadés des pontons anglais, c’était l’homme qui avait juré sur sa vie de détruire Francis Cranmere...
— Qui est cet homme ? demanda Jason d’une voix blanche. Je ne le connais pas.
— Ah ! vraiment ? fit l’inspecteur en tentant vainement de se débarrasser de Marianne qui s’accrochait à lui convulsivement, sanglotant à perdre haleine et parvenue à l’extrême limite de la crise de nerfs. Ce sont pourtant vos initiales qui se trouvent sur le rasoir que l’on a ramassé et qui a tué Nicolas Mallerousse ! Allons, madame, allons ! Je ne suis pas là pour vous aider à passer vos nerfs !
— Laissez-la tranquille ! gronda Jason en arrachant Marianne à l’inspecteur qui avait entrepris de la secouer pour s’en libérer, personne n’a jamais songé à demander de la compassion à un policier ! Si ce malheureux est, comme vous le prétendez, Nicolas Mallerousse, cette jeune femme vient de recevoir un choc affreux et je vous prie de la laisser passer et de la faire sortir de cette boucherie, sinon je vous jure que l’Empereur entendra parler de vos procédés ! Venez, Marianne, venez dehors
Tout en parlant, il enlevait dans ses bras la jeune femme, dont les dents claquaient, et l’emportait hors du pavillon. Pâques le laissa passer, se bornant à indiquer un banc de pierre posé au bord du chemin et d’un massif de grands lys blancs dont le parfum embaumait tout ce coin de jardin. Jason déposa son fardeau, demandant que quelqu’un allât prévenir Gracchus-Hannibal Pioche de faire avancer la voiture de Marianne et de venir chercher sa maîtresse. Mais l’inspecteur Pâques s’y opposa :
— Un instant ! Je n’en ai pas encore fini avec cette dame. Pourquoi dites-vous qu’elle a reçu un choc parce que le cadavre est celui de Nicolas Mallerousse ?
— Parce que c’était l’un de ses meilleurs amis ! Elle l’aimait beaucoup et...
— A qui ferez-vous croire cela ? Le choc est venu par la vue du sang, peut-être aussi parce qu’elle ne pensait pas être mise ainsi en face de votre ouvrage.
— Mon ouvrage ! Vous m’accusez de cette ignoble boucherie ? Et cela, uniquement parce que vous avez trouvé un rasoir à mes initiales ! Un rasoir se vole.
— Mais pas une raison de tuer ! Et vous en aviez au moins deux, excellentes.
— Deux raisons ? J’avais deux raisons de massacrer ainsi un homme que je ne connaissais même pas ?
— Au moins ! précisa Pâques. Et chacune d’elles meilleure que l’autre. Mallerousse vous filait depuis que vous êtes en France pour acquérir les preuves de l’important trafic de contrebande auquel vous vous livrez. Vous l’avez tué parce qu’il allait vous arrêter au moment où vous vous apprêtiez à quitter la France avec vos cales pleines.
— De Champagne et de bourgogne ! grogna Jason avec un haussement d’épaules excédé. On ne tue pas un homme pour quelques bouteilles de vin !
— Si la lettre a dit vrai nous trouverons autre chose aussi et la preuve sera faite. Quant à la seconde raison, elle est parfaitement incarnée par madame ! C’est pour elle, pour la sauver, que vous avez tué !
— La sauver ? Mais de quoi ? Je vous répète qu’elle aimait beaucoup...
— De ceci ! Nous l’avons trouvé sur le cadavre ! Je ne doute pas qu’elle n’ait fort bien connu Mallerousse et que ce malheureux n’en ait su infiniment plus long sur son compte qu’elle ne le souhaiterait... mais je doute beaucoup qu’elle ait éprouvé un si grand amour pour un homme en possession d’un papier comme celui-ci ! Une lanterne, Germain !
Un policier s’approcha. Sa lanterne éclaira un papier jaune dont la vue arracha brusquement Marianne à l’immense vague d’horreur et de chagrin qui venait de l’emporter durant quelques instants ! Encore secouée de sanglots, elle avait entendu, sans parvenir à se calmer assez pour intervenir, les accusations de l’inspecteur, les réponses furieuses de Jason. Mais ce papier, ce papier jaune dont elle avait déjà vu un exemplaire jumeau, un jour, sur la place de la Concorde et aux mains de son pire ennemi, lui fit l’effet d’un révulsif parce qu’il lui apportait la preuve formelle, la signature en quelque sorte, du cauchemar dans lequel Jason et elle se débattaient.
Elle tendit la main, prit le papier tenu par l’inspecteur, le déplia et le parcourut rapidement. C’était bien cela ! Le même exactement que celui qu’elle avait déjà vu, à ceci près qu’on l’avait remis au goût du jour et que « Maria-Stella » avait fait place à « la princesse Marianne Sant’Anna ». Mais, dans sa teneur, le libellé, accusant la maîtresse de l’Empereur d’être une meurtrière recherchée par la police anglaise et une espionne, demeurait fidèle à lui-même, c’est-à-dire toujours aussi infâme...
Avec dégoût, Marianne rendit, du bout des doigts, la feuille jaune au policier.
— Vous avez eu raison, monsieur, d’exiger que je reste ici. Nul mieux que moi ne peut vous dire l’histoire de ce répugnant factum qu’il m’a déjà été donné de voir. Je vous raconterai aussi comment j’ai connu Nicolas Mallerousse, quels bienfaits j’en ai reçus et pourquoi je l’aimais, quelle que puisse être l’idée que, sur la foi d’un billet anonyme et d’un libellé tout aussi discret quant à son auteur, vous ayez pu vous faire de nos relations.
— Madame, commença le policier avec impatience.
Marianne leva une main pour l’arrêter. Son regard lier enveloppa l’inspecteur, si hautain et si clair à la fois qu’il détourna le sien.
— Permettez, monsieur ! Lorsque j’en aurai fini, vous verrez qu’il vous est impossible d’accuser plus longtemps M. Beaufort car, dans mon récit, vous trouverez les noms des véritables coupables de cette... chose atroce !
Sa voix se fêla tandis que l’infaillible enregistreur qu’était sa mémoire lui rappelait ce qu’elle venait de voir. Son ami Nicolas, si bon, si courageux, massacré d’ignoble façon par ceux-là mêmes qu’il aurait dû abattre. Marianne ne s’expliquait pas comment le crime avait pu avoir lieu dans la maison habitée par Jason, cette maison appartenant à un homme de la plus grande honorabilité. Mais elle savait, de toute la certitude clairvoyante de sa peine, de sa colère et de sa haine aussi, qui avait fait cela ! Dût-elle le crier à la face du Tout-Paris et y laisser à jamais sa réputation, elle ferait poursuivre les vrais coupables et obtiendrait justice !... L’inspecteur Pâques, cependant, marquait un léger fléchissement, une hésitation en face d’une femme parlant avec tant de fermeté et d’assurance.
— Tout cela est bel et bon, Madame la Princesse, mais il n’en demeure pas moins que le crime a bien été commis, le cadavre découvert ici...
— Le crime a été commis mais pas par M. Beaufort ! Le véritable meurtrier, c’est l’auteur de ce torchon, s’écria-t-elle en désignant le papier jaune que Pâques avait conservé entre ses doigts. C’est l’homme qui me poursuit d’une haine féroce depuis le jour fatal où je l’ai épousé. C’est mon premier mari, lord Francis Cranmere, un Anglais... et un espion.
Tout de suite, Marianne eut la sensation que Pâques ne la croyait pas. Il regardait alternativement le papier jaune et Marianne, avec un drôle d’air. Finalement, il s’en tint au papier qu’il agita doucement sous le nez de la jeune femme :
— Autrement dit : l’homme que vous avez tué ? Vous me prenez pour un imbécile, madame !
— Mais il n’est pas mort ! Il est en France, il se cache sous le nom du vicomte...
— Trouvez autre chose, madame, coupa l’inspecteur avec colère, et cessez de tenter une diversion avec des contes de bonne femme ! Il est toujours facile d’accuser les fantômes ! Je vous rappelle que cette maison passe aussi pour hantée, au cas où vous seriez à court d’imagination. Je ne crois, moi, qu’à la réalité...
Indignée, Marianne allait peut-être plaider encore, rappeler à ce fonctionnaire méfiant son influence auprès de l’Empereur, la haute position qu’elle occupait dans la Société, ses relations, jusqu’à son rôle passé dans les rangs les plus discrets des agents de Fouché, quelque honte qu’elle éprouvât encore en évoquant ces heures noires de sa vie... quand quatre policiers, deux portant des lanternes et deux maintenant solidement un grand gaillard vêtu assez pauvrement, à la manière des gens de mer, des vêtements de laine grossière, débouchèrent dans le chemin.
— Chef ! On vient de trouver cet homme dans les buissons, près du mur qui longe la route de Versailles. Il allait l’escalader pour s’enfuir, dit l’un d’eux.
— Qui est-ce ? grogna Pâques.
Mais, de la façon la plus inattendue, ce fut Jason qui répondit à la question. Il avait arraché la lanterne des mains de l’un des policiers et l’avait approchée du visage du prisonnier. Une figure osseuse, aux yeux couleur de charbon, au nez cassé, surgit à la fois de la nuit et d’un col crasseux.
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